L'Europe en guerre : l'euro, un instrument de coercition politique contre tout pays rebelle à la discipline de l'Union Européenne<!-- --> | Atlantico.fr
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La crise actuelle pourrait bien être le prélude à des bouleversements géopolitiques plus ou moins radicaux pour l'Europe.
La crise actuelle pourrait bien être le prélude à des bouleversements géopolitiques plus ou moins radicaux pour l'Europe.
©DR

Roués à l'euro

Epargnée par les conflits majeurs depuis 1945, l'Europe est-elle pourtant à l'abri de troubles géopolitiques ? La crise actuelle pourrait bien être le prélude à des bouleversements plus ou moins radicaux. Quatrième épisode de notre série sur l'état de guerre en Europe.

Michel Ruch

Michel Ruch

Michel Ruch est diplômé de l'IEP de Strasbourg et de l’Institut des hautes études européennes. Il a publié L’Empire attaque : Essai sur Le système de domination américain, aux éditions Amalthée.

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A (re)lire :
L'épisode 1 : L'Europe est en guerre, mais l'Union se refuse à ouvrir les yeux sur les conflits qui la rongent
L'épisode 2 : L'Europe en guerre : l'Union, dans la bataille commerciale mondiale, se déclare "ville ouverte"
L'épisode 3 : Etat de guerre : prendre les Etats-Unis comme modèle, le meilleur moyen de tuer l'Europe ?

Même si son détonateur fut américain (scandale des « subprimes, 2007), la crise financière dans l’Union européenne a pour matrice son propre système financier. Elle y a créé un chaos rendu d’autant moins maîtrisable par elle que la conception de ce système ne le permet pas. Cette incapacité est évidemment illustrée par les tempêtes boursières cycliques, la répétition de réunions de crise au sommet sans résultat, et la spéculation financière endémique contre la dette publique de certains Etats.

Parmi les dirigeants de l’Union européenne et leurs exécutants nationaux, règne une confusion mentale qui procède moins de la difficulté du problème, que d’une carence de diagnostic sur le caractère intrinsèquement nuisible du système financier européen. Ce dernier non seulement échappe légalement, par défaut, à toute régulation, mais possède une caractéristique unique au monde qui est le refus de mettre les Banques centrales, à présent la Banque centrale européenne (BCE) au service de l’économie et de la société. L’objectif stratégique de l’Union européenne, longtemps inaperçu des opinions publiques et de maints gouvernements aveugles, était à l’origine de placer les Etats d’Europe sous la dépendance exclusive et directe des marchés financiers internationaux, pour leur offrir les sources de profit colossales à la mesure de leurs besoins budgétaires. Le couronnement de cette stratégie a été la création de l’euro, combinant le monopole d’émission monétaire de la BCE avec l’interdiction faite aux Etats d’émettre leur monnaie nationale.

Jusqu’en 2010, les organes de direction de l’Union européenne étaient sur la défensive devant la crise née, à l’échelle euroatlantique, de l’éclatement d’une gigantesque bulle spéculative suivie d’une récession économique. Leur incompétence visible devant cette situation faisait courir le risque politique d’une perception négative de l’Union européenne par des centaines de millions d’européens. Une stratégie de renversement a cependant été mise en œuvre à partir de 2010.

NB : Sans qu’on sache en attribuer précisément la paternité, on peut supposer que le président de la Commission européenne en charge (2004-2014), par sa formation à la dialectique léniniste-maoïste mise au service de l’ultralibéralisme, a pu en être l’inspirateur, assisté des stratèges financiers nécessaires.

Le procédé de renversement est simple dans son concept, indépendamment des outils dont il doit disposer : il s’agit de transférer la culpabilité des crises sur des cibles, des politiques et des comportements transformés en responsables et bouc émissaires devant l’opinion publique, et en mobilisant l’arsenal médiatique requis. La contre offensive a pris deux axes : d’abord une guerre de mouvement rapide sur le champ de bataille de « la crise de la dette », et en parallèle une guerre de positions lente sur le terrain d’opération de « la compétitivité ».

