Le petit Einstein français pourrait partir étudier à l'étranger : le symptôme de quelque chose qui cloche dans l'éducation supérieure à la française ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Il y a une crise de l'enseignement universitaire dans le monde entier.
Il y a une crise de l'enseignement universitaire dans le monde entier.
©Flickr / cogdogblog

Bonnet d'âne

Le lycéen prodige qui a publié une étude dans la prestigieuse revue scientifique "Nature" a évoqué la possibilité de partir étudier à l'étranger. La rivalité entre universités d'un côté, prépas et grandes écoles de l'autre contribue à la fuite des cerveaux.

Alain Caillé

Alain Caillé

Alain Caillé est sociologue et professeur de sociologie à l'université de Paris X. Il dirige également la revue du MAUSS (Mouvement Anti-utilitariste dans les sciences sociales) et est l'auteur de plusieurs ouvrages dont "Refonder l'université" aux éditions La Découverte.

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Atlantico : Le lycéen prodige Neil Ibata, qui a cosigné une étude dans la prestigieuse revue scientifique Nature, a évoqué la possibilité de faire ses études supérieures à l'étranger, selon Le Monde. Surnommé le "petit Einstein", le jeune homme de 15 ans a en effet expliqué que les classes préparatoires, indispensables pour accéder aux grandes écoles en France, ne l'attiraient pas. "Je n'ai pas tranché, pas décidé, mais ce système ne me fait pas très envie. Je suis bien plus séduit par l'idée de travailler en groupe sur des projets que de passer mon temps seul devant mes livres et mes devoirs", a-t-il déclaré. La structuration de l'enseignement supérieur à la française pose-t-elle problème ?

Alain Caillé : Il ne faut pas confondre université et enseignement supérieur. Il y a une crise internationale de l'enseignement universitaire. Il y a une grande concurrence qui se développe dans le monde entier pour l'enseignement supérieur mais ça ne veut pas dire que ce phénomène soit conforme aux valeurs de l'université traditionnelle. La France est particulièrement mal lotie dans cette affaire-là, car elle a une crise spécifique qui s'ajoute à la crise générale  de l'enseignement universitaire, et qui tient sa structuration très bizarre à sa tripartition entre les universités, les grandes écoles et les classes préparatoires, et le CNRS ou les grands établissements de recherche scientifique, alors qu'il y a une cohérence dans les universités étrangères .

Le problème français est cette séparation entre ces blocs, les grandes écoles sont incompréhensibles, vues de l'étranger. Je comprends ce que dit ce jeune prodige. Les classes préparatoires sont  grosso modo des formations de type "gavage des oies", on enfourne des équations aux futurs ingénieurs. Jusqu'à il y a très peu, les grandes écoles ne faisaient quasiment pas de recherche, elles formaient les cadres supérieurs de l'industrie de la recherche, et des ministères.

La recherche était faite théoriquement à l'université, mais la fac est totalement sinistrée en France, et elle n'attire absolument plus personne. Dans le domaine scientifique, elles ne recrutent plus que des bacheliers qui ont obtenu la mention "passable" au bac. Ceux qui ont une mention "assez bien",  "bien", "très bien" font une classe préparatoire. C'est une catastrophe française, on sélectionne les élites, les meilleurs élèves du secondaire, qui vont dans les prépas pour faire les grandes écoles. Ces dernières font un peu plus de recherche qu'avant, mais très peu quand même. Les universités qui ont une formation à base de recherche, éventuellement collective, ne recrutent plus de bons étudiants.

On comprend bien que le petit Einstein n'ait ni envie d'aller à l'université, qui est un bloc sinistré, ni dans les prépas qui sont des lieux de bachotage à l'état pur. Ces dernières ne sont pas axées sur la recherche, et sont des lieux où la concurrence est généralisée entre les élèves.

La structuration des universités permet-elle encore de répondre aux attentes des étudiants et du marché du travail ?

Le pourcentage de bacheliers généralistes qui vont à l'université a baissé d'environ 10 à 15 points ces dix dernières années. Qui va donc à l'université, à part ceux qui se dirigent vers un secteur sélectif et professionnel, comme le droit, la médecine, la pharmacie qui fonctionnent comme par le passé ? Ces secteurs sont relativement sélectifs et préparent à peu près à un métier. Mais si on prend le reste des disciplines, celles des sciences humaines, sociales, l'économie, des sciences, des mathématiques, de la physique,…l'ensemble est totalement sinistré. En sciences, seuls les bacheliers mention "passables" vont encore à l'université.

Dans le domaine des sciences humaines, on assiste à un paradoxe insensé.  Les universités ne recrutent plus que les bacheliers techniques et professionnels, autrement dit ceux qui n'ont aucune formation universitaire. Les bacheliers de filières générales qui ne vont pas dans les prépas vont par exemple dans les Institut universitaires de technologie (IUT) qui les sélectionnent. Ces derniers avaient été formés pour accueillir les formations techniques et professionnelles, mais c'est maintenant l'université - qui devrait accueillir les filières généralistes- qui accueille massivement des étudiants de filières professionnelles, alors qu'ils ne savent pas écrire en français.

