Dettes publiques : les pays débiteurs sont-ils en train de prendre le pouvoir en Europe ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Angela Merkel a-t-elle déjà joué sa dernière carte face à des pays auxquels le poids de leur dette confère un pouvoir écrasant sur leurs créditeurs...?
Angela Merkel a-t-elle déjà joué sa dernière carte face à des pays auxquels le poids de leur dette confère un pouvoir écrasant sur leurs créditeurs...?
©Reuters

Le vent tourne ?

Un éditorial du Frankfurter Algemeine Zeitung se posait la question il y a 3 jours : Angela Merkel a-t-elle déjà joué sa dernière carte face à des pays surendettés et auxquels le poids même de leur dette confère un pouvoir écrasant sur leurs créditeurs...? C'est le chantage à la catastrophe dont les banques espagnoles n'ont pas manqué de jouer pour obtenir les 100 milliards d'euros de leur plan de sauvetage.

Jean-Marc   Daniel, Jean-Paul Betbèze, Mathieu Mucherie

Jean-Marc Daniel, Jean-Paul Betbèze, Mathieu Mucherie

Jean-Marc Daniel est professeur d'économie à ESCP-Europe, et responsable de l’enseignement de l'économie aux élèves-ingénieurs du Corps des mines. Jean-Paul Betbèze est Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA. Mathieu Mucherie est économiste de marché sur Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : L'Allemagne, forte d'un niveau de chômage bas, d'une croissance relative, et des faibles coûts d'emprunt (parfois négatifs) pour financer sa dette, a imposé son leadership politique et socio-économique en Europe. Toutefois, les économies surendettées du Sud de l'Europe commencent à élever la voix contre les seules réformes politiques d'austérité qui leur sont imposées. Les pays débiteurs sont-ils en train de prendre le pouvoir ?


Jean-Marc Daniel :
En tant que pays créditeur, l'Allemagne a deux problèmes. Tout d'abord, c'est un pays qui vieillit. Elle sera donc contrainte à moyen terme soit d'importer de la main-d’œuvre, soit de faire travailler (par le biais de placements) les pays d'Europe du Sud et du reste du monde, pour lui permettre d'avoir des revenus financiers qui garantiront les revenus de sa population active. Le pays créditeur est aussi dépendant de la force et de la capacité de travail des pays débiteurs. Autrement dit, l'Allemagne va être dépendante du travail des autres, et tout l'enjeu résidera dans sa capacité à légitimer le fait que les autres travaillent pour elle.

Les pays débiteurs (comme la Grèce) sont arrivés au constat que les politiques d'austérité sont impossibles à mettre en œuvre, voire pire, sont contre-productives. Continuer, c'est mettre en péril la construction politique européenne. Et même si l'Allemagne pourrait servir à moyens termes ses intérêts avec l'explosion de la zone euro ; à long terme, ce serait renier ses propres intérêts et sa politique.


Jean-Paul Betbèze : Je ne suis pas sûr que le Sud élève la voix par rapport aux "seules politiques d'austérité", car la zone euro, le FMI, et tous les débiteurs demandent aussi de la croissance, et bien plus encore que de l'austérité budgétaire. Et c'est là que les problèmes naissent, car la croissance ne vient pas aisément. Les privatisations sont ainsi une bonne façon de réduire les dettes et d'accroître la compétitivité, plus certaines que les baisses de salaires...

Mais qui s'y oppose ? Combien sont payés les retraités des mines grecques, des services publics grecs, avec quel temps passé... Partout, il faudra faire la clarté sur la remise en cause de situations, sur la nécessité de privatisations et de réformes, sur l'obligation généralisée de transparence sur les comptes des entreprises publiques, des administrations, des structures locales.

En même temps, la capacité à suivre et à taxer les revenus privés doit être partout encouragée. On ne peut donc dire que les pays débiteurs reprennent le pouvoir, la question est celle de celui qu'ils ont et des risques qu'ils prennent, pour eux et la zone euro. En ne faisant pas évoluer le leur dans le bon sens... Sur le plan des réformes.


Mathieu Mucherie : Pas du tout. La situation a dégénéré car la BCE a refusé de faire comme la Fed, la BoE, la Riksbank, la BNS. Par conséquent, les taux allemands (pivots) ont baissé (flight to quality), l'effet ciseaux en Allemagne (les taux par rapport à la croissance nominale) devient enfin positif, et les choses vont mieux (1% de croissance, la moyenne de l'Allemagne depuis 1990 : la fable du borgne au pays des aveugles).

La baisse du chômage est fictive (baisse dramatique des heures travaillées, les seules qui comptent). Les Allemands n'exportent pas tant que ça (le contenu en imports des exports le prouve), et de toute façon, la balance commerciale positive des mercantilistes est un objectif dénué de sens. Mais les Allemands sont persuadés que leur modèle est le bon pour eux, et le meilleur pour les autres. Les débiteurs du Sud peuvent bien râler : la BCE (50% allemande, 50% autrichienne) les enfonce depuis 4 ans, et l'Allemagne les ignore. Echec et mat !

Si les PIGS (Portugal, Italie, Grèce et Espagne) veulent revenir en position de force, ils doivent faire comme Richard Nixon, prétendre être capable de tout y compris de sortir de l'étalon-or-euro : la "compétitivité" de l'Allemagne repose en partie sur l'abandon des dévaluations, son pouvoir repose sur un chantage implicite et sur une tutelle philosophique auprès de la BCE. Et si l'Allemagne n'a pas connu de bulle immobilière chez elle, elle a joué avec les bulles des autres par l'intermédiaire de ses banques qui sont très exposées.

Nicolas Sarkozy, principal allié en Europe d'Angela Merkel a été défait par le candidat socialiste François Hollande. Le sauvetage pro-partis en Grèce pourrait vraisemblablement ne pas déboucher sur une coalition gouvernementale. Angela Merkel et la CDU ont essuyé des échecs électoraux cuisants aux régionales... La chancelière semble plus affaiblie que jamais. A-t-elle abattu ses dernières cartes ?  


Jean-Marc Daniel
: Angela Merkel est relativement forte sur le plan personnel. Demain, si un référendum ou une élection présidentielle avait lieu, elle serait réélue.
Reste qu'elle n'est pas sûre de gagner les prochaines élections, et sera obligée de mettre de l'eau dans son vin (notamment en politique européenne) en cas d'alliance avec les socio-démocrates. En effet, là où elle est affaiblie, c'est sur le plan politique, du fait que sa coalition n'est plus potentiellement majoritaire. Son allié libéral va de défaite en défaite, et son parti a du mal à maintenir ses scores antérieurs.

Dans son rapport aux autres pays européens, elle joue davantage que ses prédécesseurs la carte russe. Notamment parce-que l'abandon du nucléaire l'a conduite à se tourner vers le gaz russe. Les exemples géopolitiques des cas syriens et libyens sont flagrants, elle ménage la position de Moscou. Alors que l'Allemagne se tourne vers l'Est, les Français auraient dû faire pression sur les Allemands, en les menaçant d'une alliance avec l'Angleterre et les Italiens. C'est le grand échec de Nicolas Sarkozy, il aurait pu mettre le retour de l'Angleterre en Europe.

François Hollande ne joue toujours pas cette carte, au profit d'un rapprochement avec l'Allemagne, mais tout en défendant son programme sur une base solitaire et un thème fragile. Tout le monde est pour la croissance, mais personne n'est pour son programme de croissance.


Jean-Paul Betbèze : En fait, il ne s'agit pas tant de Mme Merkel et de M. Sarkozy que de l'obligation qu'ont la France et l'Allemagne de s'entendre. On le verra bientôt, sauf à mettre la zone euro en danger mortel.

Allemagne et France sont en effet les deux poids lourds de la zone, en même temps que deux sensibilités différentes. Toujours, quand il le fallait, ces deux sensibilités se sont retrouvées. Quant aux échecs électoraux, ce sont surtout les effets de la crise, tous les pays de la zone euro ayant successivement changé leurs leaders. Et pour Mme Merkel, une bonne part de son électoral lui reproche ses "compréhensions" vis-à-vis du sud, France comprise.

En fait, Angela Merkel n 'a pas abattu ses cartes. On vient de voir qu'elle a obtenu l'accord de son opposition sur un programme de réformes pro-croissance (avec sa définition), en le " payant" d'une taxe sur les transactions financières. Surtout, ses résultats économiques sont bons : l'Allemagne revoit à la hausse ses prévisions de croissance cette année... L'idée d'Angela Merkel est toujours la même : parler de réformes et de croissance, les premières conditionnant la seconde.

Mathieu Mucherie : Angela Merkel n'est affaiblie que dans la presse française aux ordres. Dans le monde réel, sa politique mortifère et ses discours qui insultent la science monétaire moderne peuvent continuer jusqu'en octobre 2013 au moins...

Et en bonne diplômée de l'université Karl Marx, Angela Merkel nous prépare des surprises pour rebondir électoralement (par exemple, elle parle désormais d'un salaire minimum fédéral en Allemagne, alors que la CDU avait toujours été hostile à cela). La façon qu'elle a de gérer la crise européenne montre que c'est une parfaite politicienne, taillée pour le succès électoral (50% recherche de boucs émissaires, 50% "il n'y a pas de situation désespérée qu'une absence de solution ne finisse par résoudre").


