Jaurès, De Gaulle : mais pourquoi les hommes politiques d’aujourd’hui prennent-ils régulièrement en otage les figures historiques ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Quel est l’intérêt pour les politiques d’invoquer les grands noms de l’histoire ?
Quel est l’intérêt pour les politiques d’invoquer les grands noms de l’histoire ?
©DR

Recyclage

"Si Jaurès était vivant, il serait écologiste", a déclaré Pascal Durand, le successeur de Cécile Duflot, à Libération. Manuel Valls, lui, se réclame de Clemenceau. Des invocations souvent illégitimes, tant l'esprit des hommes politiques de notre histoire était guidé par le pragmatisme, plus que par calcul politique.

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Atlantico : Pascal Durand, successeur de Cécile Duflot à la tête d’Europe Ecologie-les Verts, a déclaré dans une interview à Libération que « si Jaurès était vivant, il serait écologiste». Il est loin d’être le premier homme politique à brandir des figures historiques comme celle de Jaurès. Quel est l’intérêt pour ces politiques d’invoquer les grands noms de l’histoire ?

Christophe De Voogd : Il y a, d’une part, les héritages idéologiques des grands partis politiques – et avec la victoire de la gauche l’actualité est à Jaurès - mais il faut voir également l’utilisation de ces figures historiques comme des figures de rhétorique, justement. Ce sont des ressources politiques de légitimation. Ces grandes figures fonctionnent comme autant d’arguments d’autorité. Ces « grands ancêtres » garantissent une certaine éthique, apportent une caution idéologique.

Ces figures peuvent soit appartenir à votre propre héritage, soit, ce qui est encore plus astucieux, à l’héritage d’un autre camp idéologique, un procédé que l’on appelle en communication la « triangulation ». En marketing politique, il est courant d’utiliser une figure qui appartient à un autre camp, comme Nicolas Sarkozy avec Jaurès ou comme les socialistes qui ont invoqué De Gaulle pour contrecarrer Sarkozy. Lorsque qu’il a annoncé la réintégration de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, la gauche a ainsi utilisé la figure de De Gaulle, disant que le général n’en aurait jamais fait autant.

 L’argument est fort car il permet de « casser » le camp adverse en le plaçant en contradiction avec lui-même, en captant ses propres ressources traditionnelles.

De plus, pour un parti récent comme Europe Ecologie – Les Verts, qui manque de racines historiques, c’est un moyen de capter une figure comme Jaurès pour se donner une profondeur historique. Les déclarations de Pascal Durand traduisent donc le souci d’ancrer un jeune parti dans l’héritage historique français.

Quelles sont ces grandes figures historiques ? En l’occurrence, pourquoi Jaurès ?

Ces figures sont incontestées, on les tient comme faisant partie de l’héritage national. En cela, Jaurès est parfait : c’est la synthèse de l’humanisme, du socialisme et de la République, ainsi qu’une grande figure pacifiste, dont le destin tragique fait une référence incontestable.

De même pour De Gaulle : résistant, il représente l’indépendance nationale, le père des institutions de la Ve République etc. Une grande ressource politique.

D’autres figures sont moins consensuelles, comme François Mitterrand, très revendiqué comme figure à gauche… tout en portant un héritage plutôt problématique – rappelez-vous du « droit d’inventaire » invoqué par le candidat Lionel Jospin en 1995. Aussi, l’utilisation de Mitterrand est plus délicate, et ne se fait que sur certains thèmes. Il est difficile de reprendre, par exemple, sa période vichyssoise ou la fin du deuxième septennat, qui a été particulièrement obscure.

La référence historique est-elle de poids pour convaincre les électeurs ?

L’argument d’autorité a toujours été une ressource politique très importante, et ce depuis la Rome antique. Les empereurs romains se réclamaient d’Auguste, le fondateur de l’empire. Sans s’aventurer sur le terrain de la psychanalyse, celui-ci portait l’image du père, de la stabilité, de la continuité et ce que les Romains appelaient l’ « auctoritas », soit le fait d’aller chercher une source qui, en étant à son origine, réelle ou mythique, légitime le pouvoir en place.

Qui est susceptible, aujourd’hui, de devenir une telle figure dans le futur ?

Difficile de distinguer des profils parmi des personnages récents, qui n’ont pas encore été soumis à la décantation de l’histoire. La mémoire est trop fraîche, les controverses trop proches, comme c’est le cas par exemple pour François Mitterrand. Ne parlons même par de Nicolas Sarkozy, qui n’a sans doute pas achevé sa vie politique active. Il s’agit habituellement de figures qui sont mortes depuis très longtemps.

Il est vrai que De Gaulle est devenu assez rapidement  une référence absolue, à droite et à gauche, à cause de la présidence Mitterrand, son plus farouche adversaire, qui a repris bien vite, selon sa propre formule « l’habit » présidentiel du général. Mais il faut souvent attendre plus longtemps : Manuel Valls, par exemple, se réclame de Clemenceau l’image d’un homme de gauche qui était un homme d’ordre. On va donc chercher loin dans le temps ! Dieu sait que Clemenceau était pourtant une personnalité très controversée… mais les controverses se sont tues, les années passant.

Quelle est la part du contexte et des événements  historiques qu’ont connus ces « grands hommes » par rapport à celle de la « légitimité charismatique » ?

Une grande figure doit avoir été confrontée à une épreuve historique particulièrement intense. Jaurès, c’est l’avènement du socialisme et la Première guerre mondiale ; De Gaulle, la Deuxième et la guerre d’Algérie … Ces figures sont toujours à la hauteur d’une expérience nationale fondamentale. Or, malgré tous les problèmes du moment, on ne peut pas dire que nous soyons dans une période tragique de l’histoire.

Ces grandes figures ont pour point commun d’être aussi des grands orateurs : Jaurès, De Gaulle, Clemenceau…

N’est-il pas complètement fantaisiste de supposer que Jaurès aurait été encarté chez les Verts ? Sur quoi se base-t-on ?

C’est un exercice délicat. On ne peut pas faire parler les morts. On ne sait absolument pas ce qu’ils auraient dit dans les mêmes circonstances, d’autant plus que la première qualité de ces grands hommes était souvent le pragmatisme. Il est donc étonnant de faire parler Jaurès sur l’écologie ou de faire parler De Gaulle sur la réintégration dans l’OTAN.

Avant toute annonce de décision, De Gaulle avait coutume de commencer par « Les choses étant ce qu’elles sont … », plaçant ainsi son action dans une conjoncture particulière. Par exemple, l’indépendance de l’Algérie ne figurait pas dans ses objectifs initiaux – il a même été appelé au pouvoir par les partisans de l’Algérie française – mais, les choses étant ce qu’elles sont, il a estimé qu’il valait mieux cheminer vers l’indépendance.

Imaginons que De Gaulle soit mort en 1946. Grand résistant face aux Allemands, on aurait probablement supposé qu’il ne se serait jamais rapproché de l’Allemagne et on aurait en son nom disqualifié tous ceux qui auraient tenté une telle politique ! Or il fut le grand partisan et le grand artisan du rapprochement franco-allemand, preuve du pragmatisme gaullien.

C’est toujours, je crois, historiquement illégitime d’invoquer la parole de ces grands hommes, grands pragmatiques, qui certes étaient guidés par des principes et des buts essentiels, mais qu’ils adaptaient aux circonstances. L’exercice est purement rhétorique. Mais il est aussi historiquement infondé que politiquement incontournable. On touche ici à la distinction fondamentale entre histoire et mémoire. Et les collectivités vivent avant tout de mémoire !

Propos recueillis par Ania Nussbaum

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