



La France est-elle vraiment la championne du monde des grèves ? La réponse en chiffres
Atlantico : En l'intervalle de deux jours, les mouvements sociaux à la SNCF et à Air France se sont tenus et réactivent par la même le mythe de la France « championne du monde des grèves ». Mais ce mythe est-il réel ? Combien il y a-t-il de jours de grève par an en France, en comparaison avec les autres pays d’Europe ?
Dominique Andolfatto : Le mythe de la France championne du monde et plus précisément d’Europe des grèves est à la fois réel et relatif. La question renvoie d’abord un problème de données car il est difficile, en effet, de disposer d’informations facilement comparables. On peut trouver notamment ces données auprès du Bureau International du Travail, à Genève mais la publication de ces données se fait souvent avec quelques années de retard. J’ai eu l’occasion de reprendre ces statistiques dans une étude en 2011. Les données les plus récentes disponibles étaient alors celle de 2008. Mais je n’ai pas voulu comparer seulement des données de 2008 car il pouvait s’agir d’une année atypique. J’ai donc comparé les résultats pour la période 2005-2008. Il apparaissait alors qu’effectivement, la France était bien le pays qui comptabilisait le plus de journées de grèves. Etait-elle pour autant la championne d’Europe ? Sans doute pas, car il faut rapporter les chiffres collectés au volume de salariés. Car il paraît logique en effet que la France, qui compte une population salariée importante, ait aussi plus de jours de grève que, par exemple, la Slovénie ou la Lituanie. Rapporté au volume de la population salariée, la France se classait en seconde position concernant le recours à la grève, derrière le Danemark. Les situations de la Finlande, de la Belgique, de l’Espagne était proche de celle de la France. Plus loin on trouvait des pays tels l’Italie, le Royaume-Uni, la Roumanie. L’Allemagne faisait partie du groupe de queue.
Mesurer l’évolution de la grève soulève une autre difficulté en France. En 2006, le ministère du Travail a changé en effet de méthode statistique. Jusqu’alors, comme dans les autres pays, étaient publiés un nombre de jours de grève par salarié. C’est-à-dire que chaque fois qu’un salarié faisait une journée de grève, cela représentait une unité de cette statistique. C’était assez simple et facilement comparable avec les autres pays. Mais, depuis 2006, le ministère du Travail invoquant le fait que ce système statistique ne produisait plus de bons résultats, l’a remplacé par une nouvelle statistique qui rapporte un nombre de jours de grève à 1 000 salariés.
En 2010, pour 1 000 salariés, le nombre de grévistes a augmenté sensiblement par rapport aux années antérieures. Les statistiques parues en juin 2012, relatives à 2010, indiquent qu’il y a eu 316 jours de grève pour 1 000 salariés dans les entreprises de plus de 10 salariés. Ces chiffres qui ne comprennent pas la fonction publique montrent une augmentation importante par rapport à 2009 qui ne recensait que 136 jours de grève pour 1 000 salariés. Cela s’explique par la forte mobilisation sociale qui a suivi l’annonce de la réforme des retraites et fait de l’année 2010 une année atypique par rapport aux années antérieures.
Source : Sources des données : Ministère du Travail, DGAFP (fonction publique), DRH SNCF
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Légende du graphique : Pour le secteur privé, il s’agit de données estimées à compter de 2006 (car le ministère du Travail publie à partir de cette date une nouvelle série statistique qui a fait – pour ce graphique – l’objet d’un nouveau calcul ; en outre, cette nouvelle série statistique cherche à corriger certains défauts de la précédente série qui sous-estimait le phénomène de la grève ; du coup, le « saut » entre 2005 et 2006 tient à un problème de méthode et non pas à une recrudescence soudaine de la grève]
Cependant, lorsqu’on dit 316 jours de grève pour 1 000 salariés, on a du mal à se représenter précisément ce que représente socialement le phénomène de la grève. Cette statistique tend à donner l’impression d’un phénomène massif (et je pense que c’est pourquoi elle a été « inventée »). Or, cette impression est trompeuse. Avec mon collègue Dominique Labbé, nous nous sommes livrés à une transformation de ces données pour tenter de les rendre moins abstraites. Quand on parle de 316 jours de grève pour 1000 salariés, cela signifie qu'un salarié fait une journée de grève - en moyenne - tous les 3 ans (sur la base des statistiques 2010). Sur la base des années 2008-2009, ce même calcul indique qu'un salarié fait - en moyenne - un jour de grève tous les 9 ans. Il est probable que l'année 2011 (mais on n’a pas encore les résultats officiels) a renoué avec ce dernier ordre de grandeur.
