Pour mon voisin Hitler, religieux ou non, un juif était une “vermine” <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Histoire
En 1933, Hitler ordonna que l’on brûle les livres de Lion Feuchtwanger en public, oncle d'Edgar Feuchtwanger.
En 1933, Hitler ordonna que l’on brûle les livres de Lion Feuchtwanger en public, oncle d'Edgar Feuchtwanger.
©Flickr - Recuerdos de Pandora

Bonnes feuilles

Edgar Feuchtwanger raconte son enfance passée dans l'immeuble en face du domicile d'Hitler. Extrait de "Hitler, mon voisin" (1/2).

Edgar  Feuchtwanger

Edgar Feuchtwanger

Edgar Feuchtwanger est historien. Il a vécu en face de chez Adolf Hitler de 1929 à 1939, de ses 5 à ses 14 ans.

Voir la bio »

Je suis sous la table. Je vois les chaussures d’oncle Lion, blanches et noires comme la fourrure du panda que Rosie m’a montré dans un livre. Elles sentent le cirage. Celles de mon père sont brillantes, les fenêtres s’y reflètent, petites et déformées. Ma mère porte ses jolis souliers à talons hauts qui allongent ses jambes. Celles de tante Marta sont croisées l’une contre l’autre, comme deux personnes qui s’embrassent derrière un mince filet noir ; entre les fils des bas, sa peau blanche apparaît saupoudrée de grains de beauté. De ma cachette, j’écoute ce qu’ils disent. J’entends les mots, je les répète en moi sans les comprendre. J’essaye de les retenir et leur imagine un sens. C’est comme une musique qui me berce, incompréhensible, mystérieuse.

– Ma chère Marta s’est acheté une automobile neuve cette semaine, dit oncle Lion.


Tante Marta chante de sa voix haute comme les petites notes du piano :


– C’est une BMW, une voiture de sport couleur café. Je crois que nous ne sommes que deux ou trois femmes à conduire dans Munich, dont la soeur de votre voisine, Friedl. Tout le monde me regarde quand je passe dans la rue.


– Mais c’est une folie ! dit ma mère.


C’est papa qui répond :


– Voyons, ma chérie, c’est toujours moins onéreux qu’un cheval et une voiture. Nul besoin d’écurie, ni de paille ou de foin. Et encore moins d’un cocher !


La voix de tante Marta couvre la sienne :


– C’est tellement pratique… On va à la campagne ce dimanche. Vous voulez venir, vous voulez qu’on emmène le petit ? Il est tellement chou.


– Ah ! Si vous aviez vu la tête d’Hitler quand il nous a vus nous garer, dit oncle Lion.


Il est arrivé en bas de chez lui en même temps que nous chez vous. Il ne nous a pas reconnus, dit oncle Lion.

– Heureusement, mon chéri, avec ce que tu as écrit sur lui dans les journaux, répond tante Marta.

– Et alors, on est encore en république, non ?


C’était la voix de mon oncle…


Maman reprend la parole :


– On dit que son livre, Mein Kampf, est celui qui se vend le plus en Allemagne.


– Non, c’est le mien : Le Juif Süss1.


– Tu devrais faire attention, dit mon père.


Tout le monde me parle de ton futur roman au bureau. Succès2, c’est ça ?


Oncle Lion ricane :


– C’est vrai que dans ta maison d’édition, chez Duncker & Humblot, on publie plutôt les amis de Herr Hitler…

Je ne comprends pas tout ce qu’ils disent. J’aime pourtant les écouter. Je peux répéter les mots, comme un perroquet. Oncle Lion poursuit :


– On m’a rapporté que ton protégé, Carl Schmitt, n’était pas complètement opposé aux théories fumeuses de ces salauds de SA. Ne me dis pas que la maison d’édition de mon petit frère serait en train de virer à l’extrême droite comme les autres ?

– Pas du tout, dit mon père avec un drôle de rire. Je t’assure que Schmitt n’est pas raciste. Nous publions d’autres auteurs, d’ailleurs. Tu devrais lire l’Anglais Keynes, par exemple, même si Les Conséquences économiques de la paix font peut-être partie des livres de chevet de notre éminent et néanmoins nauséabond voisin. Je suis très fier d’être son éditeur.

– Je plaisantais, mon cher frère. Je sais bien tout ça. En tout cas, Goebbels a dit que, s’il avait le pouvoir un jour, il me ferait payer tout ça très cher. Ils sont prêts à tout pour anéantir les Juifs. Et qu’importe que toi comme moi ne soyons ni religieux ni même croyants, tout comme nos sept frères et sœurs. Pour eux, un Juif est un Juif, et je devrais même dire une "vermine" est une "vermine", pour employer leur élégant vocabulaire, et, quoique nous ne portions ni calotte ni papillotes, nous ne le sommes pas moins que nos bien-aimés parents. Ils nous détruiront.

_______________________________________________________

Extrait de Hitler, mon voisin, de Edgar Feuchtwanger, aux éditions Michel Lafon, 2013, pp.31-34

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !