Etat de guerre : prendre les Etats-Unis comme modèle, le meilleur moyen de tuer l'Europe ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Selon Michel Ruch, "les conflits internes à l’Europe prennent depuis les crises financières une ampleur qui dépasse les fissures et divergences pour devenir une fracture".
Selon Michel Ruch, "les conflits internes à l’Europe prennent depuis les crises financières une ampleur qui dépasse les fissures et divergences pour devenir une fracture".
©Reuters

Dogmatisme

Epargnée par les conflits majeurs depuis 1945, l'Europe est-elle pourtant réellement à l'abri de troubles géopolitiques ? La crise actuelle pourrait bien être le prélude à des bouleversements plus ou moins radicaux. Troisième épisode de notre série sur l'état de guerre en Europe.

Michel Ruch

Michel Ruch

Michel Ruch est diplômé de l'IEP de Strasbourg et de l’Institut des hautes études européennes. Il a publié L’Empire attaque : Essai sur Le système de domination américain, aux éditions Amalthée.

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A (re)lire :
L'épisode 1 : L'Europe est en guerre, mais l'Union se refuse à ouvrir les yeux sur les conflits qui la rongent
L'épisode 2 : L'Europe en guerre : l'Union, dans la bataille commerciale mondiale, se déclare "ville ouverte"

Si l’évocation d’une guerre actuelle à l’intérieur de l’Europe semble à priori inepte, c’est que l’écheveau des institutions, traités et alliances (OTAN) y garantit l’impossibilité des conflits armés du passé. Pour autant, c’est une erreur fondamentale que d’attribuer à un système juridique la capacité d’évacuer toute conflictualité d’ampleur à l’intérieur d’un espace géostratégique aussi vaste que l’Union Européenne. Cette conflictualité y revêtira d’autres formes dont le degré de gravité ou de virulence détermine leur qualification de guerre selon la nécessaire conception globale de ce terme.
Le fossé idéologique qui s’est ouvert dans l’Union européenne en créant l’opposition entre les « eurosceptiques » et les prêtres des « Etats-Unis d’Europe » est la conséquence logique des crises financières dont l’avantage est de révéler l’erreur de conception intrinsèque du système européen. La réalité de ce conflit n’est pas celle qui oppose des nationalistes aux architectes de l’unification. C’est celle qui oppose une autre conception des rapports entre les nations d’Europe au dogmatisme de ses maîtres actuels. Mais ce dogmatisme n’est lui-même que le produit de la rigidité extrême du système européen, et la conformité à sa morphologie totalitaire. Entre l’ultralibéralisme européen et le système de l’Union Européenne, il y a aujourd’hui le même rapport qui existait entre le marxisme-léninisme et le système soviétique formé par l’URSS et ses satellites, ce qui peut valider l’hypothèse d’une issue identique.

S’agissant du désarmement unilatéral de l’Union européenne dans ses rapports commerciaux avec l’extérieur, les conflits internes à l’Europe prennent depuis les crises financières une ampleur qui dépasse les fissures et divergences pour devenir une fracture. En rappelant que la guerre se définit par une volonté, une cible et une attaque, il s’agit d’identifier qui est l’attaquant, quelle est la cible pour quel objectif avec quelle stratégie.
Tout projet d’accroissement de puissance et de prospérité par un agglomérat tel que l’Union européenne n’acquiert en théorie une valeur propre que si le sacrifice des intérêts nationaux est fait au profit d’intérêts communs supérieurs, dont les retombées bénéficient à ceux qui y ont consenti. Mais ce principe purement axiologique en garantit d’autant moins le résultat que s’accroît constamment le nombre des membres de l’union. Or, il est indiscutable que l’Union Européenne passée de 6 à 27 membres (bientôt 28) ne favorise que certains de ses membres au détriment d’une majorité d’autres, en provoquant ainsi un déséquilibre structurel majeur au sein de l’Europe, ce déséquilibre étant accentué dans la zone Euro par l’Euro.

Dans ce cadre, l’assimilation courante d’un projet des « Etats-Unis d’Europe » avec les Etats-Unis d’Amérique est soit une absurdité conceptuelle, soit un artifice de langage. L’Union européenne n’a aucune politique globale, ni industrielle, ni énergétique, ni sociale, ni fiscale, ni de taux de change, ni de défense, et sa politique commerciale se ramène à l’absence de droits de douane à ses frontières. Elle a par contre une politique économique : c’est d’abord celle du laisser-faire intégral associant le désarmement de l’Europe au soutien objectif à ses concurrents ou « compétiteurs » extérieurs, opéré soit par abandon, soit par déséquilibres assumés dans des accords de libre-échange inégaux. C’est ensuite celle d’accepter le dumping fiscal et social universel tout en le favorisant dans la zone européenne elle-même.

Un principe élémentaire de droit dans n’importe quel pays souverain veut qu’un désarmement unilatéral volontaire profite à l’adversaire réel ou potentiel, et donc s’assimile au délit, devenu obsolète en Europe, d’intelligence avec une puissance étrangère.

Pour justifier la pertinence de son orientation, l’Union européenne depuis son origine prétend trouver des modèles de référence aux USA affichés comme exemples de la politique économique à suivre. La politique absurde de ses dirigeants est notamment illustré par l’ineptie de cette comparaison. La première puissance du monde cultive par ses lois et sa morale un patriotisme intransigeant sans rapport avec l’angélisme mondialiste qui prévaut en Europe. Si l’Union européenne copiait les USA, elle devrait par exemple fixer un périmètre d’activités stratégiques inviolable pour protéger et développer ses intérêts vitaux, et organiser dans ce cadre une coopération totale entre la puissance publique et le secteur privé. Aux USA, tous les projets susceptibles de menacer ces intérêts sont passés au crible par une commission fédérale des investissements étrangers, inexistante en Europe. Il faut ajouter que leur violation peut être un crime de trahison justiciable des tribunaux fédéraux.

La raison essentielle pour laquelle l’Union européenne n’a aucune politique industrielle, énergétique, etc, est que de telles politiques exigeraient l’intervention coordonnée des Etats dans des programmes communs fixant des partages d’intérêts à géométrie variable, ce qui est radicalement prohibé par le droit européen.

Le système européen ne se limite pas seulement au désarmement passif de l’Europe. Il agit à l’intérieur de sa zone pour combattre toute action qui tendrait à protéger ou faire prévaloir des intérêts nationaux, ou même plurinationaux, sur des intérêts extérieurs à sa zone. L’étau idéologique et juridique invariablement utilisé est, comme indiqué, la trinité sanctuarisée formée par « la concurrence libre et non faussée », l’interdiction des « entraves au marché » et la chasse aux « distorsions de concurrence ». Dans ce cadre, le système européen n’empêche aucune destruction d’entreprises, perte d’emplois et de savoir-faire, et n’oppose aucune résistance aux rapts de technologie par des intérêts extérieurs à sa zone. L’Europe a ainsi perdu en 2005 le contrôle du plus puissant pôle sidérurgique de la planète au profit d’un prédateur non professionnel de son domaine, uniquement motivé par la captation de richesse et l’appât du gain.

NB: Le cas de ce sidérurgiste franco-hispano-belgo-luxembourgeois, Arcelor, est exemplaire, au sens négatif, du comportement de la Commission européenne. Celle-ci a bloqué avec succès, par ses instruments juridiques, les tentatives des Etats et celles de l’actionnariat de contrôle, d’échapper à l’OPA hostile sur le groupe lancée par un milliardaire marchand de ferraille indien basé à Londres et soutenu par la finance internationale.

Champion mondial de la technologie sidérurgique, Arcelor subit depuis 2010 la saignée programmée d’une stratégie exclusivement financière qui, à terme, videra l’entreprise de ses forces vives et de sa substance européenne pour ne laisser qu’une coquille vide.

En finalité, il apparaît clairement que l’Union européenne, par dogmatisme idéologique, a pris le risque final d’une liquidation du capital historique accumulé par l’Europe au cours de siècles de travail dans le plus large éventail d’activités qui ait jamais existé. On peut évoquer dans ce cadre ce qui s’apparente à un état de guerre de basse intensité peu visible, mais de lente autodestruction, l’attaquant étant donc le système européen lui-même avec le renfort de l’étranger, et sa cible l’économie européenne dans son ensemble. En ces termes de guerre, le travail de la Commission européenne s’apparente à celui d’une cinquième colonne.

Il convient de répéter que cette situation est unique au monde puisqu’il n’existe aucun grand pays ou bloc de pays qui ne pratique une stratégie sélective de développement, de protection et d’ouverture, selon une combinaison réfléchie d’intérêts propres et d’intérêts partagés.

[A SUIVRE]

Cette série a été publiée initialement sur le site de l'association Alliance géostratégique

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