Dans quel secteur fait-on le plus la grève ?
C’est sans aucun doute dans les transports que les grèves sont les plus fréquentes. Toujours sur la période 2008-2009, dans les transports on compte – en moyenne – un jour de grève par salariés tous les deux ans. Dans l’industrie c’est un jour de grève tous les six ans, dans le bâtiment c’est un jour de grève tous les soixante et un ans. Cela veut dire qu’un ouvrier du bâtiment fera grève au plus un jour dans toute sa carrière professionnelle (en moyenne bien sûr et sur la base des données de 2008-2009). Cette nouvelle approche permet de relativiser les informations qui poussent à penser que la France est championne de la grève. Et on observe, en fin de compte que, aujourd’hui, les salariés font très peu grève. Et, cela même dans les transports où, en 2011 – si on prend le cas de la SNCF – la grève a atteint un très bas niveau.
On dit que les syndicats ont du mal à mobiliser dans un contexte politique où la gauche est au pouvoir ?
Oui, c’est exact. Les syndicats, plutôt proches de la gauche au pouvoir, ne veulent pas exercer trop de pression sur elle, lui donnent sa chance en quelque sorte.
On peut faire un parallèle avec 1981. L’arrivée de la gauche au pouvoir a mis un terme aux intenses mobilisations des années 1970. Les syndicats vont se montrer relativement attentistes. Même la CGT va se montrer très responsable… à telle enseigne qu’après le départ des communistes du gouvernement, en 1984, le PCF tentera de faire pression sur la CGT pour que celle-ci renoue vraiment avec son rôle protestaire. Cela conduira même à dégrader les relations entre Georges Marchais et Henri Krasucki qui n’acceptera pas que le PCF dicte ainsi la conduite de la confédération syndicale qu’il dirigeait.
Même s’il faut être prudent quand on établit des comparaisons dans le temps – le contexte a changé -, on peut penser qu’aujourd’hui encore les syndicats entendent dans l’immédiat ménager le nouveau pouvoir.
Cela pose-t-il plus âprement la question de la faible représentation syndicale en France ?
C’est là un autre problème de fond. Vu la faible implantation des syndicats dans les entreprises, vu leur popularité qui est discutée, ces derniers ne peuvent que se montrer très prudents avec la stratégie de la grève. Les grèves « presse-bouton », telles que la CGT a pu les pratiquer à une certaine époque, ne sont plus possibles. La « base » ne répond plus aux injonctions du sommet. Une grève, cela doit se préparer très en amont. Il faut s’assurer que l’organisation syndicale et les salariés sont bien sur la même longueur d’onde, partagent les mêmes objectifs. Il faut construire collectivement l’action. L’institutionnalisation du syndicalisme – c’est-à-dire une intégration de celui-ci dans les rouages de l’économie et les ressources à la clé de cette institutionnalisation – explique aussi un certain attentisme de celui-ci face aux plaintes qui peuvent s’exprimer voire, parfois, l’envie d’en découdre.
On observe également que de plus en plus de mouvements échappent au contrôle des syndicats, ou que les équipes de base sont en rupture avec l’organisation syndicale. On se souvient par exemple du conflit de Continental. Certains conflits de cheminots, notamment en 2007, ont témoigné aussi de ruptures entre le terrain et les directions fédérales. Plus au fond, une des dernières notes de conjoncture sociale d’Entreprise & Personnel indiquait que les conflits contemporains renvoient le plus souvent à certains chocs ou événements tragiques (accidents, fermetures annoncées d’entreprises…) et, souvent, face à cette situation, les salariés décident de s’organiser collectivement sans en passer nécessairement par les syndicats. Ces derniers doivent donc prendre le train en marche, quand ils ne restent pas sur le quai. Les échanges d’opinions et d’informations en continu, via l’internet ou Facebook, conduisent aussi à court-circuiter les acteurs traditionnels des relations sociales tels le syndicats. Selon le ministère du Travail, ceux-ci demeurent toutefois à l’origine du plus grand nombre de conflits.
Propos recueillis par Priscilla Romain