Le boom de la revente des cadeaux de Noël est-il le symptôme d'une société devenue incapable de supporter la frustration, l'effort et l'attente ?<!-- --> | Atlantico.fr
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"La société de consommation nous a rendus plus intolérants à la frustration"
"La société de consommation nous a rendus plus intolérants à la frustration"
©Flickr/Hades2k

Ingrats

Notre modèle économique et social contemporain a fait disparaître la frustration, pourtant nécessaire pour l'apprentissage de la vie en société. Cependant, la crise pourrait nous faire revenir à la réalité.

Diane Drory et Danielle Rapoport

Diane Drory et Danielle Rapoport

Diane Drory est psychologue et psychanalyste. Elle est l'auteur de Au secours !  Je manque de manque ! paru aux éditions De Boeck en 2011.

Danielle Rapoport est psychosociologue, spécialisée dans la consommation. Elle est fondatrice et directrice de Danielle Rapoport conseil, un cabinet d’études et de conseil stratégique.

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Atlantico : La société de consommation nous a-t-elle rendus intolérants à la frustration, à l'attente et à l'effort ?

Diane Drory : La frustration se manifeste lorsque l'on n'a pas immédiatement ce qui répond à notre désir. Ce dernier reste en attente d'être comblé. La frustration est très importante pour l'humanisation, car en son absence, nous serions en permanence dans la pure pulsion : "je veux, j'ai". La civilisation consiste justement à apprendre à gérer sa pulsion, et à la socialiser, selon les normes de la civilisation dans laquelle on grandit.

La société de consommation nous a rendus plus intolérants à la frustration. Puisqu’elle a pour objectif de faire tourner l'économie, elle cherche à combler tous nos désirs. La société de consommation nous permet d'acquérir les choses de manière rapide, sans faire trop d'effort. On oublie que parfois, il est difficile d'obtenir quelque chose.

La technologie contribue également à ce que nos désirs soient comblés dans l'immédiateté, qui est banalisée. D'un clic, je peux acheter la robe que j'ai vue. Je n'ai plus à prendre le bus ou la voiture pour aller au magasin. D'un clic, je peux aussi contacter quelqu'un à l'autre bout du monde. Il n'y a plus besoin d'aller chez les brocanteurs, qui sont maintenant en ligne. La technologie, avec tous les bienfaits qu'elle apporte montre que l'immédiateté impose plus que jamais que l'éducation doit former l'humain à l'effort et l'attente, qui ne va pas de soi.

Danielle Rapoport : Dans les années 1960, consommer avait un sens à la fois collectif et identitaire : faire marcher les usines, équiper sa maison, s’habiller, après des longues années de véritables manques, étaient synonymes d’un bonheur retrouvé. Aujourd’hui, la société d’"hyperconsommation" répond à des désirs au-delà des besoins vitaux. Sur-sollicités par des produits et un marketing de plus en plus sophistiqué, les consommateurs sont devenus des « ayants droits au plaisir » et à la satisfaction immédiate de leurs envies.

Les changements temporels dus au numérique, les offres de paiement à crédit, souvent pour les plus fragiles et endettés, l’offre qui adapte ses prix au moins disant, ont permis de ne pas vouloir attendre. Mais depuis 20 ans, nous avons appris les arbitrages et le renoncement à certains plaisirs pour d’autres plus investis. Et depuis 2008, certains ont su transformer le risque d’une grande frustration due à la baisse réelle du pouvoir d’achat, en une consommation parallèle, symboliquement plus satisfaisante – marché de l’occasion, troc, gratuité -.  « Faire au mieux comme on peut » est une devise plus raisonnée que le « tout tout de suite » des années 80.

La frustration, l'attente et l'effort ont-ils une utilité ?

Diane Drory : L'intérêt de la frustration est de pouvoir accepter la vie telle qu'elle se présente, de construire l'être au lieu de se focaliser sur l'avoir. Or, c'est en étant un être solide qu'on peut traverser la vie avec plus d'acceptation, et plus d'ouverture à l'autre. Tant qu'on est dans la toute puissance et l'insupportable de la frustration, on est complètement braqué sur soi.

D'où cet individualisme qui fait éclater notre société, on oublie la solidarité. Lorsque l'on est dans l'être, et qu'on accepte la frustration, on est plus facilement dans la solidarité, le respect de l'autre, et l'acceptation de la vie, et ce qu'elle apporte. Il y a l'acceptation des écueils de la vie, et de nos faiblesses.

Danielle Rapoport : Ces trois termes impliquent la capacité que nous avons à réfléchir, peser le pour et le contre, être responsables, avoir une pensée critique. Cette distance entre un désir et sa satisfaction, souvent "déceptive" d’ailleurs via les seuls objets de consommation, permet de quitter le registre de la pulsion pour aller vers plus de créativité, de lien, et au final de nous faire grandir. Savoir choisir, donc savoir faire la différence entre notre désir, ce que nous voulons vraiment, et notre besoin - par exemple de « faire pareil » que les modèles qu’on nous impose, que ses amis etc. - implique aussi de renoncer et de le supporter. Mais c’est grâce à cela que nous devenons des entités uniques et singulières, capables de différence et donc d’accepter celle de l’autre.

Gérer la frustration est-il la marque d'entrée dans le monde adulte ? Peut-on dire, par exemple, que nous sommes de grands enfants ?

Diane Drory : Bien que tous les adultes ne soient heureusement pas concernés, c'est effectivement une marque de grand enfant de ne pas supporter la frustration. On est encore dans un rêve de toute puissance. Notre société n'aide pas à faire le deuil de notre toute-puissance, nous sommes habitués à penser, agir, et avoir comme nous l’entendons c’est pourquoi on a l'impression que les choses nous sont dues. Or, ce n'est pas le cas. Il n'est pas étonnant qu'il y ait énormément de dépressions, de suicides, car les gens sont d'un coup confrontés à la frustration alors qu'ils  n'y sont pas du tout préparés.

