Le conflit syrien, épicentre des affrontements communautaires au Moyen-Orient<!-- --> | Atlantico.fr
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De violents combats entre l'Armée syrienne libre (ASL) et les troupes de Bachar el-Assad ont lieu ce mercredi à Alep. La capitale économique du pays est devenue le front principal du pays.
De violents combats entre l'Armée syrienne libre (ASL) et les troupes de Bachar el-Assad ont lieu ce mercredi à Alep. La capitale économique du pays est devenue le front principal du pays.
©Reuters

Conflit multi-facettes

Les aspirations démocratiques de la population syrienne sont-elles étouffées par les enjeux communautaires à l’échelle de la région entre sunnisme et chiisme ? Les acteurs syriens semblent dépossédés de leur libre-arbitre, tant le poids des parrains étrangers, comme l'Iran, est devenu crucial.

Pierre-Jean Luizard

Pierre-Jean Luizard

Pierre-Jean Luizard, historien, est chercheur au CNRS et membre du Groupe de sociologie des religions et de la laïcité (GSRL) à Paris. Spécialiste du Moyen-Orient, il a séjourné en Irak, au Liban, en Syrie, dans le Golfe et en Egypte. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont La Formation de l’Irak contemporain (CNRS Éditions, 2002) ; La Question irakienne (Fayard, 2002 ; nouvelle édition augmentée 2004) ; La Vie de l’ayatollah Mahdî al-Khâlisî par son fils (La Martinière, 2005) ; Le piège Daech (Ed. La découverte, 2015).

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"Le régime bénéficie de l’appui des minorités ». Cette affirmation de Mgr Jeanbart, archevêque melkite (grec-catholique) d’Alep, définit-elle l’enjeu du conflit en cours en Syrie ? En bref, les aspirations démocratiques de la population syrienne, dans la foulée des Printemps arabes, sont-elles désormais totalement étouffées par les enjeux communautaires ? Comme pour les alaouites (10 % des 22 millions de Syriens), ismaéliens, druzes (3%), chiites du pays, les chrétiens (entre 7 et 10 % de la population syrienne) souhaitent-ils le maintien du régime de Bachar al-Assad, au risque de devoir payer cher un tel choix en cas de chute du pouvoir actuel ?

On le voit, les Printemps arabes ont abouti à des résultats radicalement différents en fonction de la nature des sociétés concernées. Les sociétés qui connaissent une segmentation communautaire, qu’elle soit confessionnelle ou éthnique, voient la transition poser la question de l’Etat et des rapports entre communautés. Selon la formule très juste de Michel Seurat, l’Etat, au Moyen-Orient, est d’abord une ‘asabiyya (esprit de corps, solidarités familiales, claniques et régionales) qui a réussi. On ne doit jamais oublier que, en Syrie comme en Irak d’avant la chute de Saddam Hussein, le confessionnalisme avance toujours masqué. C’est-à-dire qu’il est rarement revendiqué en tant que tel. Il est d’abord la conséquence de solidarités locales. Ce sont elles qui rappellent à votre bon souvenir votre appartenance confessionnelle, au cas où vous seriez tenté de vous en dégager.

En Syrie comme en Irak, la légitimité des Etats, créations coloniales, demeure problématique. Lorsque les Américains ont mis à bas le régime de Saddam Hussein en 2003, ils ont mis fin à un système politique fondé en 1920 par les Britanniques, qui assurait le monopole du pouvoir à des élites issues de la minorité arabe sunnite du pays (environ 20% de la population irakienne). Le nouvel Etat irakien, sous patronage américain, s’est péniblement bâti avec les exclus de l’ancien système (les Kurdes et, surtout, les chiites). Cet attelage branlant chiito-kurde est aujourd’hui remis en cause. Des raisons internes (l’absence de projet commun) l’expliquent.

