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Le journalisme au conditionnel
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Rol TV

Valse des chiffres sur le nombre de morts en Libye. Devant son écran de télé, l'écrivain Christian Rol se méfie de l'info non-vérifiée.

Christian Rol

Christian Rol

Christian Rol est écrivain et journaliste.

Il tient pour Atlantico la rubrique "Rol TV" où il raconte l'actualité du petit écran.

Il est entre autres l'auteur du roman Les slips kangourou (Stéphane Million, mars 2011).

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La nouvelle génération de "grands reporters" préfère désormais la prudence à l’info, et suivre les "révolutions" arabes depuis le toit de leur hôtel devant Internet, ou depuis la frontière tunisienne plutôt qu’en Lybie. Cela ne semble pas suffire aux observateurs de cette prudence incompatible avec le job qui prolongent leurs incertitudes avec un temps que les moins de vingt ans vont apprendre à connaître.

Je veux parler de ce cher conditionnel, décliné sur toutes les chaînes, qui autorise tous les fantasmes, et permet d’accréditer tous les a priori sans se mouiller outre-mesure. Avec les évènements de Libye, ce journalisme de la rumeur a pris une dimension encore plus vaine qui me ramène à mes jeunes années, lorsque, me prenant encore très au sérieux, je me jetai dans la "Révolution roumaine" avec la fougue d’un Albert Londres.

D’une révolution à l’autre

De ces lointaines Carpates, nous ne savions rien, sinon ce que les rares images nous enseignaient : les cadavres éventrés de Timisoara, la présence éventuelle de "mercenaires" arabes, les exactions des services de la Securitate et les combats acharnés dans les rues de Bucarest, cette sorte de Rome communiste à la sauce mussolinienne. La dramaturgie entretenue par toutes les télés occidentales – et les mots clefs ponctués à satiété ("mercenaires arabes", "tortures", "combats") alimentèrent ma révolte d’autant plus que le conditionnel, la coquetterie "déontologique" de rigueur, s’éclipsa vite au profit de l’affirmatif.

Ajoutez à ce concert d’horreurs les réflexions à voix haute d’un Roland Dumas, ministre des Affaires Étranges, s’interrogeant sur l’opportunité de dépêcher des "Brigades Internationales" sur place. C’en était trop. Je décidais de tout quitter afin de rejoindre la Roumanie. Je vous passe les impondérables qui me virent atteindre le cœur de la cible après la dite Révolution. Et qu’y vis-je ? Quelques chars, certes (où je fus invité à me saouler), des impacts de balles dans les murs de la ville, quelques bâtiments éventrés par une salve d’obus et une manif permanente sous les fenêtres de l’Intercontinental où les grands reporters en vareuse sable refaisaient leur "révolution" autour d’un verre en compagnie de filles pas farouches.

Las, je sillonnais la Petite Paris, le cœur à l’unisson avec ce peuple "libre", à la recherche d’éléments corroborant le conditionnel des locataires de l’Intercontinental. Mais si je ne vis rien des monstruosités "qu’on" m’avait décrites, j’étais néanmoins convaincu de leur véracité. On ne pouvait pas m’avoir monté pareil bateau ; je n’avais pas traversé cette Europe pétrifiée dans l’hiver communiste, bravé mille dangers et tracasseries kafkaïennes pour rien… Eh bien, si !  Tout était bidon : pas plus de mercenaires arabes que de cadavres torturés. Et le parallèle avec la Libye, traitée exactement selon les mêmes procédés, impose à mes yeux et mes oreilles une sorte de lucidité – voire de sagesse – qu’on appréhendera peut-être comme du cynisme. Que savons-nous de ce qui se passe en Libye ?

Le conditionnel conditionne

Rien ! Et pour cause puisque pas le moindre journaliste n’est foutu de passer la frontière. Et si tel était le cas, ce même journaliste, n’aurait guère le loisir, devant l’absence de ces "rivières de sang" alimentées par les ONG d’obédience pétrolifères, de se faire entendre.  D’ailleurs l’hémorragie de conditionnel déborde du cadre des télés pour imprégner quelques torchons féminins, où, entre un dossier sur le "nouvel adultère" et les jeans push up destinés à faire un joli petit cul à madame, on nous annonçait, le 25 février dernier que 400 morts auraient été comptabilisés par les ONG. Pourquoi pas 10 000 morts ? Ou 100 000 ? Aucune importance.

Ce qui compte est déjà accomplis. A savoir que Kadhafi est une vieille crapule sanguinaire (on le savait déjà), que les Libyens veulent comme nous,  avoir un écran plat et que les homos locaux veulent pouvoir défiler pour la Gay Pride… Ce qu’on sait moins, c’est que Texaco, Shell ou Total attendent la mort politique ou physique de Kadhafi pour mettre au pouvoir un roitelet à eux. Un "démocrate" n’en doutons pas, l’homme providentiel de cette révolution de palais aux enjeux trop complexes pour de pauvres journalistes acquis d’avance aux théories officielles et bloqués à la frontière et sur internet. La suite – les "rivières de sang", les orgies du khalife, ses palais et ses amazones – n’est que littérature. Une littérature au conditionnel ; lequel, précisément conditionne…

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