Presque tout le monde est pénalisé: les bacheliers généralistes qui ont encore une vague aspiration universitaire et qui ne trouvent pas leur compte, ainsi que les bacheliers techniques qui ne sont pas formés pour l'université comme dit ci-dessus. Mais c'est surtout l'université française qui est pénalisée. C'est ridicule, car on y met en gros les meilleurs professeurs formés par la recherche devant un public qui n'a absolument rien à faire là.

Comment expliquer les réticences françaises vis-à-vis des enseignements pratiques ?

Le premier problème est celui du divorce entre l'université, les classes préparatoires, les grandes écoles, ou les petites et moyennes écoles qui prolifèrent et dont on parle peu. En 15% de la masse des bacheliers est passés dans ces établissements privés très chers, supposés professionnalisant. Avec cette évolution, l'université connaît des taux d'échecs, notamment en première et deuxième année absolument vertigineux avec ce phénomène. Les pouvoirs disent que c'est parce que l'enseignement est trop théorique, et qu'il n'y a pas assez d'enseignement professionnel.

On peut toujours parler de pédagogie en première année, faire des stages en formation, etc. mais ça ne marche jamais c'est un pur rideau de fumée. On parle également de stages professionnels, mais comment faire faire des stages à des étudiants qui sont là par défaut très largement ?

On peut aussi parler d'un refus des universitaires de poser la question de la professionnalisation de leurs disciplines. Il y a des restes de réflexes aristocratiques et mandarinaux, une culture traditionnelle hostile à l'industrie et à la profession. Cependant, ce point est second par rapport au premier problème. On pourrait parler du problème de professionnalisation si on avait réglé celui de la concurrence que constituent les écoles privées et du dérèglement complet du marché de l'enseignement supérieur qui fait que les universités servent d'usines à chômeurs pour l'essentiel.

Personne ni à droite, ni à gauche, ni même les syndicats n'ose regarder le problème en face. Pour différentes raisons, il y a une certaine complicité qui fait qu'on accueille à l'université des jeunes dont on ne sait pas quoi faire, et plutôt que de leur payer des allocations, on les met à l'université.

Ces raisons sont-elles les seules à expliquer le fait que de plus en plus d'étudiants français décident de se rendre à l'étranger ?

Comme je l'ai dit auparavant, les classes préparatoires se caractérisent plus par leur bourrage de crâne et leur sélectivité permanente, que par leur enseignement théorique. Tous ceux qui ne se retrouvent pas dans ce modelage des élites à la française avec leur arrogance technique ne vont pas à l'université, et vont donc à l'étranger, notamment au Québec qui est beaucoup plus vivant et beaucoup plus souple.

Bien sûr, il y a beaucoup plus de possibilités d'accueil à l'étranger, et notamment dans le universités qui ne soufrent pas comme l'université française. Il y a un équilibre qui à peu près tenu jusqu'à il y a 15-20 ans entre les deux systèmes, mais maintenant c'est complètement déséquilibré et l'université n'existe plus sauf en droit, en médecine et en pharmacie.

De quelle manière le système universitaire français devrait-il s'adapter ?

Il faut que le ministère et les syndicats regardebt la vérité en face. L'université s'écroule car elle n'est pas sélective du fait qu'elle accueille tous les bacheliers. Cela signifie l'accueil dans des filières littéraires qui nécessitent une maîtrise de l'écriture des étudiants qui ne sont pas du tout formés à cela. En creusant un peu, on se rend compte qu'il y a un tabou sur le mot "sélection", et les universitaires ne veulent pas en entendre parler. On est dans une espèce de cercle vicieux, comme il y a de moins en moins d'étudiants, ils acceptent des étudiants de moins en moins adaptés aux formations universitaires.

On peut se passer du mot "sélection", mais il faut mettre en place une "orientation-sélection" et autoriser des universités à créer dès la première année des filières aussi attractives que celles des classes préparatoires et des grandes écoles semblables à celles des prépas et de grandes écoles.

Il y a encore des filières qui marchent : les doubles cursus, plus exigeants que les cursus universitaires standards. Des doubles licences sociologie-économétrie, sociologie-histoire. Il existe à Paris 1 une formation sciences politique et sociologie. Partout en France, les universités commencent à créer des doubles filières très variées pour attirer les meilleurs étudiants.  

Il faut recréer des filières d'excellence dans les universités pour qu'elles redeviennent attractives et retrouvent leur dignité perdue en proposant des enseignements proprement universitaires que les classes préparatoires et les grandes écoles ne proposent pas.

Propos recueillis par Ann-Laure Bourgeois

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