Mais les Printemps arabes et leurs conséquences, notamment en Syrie, ont aussi sonné l’heure de la revanche pour les Arabes sunnites. Revanche face à des communautés chiites qui, au Liban, en Irak, à Bahreïn, avaient partout entamé des marches d’émancipation politiques et sociales, dans des sociétés où elles étaient traditionnellement dominées politiquement et socialement (ce qui n’empêchait pas les bourgeoisies chiites de prospérer). L’enjeu communautaire syrien est directement lié à un enjeu régional de taille : ce qu’on nomme, par facilité, les islamismes (en fait, la manifestation moderne de l’islam) n’a pas rapproché sunnites et chiites, bien au contraire. C’est au nom de la solidarité confessionnelle que les Frères musulmans syriens ont soutenu la guerre de huit années déclenchée en 1980 par le régime « laïc » de Saddam Hussein contre la jeune République islamique d’Iran. Les islamismes ont exacerbé les identités confessionnelles (il suffit de se rendre à Bagdad pour en avoir une illustration terrifiante).

Contrairement à l’Etat irakien, l’Etat syrien n’avait pas été conçu par la puissance mandataire française comme l’instrument d’une communauté. Quelques données résument les enjeux : les sunnites sont environ 74% de la population syrienne, dont une grande majorité est Arabe. Les Kurdes, également sunnites, représentent 9% de l’ensemble de la population. En chiffres, la Syrie est donc bien plus sunnite que l’Irak n’est chiite.

Parmi les minorités confessionnelles, seuls les alaouites et les chrétiens ont un poids démographique conséquent. Cependant, les chrétiens ne représentent pas un enjeu politique en tant que tels, isolés qu’ils sont au sein de leur micro-communauté (orthodoxes, catholiques, de tradition grecque, syrienne, assyrienne, etc.) et, il faut le dire, sans réels relais extérieurs prêts à les défendre. Les druzes ne concernent que les relations syro-libanaises. Ainsi, l’opposition syrienne a salué l’invitation, « tardive mais positive », lancée par le leader druze libanais Walid Joumblatt aux Druzes de Syrie, non pas pour les inciter à prendre part à la révolution, mais pour leur demander de « ne pas collaborer avec la police et les unités de l’armée qui combattent le peuple syrien ».

Ce sont bien les rapports à l’échelle de la région entre les deux principales branches de l’islam, sunnisme et chiisme, qui sont au cœur du conflit syrien et qui propulsent la communauté alaouite en première ligne. De ce point de vue, les acteurs syriens, quels qu’ils soient, sont largement dépossédés de leur libre-arbitre, tant le poids des parrains étrangers est devenu crucial (Arabie saoudite, Qatar, Iran, Turquie, France). Peu importe que les alaouites ne soient pas duodécimains, à l’instar des chiites du Liban, d’Irak ou d’Iran. Peu importe aussi que nombre d’alaouites n’aient jamais répondu aux appels des prédicateurs iraniens ou libanais à « réintégrer » le chiisme majoritaire. Peu importe que le régime syrien ait acquis, depuis l’arrivée de Bachar au pouvoir, une vitrine sunnite de plus en plus affirmée à travers un leadership religieux influent.

De même qu’en Irak, les chiites sont dénoncés comme des rawâfid (renégats) ou comme des Séfévides (du nom de la dynastie iranienne qui convertit l’Iran au chiisme) par les extrémistes sunnites, les alaouites sont accusés d’être des Qarmates (secte dissidente des ismaéliens au Moyen-Age) et le Hizbullâh libanais est taxé de Hizbu-l-Lât (du nom d’une des divinités païennes pré-islamiques). Côté chiite, on pointe du doigt Al-Qaïda et les takfîri (les excommunicateurs). Ces représentations minoritaires illustrent malgré tout des clivages bien réels.

Le morcellement extrême de l’opposition syrienne et son manque de représentativité donnent d’autant plus de poids aux solidarités locales et, donc, communautaires. Verra-t-on pour autant renaître un Territoire des Alaouites comme celui que la France mandataire avait formé en 1920 ? L’Etat syrien a fini, au fil du temps, par imposer une légitimité, conflictuelle certes, mais qui rend difficile toute remise en cause de son unité. Le réduit alaouite jouera un rôle de protection de la communauté le cas échéant. Le plus probable est que la Syrie demeure une zone d’intense instabilité, que le régime perdure ou qu’il y ait une transition. Le caractère inexpiable des affrontements entre les différents acteurs syriens atteste bien le caractère communautaire du conflit, attisé par un contexte régional tout aussi conflictuel. La fin de l’alliance stratégique entre la Syrie et l’Iran sonnerait à coup sûr le signal d’une nouvelle ère pour toute la région.

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