L’incrimination sans discernement, donc politique, du supposé surendettement de certains Etats (à l’exception du cas réel de la Grèce) est un procédé stalinien puisque seul un examen rigoureux de la structure de la dette (données associées des montants, taux, durées, maturités, échéances) permet de déterminer si un pays peut être qualifié, comme tout débiteur, de surendetté ou non.

S’agissant de « la crise de la dette », une erreur de diagnostic parmi les autres serait de croire (NB : selon, par exemple, le propos naïf d’un ex-ministre français de l’agriculture) que l’Europe serait « en guerre avec les marchés ». En réalité, l’Union européenne est installée dans une relation chaotique de subordination–partenariat aux / avec les marchés, où l’une et les autres sont, tout en poursuivant leurs buts propres, des alliés objectifs aux intérêts articulés.

Autour de cette réalité, s’est développée une véritable psychose collective entretenue par les dirigeants européens et leurs relais médiatiques, faisant des marchés une sorte de divinité colérique qu’il faut constamment contenter, calmer, rassurer. C’est désormais ouvertement que les organes de direction de l’Union européenne acceptent de prendre sous la pression et dans l’intérêt des marchés financiers, des décisions coercitives négligeant leurs conséquences négatives sur l’économie et les équilibres sociaux.

A l’exception de celle de la Grèce hors normes et hors cadre, « la crise de la dette » définie comme la spéculation financière sur l’endettement des Etats pour en tirer profit, est une fabrication de la Commission européenne en liaison avec le cartel des banques, lui-même en liaison avec les agences de notation. Une première preuve en est que les grands pays souverains tels que les USA (endettés à 100% de leur PIB), la Grande-Bretagne (endettée à 90% de son PIB), le Japon (endetté à 200% de son PIB) ne subissent aucune spéculation et empruntent paisiblement à des taux minimes (entre 0 % et 2%).

C’est évidemment grâce à l’interdit fait à la BCE de prêter aux Etats dépouillés par l’euro de leur souveraineté monétaire, que la spéculation peut être lancée contre ceux dont l’endettement reste gérable si les taux sont maintenus au niveau dont bénéficient ces grands pays souverains. La stratégie désormais bien identifiée consiste, par les annonces alarmistes et catastrophistes des organes européens, d’orienter une hausse des taux rapidement insoutenable sur des pays (Portugal, Espagne, Italie, non limitativement) accusés de surendettement, de laxisme et d’incapacité à se « réformer ». Une preuve à contrario de ce ciblage est que, par exemple, la petite Belgique, membre de la zone euro et où le secteur public est endetté à 103% du PIB ( 60% étant le maximum autorisé ), reste à l’abri des attaques spéculatives.

Concrètement, la Commission européenne et l’Eurogroupe se servent des spéculateurs pour contraindre les Etats, tandis que le cartel banques / finance se sert de ces organes européens pour obtenir une garantie globale sur ses opérations. Plus précisément, par le déclenchement des « crises de l’euro », ce cartel exige et obtient des Etats, par l’intermédiaire de ces organes, une assurance tous risques illimitée sur leur solvabilité finale, elle-même à la charge des contribuables.

La coercition exercée sur les Etats a pour but ultime l’exécution des programmes de l’ultralibéralisme par ailleurs inscrits dans les traités et directives de l’Union européenne : réduction des services publics, privatisations généralisées, démantèlement du droit social, défiscalisation des entreprises. Ces programmes sont à l’œuvre à des degrés d’avancement variés dans la zone euro (Portugal, Espagne, Italie, Irlande) et en dehors (Roumanie, Hongrie, Lettonie) avec le renfort, dans les cas d’intervention de « la Troïka », du FMI, sous l’appellation « plans d’ajustement structurel ».

