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Travail à l'asile : quand les fous servaient d'esclaves
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A en devenir dingue...

Les médecins ont longtemps pensé que le travail permettait de "distraire" la folie. Claude Quétel montre comment, au fil des décennies, le travail thérapeutique est devenu synonyme d'esclavage pour les aliénés, qui travaillaient jusqu’à 10 heures par jour. Extraits de "Histoire de la folie" (1/2).

Claude  Quétel

Claude Quétel

Claude Quétel est historien, spécialiste entre autres de l'étude des structures et des processus mentaux conduisant à la décision ou à l’événement.

Il a notamment écrit "
Histoire de la folie - de l'Antiquité à nos jours", publié chez Tallandier.

Voir la bio »

L’asile a horreur du vide. Il n’abandonne pas une minute de la vie quotidienne au hasard, canalisant à chaque instant la folie, la privant de toute initiative. Tous les aliénistes sont d’accord là dessus : « Un ordre constant et une régularité invariable dans tous les rouages de la maison. Cette régularité doit être aussi rigoureuse que le mouvement d’une horloge, qui une fois montée, se meut et marche sans interruption. Toutes les périodes de la journée ont ainsi leur emploi et leurs devoirs. »

Le lever est à 6 heures en été et 6 h 30 en hiver. Gardiens et religieuses déverrouillent les portes des dortoirs et des chambres d’isolement. Le lever des aliénés n’est pas une mince affaire. Il faut faire un rapide inventaire des dégâts de la nuit : vêtements et literie lacérés, bris de meubles et d’objets, lits souillés. [...] Il faut aider les impotents et les paresseux à sortir du lit et s’assurer que ceux qui y restent sont des malades qui vont devoir être transférés à l’infirmerie et non des mutins. On aide chacun à se vêtir, le tout avec « douceur et fermeté ». En tout cas, les règlements y insistent. [...]

7 heures en été ; 7 heures 30 en hiver… Il est plus que temps de partir au travail. À l’origine, dans la perspective du traitement moral, il s’agit de « distraire » la folie(au sens de l’extraire, l’arracher). Cabanis fait du travail « le véritable régulateur de la nature morale » et estime qu’il ne faut pas craindre d’employer « la terreur pour forcer au travail ceux qui s’y refuseraient ». Sans être aussi radical, Scipion Pinel dit ce que disent tous les aliénistes : « Un travail constant change la chaîne vicieuse des idées, fixe les facultés de l’entendement en leur donnant de l’exercice, entretient seul l’ordre dans un rassemblement d’aliénés… »

Cependant, au fil des décennies, le travail thérapeutique est devenu travail tout court et travail lourd : jusqu’à 10 heures par jour (8 dans la première moitié du XXe siècle). Quelle que soit la nature de leur folie, la majorité des internés exerce une activité effective (et non « occupationnelle » comme on dira plus tard) au sein de l’établissement. En 1867, au Bon-Sauveur de Caen, 68% des hommes et 78% des femmes travaillent à temps complet dans l’asile. [...]

La pression qu’exerce l’asile sur les aliénés pour les inciter au travail est d’ailleurs très forte. Ceux qui s’y refusent s’exposent à de nombreux désagréments : privation de certaines libertés de circulation, suppression du tabac ou de suppléments de nourriture et de vin, voire sanctions. Une lettre de protestation d’une aliénée, datée de 1880, paraît à cet égard instructive, quoique univoque : « [Au 4e quartier] la Soeur R… qui dirige le pliage vint me chercher pour y être occupée à plier des draps, occupation des plus pénibles qui me tint près de 7 heures debout et où près de 200 draps me passèrent par les mains tant à mettre en presse qu’à plier, ou à rouler pour le raccommodage. Dans le courant d’avril je dis à la Soeur R… que je souffrais trop des pieds, que je ne pouvais plus plier les draps. La Soeur R…me mit au raccommodage. Je restai dans une grande pièce où travaillent 40 ou 50 personnes dirigées par la Soeur M…, je raccommodai quelques paires de bas pour passer mon temps quand je crus voir que ce travail était obligatoire ; je le refusai. La Soeur M… me dit que j’irais aux agitées. Je lui répondis que j’irais. Je vins aux agitées où je fis près de 40 m de dentelle pour Mme V…, la maîtresse d’emploi. » [...]

L’aptitude au travail est un critère objectif de sortie, prouvant que le malade est capable de se réinsérer dans la société (à preuve encore une fois que le comportement social compte toujours autant sinon plus que le critère « psychiatrique »). À l’inverse, l’aliéné indigent inapte ou réfractaire au travail a peu de chances de sortir. Pas plus d’ailleurs que cet aliéné du Bon-Sauveur de Caen en 1848, à propos duquel le médecin-chef consigne malicieusement : « Il se dit tout à fait guéri et tout à fait prêt à travailler. Il demande un emploi quelconque, ne fut-ce que Préfet. »

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Extrait de "Histoire de la folie, de l'Antiquité à nos jours", les éditions Tallandier.

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