Les laïcs tunisiens sont-ils une espèce menacée ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Habib Kazdaghli, le doyen de la faculté de Manouba, accompagné de son avocat.
Habib Kazdaghli, le doyen de la faculté de Manouba, accompagné de son avocat.
©Reuters

Dictature élective

Habib Kazdaghli, le doyen de la faculté de Manouba, est en procès pour avoir giflé une étudiante salafiste ayant saccagé son bureau parce qu'il lui avait refusé l'accès à son cours pour cause du port du niqab. Ce procès n'est pas un cas isolé et le parti islamiste Ennahda est accusé de mettre en place une dictature élective.

Haoues Seniguer et Abdelmalek Alaoui

Haoues Seniguer et Abdelmalek Alaoui

Haoues Seniguer est docteur en science politique, chercheur associé au GREMMO et enseignant de science politique à l'IEP de Lyon.

Abdelmalek Alaoui est associé-gérant de la société de conseil en veille stratégique Global Intelligence Partners. Il est l'auteur du livre Intelligence Economique et guerres secrètes au Maroc (Editions Koutoubia, Paris).

 

 

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Atlantico : Habib Kazdaghli, le doyen de la faculté de Manouba près de Tunis est actuellement en procès pour avoir giflé une étudiante salafiste ayant saccagé son bureau parce qu’il lui avait refusé l’accès à son cours pour cause du port du niqab. Plus grave, ce procès n’est pas un cas isolé et Ennahda est accusé de mettre en place une dictature élective. Les intellectuels laïques tunisiens sont-ils en voie de disparition ?

Haoues Seniguer : Non, certainement pas ! Bien au contraire, chaque jour, on se rend un peu plus compte de la vitalité de la société civile tunisienne et de ses élites intellectuelles au sens large, qui ne sont pas prêtes à courber l'échine devant les tentatives de coups de force du parti islamiste au pouvoir.

Abdelmalek Alaoui: Disons qu'ils connaissent une période de repli sur la scène de la société civile tunisienne, surtout du fait de l'association des élites francophones au régime de Ben Ali, qui avait tendance à les choyer et à les mettre en avant. C'est surtout cette association qui plaide en défaveur du clan laïc, bien que ce dernier semble encore très mobilisé et soucieux de prévenir les dérives potentielles .

Quelle est la réalité de l’influence du parti majoritaire sur la justice tunisienne et celle-ci peut-elle vraiment devenir une arme de lutte politique ?

Haoues Seniguer : Du point de vue statutaire, le ministre de la justice, Noureddine Bhiri, est membre de Ennahda dont il a rejoint les rangs en 1977. Au moins de ce point de vue le parti majoritaire a une influence sur la justice tunisienne. Assurément, ce poste régalien important peut effectivement permettre au parti islamiste de tenter d'exercer une influence sur les cours de justice ou de tenter de faire passer des textes de lois qui concrétiseraient une vision conservatrice et des velléités de contrôle social. Mais, malgré tout, tous les juges ne sont pas à la solde des islamistes et le mouvement Ennahda n'est pas seul au pouvoir ! Il doit composer avec d'autres forces politiques, et tenir compte, bon gré mal gré, de la mobilisation de larges segments de la société civile qui ne veulent absolument pas de retour en arrière et une restriction des libertés publiques à laquelle semble vouloir confiner l'idéologie islamiste actuellement.

Abdelmalek Alaoui :  La justice tunisienne, comme celle de beaucoup de pays arabes, à une tendance naturelle à se chercher un chef, un "zaim" car elle a longtemps fonctionné en étant aux ordres du pouvoir. même si ce dernier à change de forme, les vieux réflexes, eux, ont la vie dure...à cet égard la justice en Tunisie comme en Égypte est devenue un acteur politique à part entière.

Dans quelle mesure l’Islamisme politique est-il une menace pour la démocratie tunisienne et la pluralité idéologico-politique ?

Haoues Seniguer : L'islamisme peut devenir une menacedans deux situations précises, qui ne sont pas celles de la Tunisie actuelle : d'une part, s'il devenait hégémonique au niveau du gouvernement, sans contre-pouvoirs solidement établis au niveau de l'État et de la société civile; et d'autre part, s'il venait à faire le jeu des salafistes en leur donnant des gages de plus en plus importants. Néanmoins, je persiste à penser qu'il s'agit pour l'heure d'un scénario improbable compte tenu de la vitalité des débats et de la mobilisation des Tunisiens qui ne veulent pas qu'on leur vole la révolution et qu'on détourne la transition politique vers de funestes desseins !

Abdelmalek Alaoui : Un double mécanisme , comme une " double peine" est à l'œuvre en Tunisie.  D'un côté, il est nécessaire de faire redémarrer la machine économique tunisienne afin que le chômage , qui est l'un des facteurs principaux de radicalisation des masses, ne progresse pas. De l'autre,toutes les mesures prises par Ennahda pénalisent les secteurs porteurs de l'économie tunisienne, au premier plan desquels se trouve le tourisme. C'est la un mécanisme d'une perversité dangereuse.

L’Université, au sens large du terme, est l’un des foyers historiques de la revendication salafiste tunisienne. Accepter des étudiantes portant le niqab est-il un premier pas vers l’islamisation de l’université et à terme de ses contenus éducatifs ou au contraire est-ce un épiphénomène ?

Abdelmalek Alaoui : Je pense que la bonne manière de poser la question serait : pour qui l'université tunisienne forme-t-elle ses étudiants ? Les prépare-t-elle a travailler dans une économie mondiale de plus en plus âpre et globalisée, ou bien va t elle les pousser à grossir les rangs des chômeurs du fait de l'inadéquation de leurs études avec le monde de l'entreprise ? La question du Niqab ne se pose même pas en fait, car cela relève de la sphère privée et deviendra tout a fait marginal si l'université fait bien son travail.

Haoues Seniguer : L'université n'est pas véritablement le foyer historique de la revendication salafiste. Plus précisément, il fut un foyer important des mobilisations de la gauche (et extrême-gauche) et des islamistes, dans les années 1970. Aujourd'hui, ce sont les salafistes qui occupent cet espace ! Sans minimiser l'importance des tentatives de déstabilisation de l'université par les salafistes au travers de leurs revendications concernant le port du niqâb (ou voile intégral), il est toutefois un peu prématuré d'en inférer une "islamisation de l'université", et, à terme, une islamisation "de ses contenus éducatifs". D'abord, parce qu'il n'existe pas d'homogénéité absolue des représentations de l'islam dans le champ social tunisien, selon que vous êtes laïque, musulman "modéré" ou "éclairé", agnostique, voire athée, elles varieront inéluctablement. En effet, même si l'islam est religion d'État, que les islamistes sont très présents dans le tissu social, il ne faut pas oublier de rappeler qu'il y a des Tunisiens culturellement musulmans, mais athées ou agnostiques au plan doctrinal. Ces derniers ne souhaitent pas laisser le monopole de l'islamité aux seuls salafistes ou islamistes! Le champ islamique tunisien est par ailleurs traversé par des courants contradictoires qui remettent en cause le spectre d'une islamisation à marche forcée, qui, elle, procèderait justement d'une intention unifiée et d'une domination absolue des représentations salafistes et/ou islamistes. Ensuite, une islamisation des contenus éducatifs impliquerait que Ennahda suive toutes les récriminations salafistes et, ait, de surcroît, les mains totalement libres pour en amorcer législativement le processus. 

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