La deuxième contre offensive de la Commission européenne a été lancée sur le front de la « compétitivité ». Le procès public en manque de compétitivité ouvert depuis 2010 / 2011 incrimine certains membres de la zone euro accusés à la fois de surendettement et de résistance aux « réformes ». Dans la langue de bois de l’Union européenne, le défaut de compétitivité est à traduire par : législation du travail nuisible, basse productivité, coûts salariaux trop élevés, dissuasifs d’investissements, et cause de récession économique (recul du PIB + hausse du chômage). Ici, le procédé jésuitique cherche à attribuer le manque de compétitivité présumé de certains membres de la zone euro à de telles causes, alors que l’euro en est précisément le responsable selon de nombreux économistes.

Deux niveaux d’interprétation de cette offensive : le premier conduit à relever l’inversion de l’effet et de la cause (dénoncée elle aussi par de nombreux économistes), qui consiste à attribuer le surendettement présumé au laxisme, alors qu’il a d’abord servi à payer les dégâts économiques et sociaux d’une crise financière elle-même issue du code génétique du système européen.

Le second niveau d’interprétation permet d’identifier une opération stratégique révélant à la fois une fracture majeure au sein de l’Union européenne et l’intention de l’utiliser par l’ouverture d’un front de guerre intérieur. Parmi les maîtres de l’Europe, il est difficile de départager ceux négligeant les énormes disparités de nature, de structure, et de développement entre les économies européennes, et ceux persuadés qu’elles disparaîtraient par la seule vertu de leur méthode d’unification. Dans leur onirisme, ces maîtres essentiellement formatés et obsédés par la finance, ont pensé qu’une monnaie unique, l’euro, élèverait automatiquement le niveau de compétitivité de tous les pays de la zone jusqu’à ses meilleurs standards, ce qui dans le raisonnement économique n’a aucun sens. Il est cependant évident qu’un cercle restreint de stratèges a aussi conçu l’euro comme un instrument de coercition politique contre tout pays rebelle au régime disciplinaire de l’Union européenne. L’expérience de « la crise de la dette » dite souveraine (?) révèle à la fois cette fonction politique de l'euro, et son incapacité à engendrer une quelconque harmonisation économique.

A la période initiale où l’Europe baignait dans l’euphorie de la monnaie unique (spéculation boursière / immobilière déchaînée, surendettement croisé des banques, délinquance bancaire libre), a succédé depuis 2010 une action punitive dirigée contre de faux responsables des crises pour détourner l’incrimination de leurs vraies causes. La contre offensive des organes européens consiste, à travers « la crise de la dette » et le procès en non compétitivité, à diviser l’Europe en deux camps : d’un côté les pays déclarés laxistes, surendettés, peu productifs et non compétitifs, et de l’autre ceux qui possèdent toutes les vertus contraires.

Cette division crée ipso facto un état de guerre interne à l’Europe puisque le camp des « bons » a promis d’assiéger celui des « mauvais ». C’est la Grèce qui subit l’action punitive la plus violente par la strangulation financière que lui applique la Troïka, dans un climat de terrorisme psychologique et de guerre sociale. L’ensemble des pays dits « du Sud » (Portugal, Espagne, Italie, Chypre), sans exclure d’autres (le sort de la France restant en suspens), ont reçu ou recevront un traitement similaire modulé selon le degré de leur obéissance aux injonctions des organes européens.

Une nouvelle étape récente a été franchie dans la stratégie intérieure des organes de direction européens. D’abord par une déclaration officielle (du président de la BCE) du caractère « irréversible » de l’euro. Même si un tel décret a une forme d’incantation religionnaire plutôt que directive, il articule le second volet d’une contrainte absolue désormais imposée à tous les membres de l’Union européenne, dont ceux de la zone euro : c’est l’interdiction officiellement proclamée de sortir et de l’une et de l’autre. Cet interdit, un coup de force totalement dépourvu de base juridique, est comparable à celui infligé aux pays de l’Est qui, de l’après-guerre à 1989, n’avaient pas le droit de sortir du « camp socialiste » dirigé par l’URSS.
Globalement, l’utilisation combinée des marchés financiers et de l’euro comme instruments de coercition crée ainsi une tension en Europe proche d’un état de guerre aux conséquences encore imprévisibles.

[A SUIVRE]

Cette série a été publiée initialement sur le site de l'association Alliance géostratégique

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