Danielle Rapoport : C’est être adulte que de ne pas réclamer à corps et à cris ce que nous ne pouvons nous permettre d’avoir, et ce qui n’est pas notre vrai désir. Nous devrions savoir poser des limites. Ce qui n’implique pas de renoncer à notre part d’enfance, sa spontanéité, son émerveillement. Ne pas confondre l’enfance et l’infantile.

La société "d’hyperconsommation" nous infantilise souvent, quand parfois nous « craquons » pour tel objet, juste pour emplir un vide et des angoisses, pour exister. Aujourd’hui, s’adonner à des comportements infantiles réfère entre autres à cette peur de grandir, parfois légitime, qu’ont les jeunes,  au refus de prendre ses responsabilités, et plus largement au fantasme d’une société de « dû », maternante… Le retour au principe de réalité n’en est que plus frustrant !

La société contemporaine donne l'impression d'une société de l'instantané où l'on veut tout, tout de suite. Qu'en est-il vraiment ?

Danielle Rapoport : Les rapports au temps sont plus complexes que cela. L’immédiateté de la réponse à une demande sur Google par exemple. l’instant du « clic », l’accélération généralisée, dessinent une partie seulement du temps contemporain. La « slow attitude » qui concerne de plus en plus de secteurs de la consommation, le besoin pour les gens de faire une pause, ces moments pris à ne rien faire de « consommatoire » - flâner, jouer avec ses enfants… - cela ouvre à d’autres temps. Mais les « net kids » ont eu beaucoup de cadeaux numériques pour Noël, car leur propre temps n’est plus le même que le nôtre, ni celui de la nostalgie. Nous sommes dans un temps pluriel, adapté à nos envies de vivre plusieurs vies et le plus longtemps possible !

En quoi la volonté de reconnaissance d'un droit à l'enfant, via la procréation médicalement assistée (PMA) en débat aujourd'hui, s'inscrit-elle dans cette logique ?

Diane Drory :Il y a actuellement des discussions sur l'adoption par les homosexuels en Belgique, après le vote de la loi de l'adoption par les homosexuels. On veut maintenant revenir à l'accouchement sous X pour que les homosexuels masculins puissent avoir un enfant sans que celui-ci ne puisse jamais remonter à ses origines. Il y a dans ce droit à l'enfant cette marque de toute puissance, où on oublie  qu'un enfant est un don de la vie, et non pas un droit, ou une exigence de voir le désir de l’adulte comblé. Le droit à l'enfant donne lieu à des raisonnements qui oublient l'intérêt de l'enfant, en autres d’avoir droit à connaître ses origines.

Danielle Rapoport : Concernant la PMA, les progrès de la génétique et de la médecine vont de plus en plus loin et offrent la possibilité d’avoir son enfant de façon volontaire. Que ce soit en termes de moment, d’âge de la mère, ou pour demain de détermination du sexe et des caractéristiques physiques et intellectuelles de l’enfant, la procréation de hasard devient plus rare. Est-ce plus ou moins responsable ? Est-ce du seul désir des parents dont il est question, et ce faisant de toute leur histoire et lignée dont l’enfant sera redevable ? Cette logique du droit pose en effet de graves questions sur le réel désir d’enfant, à savoir un nouvel être différent des projections personnelles des parents, et parfois frustrant vis-à-vis des attentes.

Faudrait-il réintroduire de la frustration dans notre société ? Comment ?

Diane Drory : Qu’il faille le faire à travers l'éducation est évident. L’acceptation de la frustration s'acquiert durant l'enfance, l'adolescence, notamment à travers les limites et la transmission de valeurs humaines. Cette dernière est tout à fait essentielle. Il existe une pression sociale, et même professionnelle qui fait que l'on ne supporte plus la frustration, et impose qu'on n'attende plus. Où cela va-t-il s'arrêter ? Il est nécessaire de réintroduire la notion du temps, qui est très importante. Nous sommes tellement pris dans l'immédiateté qu'elle nous empêche de penser. L'acceptation du manque aide à penser, et nous permet de chercher une autre solution, d'ouvrir d'autres pistes. Pendant les guerres se créent de grandes inventions, car l'humain est en manque. Le désir développe la créativité et le manque oblige à se débrouiller et à trouver des solutions alternatives.

Danielle Rapoport: Il ne faut pas le faire n’importe comment. Deux choses importantes à prendre en compte. Le fait d’abord que cette fracture sociale et économique est difficilement admissible, elle expose des inégalités et des injustices peu propices au devenir de l’humain. Les plus pauvres ne devraient pas être en frustration de survie, ni les plus riches en frustration de désir et en « manque de manque ». La nécessité ensuite de réfléchir et de concrétiser les notions de « limites », du fait des impératifs « écolo-durables qui obligent à des frustrations collectivement plus acceptables.

Comment ? Rêvons un peu… Débouter l’argent idolâtre, aider les plus démunis par de vraies actions, non pas d’assistance mais de place possible pour chacun de travailler, de manger correctement, d’être en relation. Apprendre ce qu’est l’argent et sa vraie valeur, ce fluide vital qui ne s’use pas si l’on s’en sert de manière dépassionnée. Ouvrir à la possibilité de prôner des valeurs « d’être », pour pallier le déficit de futur des sociétés et des hommes. Oser la création, l’imagination, aimer la frustration quand elle veut dire désir, courage et volonté d’être et de devenir.

Propos recueillis par Ann-Laure Bourgeois

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