Malgré le plan d'aide aux banques, les bourses terminaient dans le rouge lundi soir. L'Italie était attaquée à son tour par les marchés financiers, et ses taux ainsi que les taux espagnols subissaient leur plus forte hausse depuis un mois. Les marchés ont-ils pris position dans le combat engagé par l'Allemagne contre les pays débiteurs ?


Jean-Marc Daniel
:
Les marchés financiers commencent à se lasser des résolutions européennes. Même sur les emprunts allemands, une certaine défiance est en train de naître. Certains vont même jusqu'à préférer acheter du dollar ! Avoir des papiers européens, c'est avoir de l'euro, et quand on regarde les tendances à moyens termes (zone euro explose ou euro s'effrite), on peut comprendre pareil comportement.

Les marchés européens, eux continuent à acheter de la dette allemande, car quitte à ce que la zone euro explose, ils préfèrent être détenteurs d'euro-marks. Mais toujours sur des périodes de court terme, de 6 mois à 2 ans.

Mais la tendance lourde est un repli vers les États-Unis, anticipant un taux de change préférentiel entre dollar et euro à moyen terme. Le dollar est aussi une position politique et économique.


Jean-Paul Betbèze : Le plan d'aide aux banques espagnoles doit être précisé, avec des conditionnalités, ce que les responsables politiques locaux doivent accepter. Ce sera partout pareil : on ne pourra pas avoir plus de solution fédérale sans renoncer à des pouvoir nationaux, sans partager des responsabilités.

On peut toujours rediscuter de plans d'ajustements, donner plus de temps, impliquer plus la BCE... Mais ceci implique plus de conditions et de vérifications, car autrement les rendements n'ont aucune raison de baisser. Au contraire.


Mathieu Mucherie : Le marché veut un gros Quantitative easing(QE, création monétaire) en zone euro, l'achat puis la congélation dans le bilan BCE de 1 000 à 3 000 milliards de titres privés et publics (avec engagement sur le calendrier et taux directeur à 0% pour 3 ans, en prime).

Le marché attaquera tant qu'il n'aura pas obtenu cette mesure de bons sens qui a été obtenu ailleurs (regardez les taux américain...), qui n'est pas du tout inflationniste dans le contexte (déflationniste) actuel, et qui n'est pas contraire aux statuts (qu'est-ce que le SMP de la BCE depuis 2 ans sinon un petit QE ? Et les covered bonds ?). Et qui ferait baisser l'euro (une bénédiction pour les PIGS et pas seulement pour eux) ?

La guerre larvée entre l'Allemagne et les autres intéresse peu le marché, qui souhaite avant tout que l'on évite la spirale japonaise au Nord, et la spirale argentine au Sud. Le marché voudrait - aussi - enfin gagner de l'argent sur les actions, et en particulier sur les bancaires, ce qui passe aussi par un gros QE. La capitulation de la BCE ou la mort, voilà la doctrine du marché qui se moque désormais complètement de toutes les armes de distraction massive (LTRO, PSI, FESF, MES, E-bonds, etc).

L'économie espagnole est au plus bas, frappée simultanément par une crise économique, souveraine et bancaire. L'Italie pourrait être entraînée dans la chute espagnole. N'est-il pas temps, plutôt que de procéder à des LTRO (prêt long terme accordé par la BCE aux banques), d'engager la monétisation des dettes et un grand plan de relance, tous deux portés par la BCE ?


Jean-Marc Daniel
: La BCE n'est pas là pour prendre des plans de relance. Par contre, sur les dettes publiques pourraient être acceptées en refinancement par la BCE, sachant qu'il s'agit d'un actif sûr (perçu comme tel par la BCE). Sur la Grèce, le problème des banques aurait été réglé... La mission de la BCE doit donc être celle du prêteur en dernier ressort, mais attention, pas celle du prêteur unique !

Ensuite, si on veut mener un plan de relance, il vaut revitaliser les entreprises européennes. On le voit bien dans l'Europe du Sud, les taux de marges sont très bas. Si l'État doit faire quelque chose, c'est donc baisser les impôts sur les entreprises, couplée à une hausse concertée de TVA.

Pour terminer, dire simplement aux banques qu'on sauve les banques, mais pas les banquiers ! On garantit les dépôts, mais si certaines banques doivent faire faillite, elles font faillite.


Jean-Paul Betbèze : Dans l'esprit des marchés, Italie et Espagne fonctionnent ensemble, même si l'Italie est plus forte et mieux engagée dans les réformes. C'est la rechute espagnole qui affecte aujourd'hui l'Italie, sans qu'un autre LTRO soit possible.

Dans la situation actuelle, la BCE pourrait intervenir en allongeant les LTRO déjà accordés, et plus encore en soutenant indirectement les banques actuellement en restructuration. Un fonds spécial pourrait ainsi être créé au niveau de la BCE,  qui permettrait de financer les banques centrales dans des programmes spéciaux d'ajustements. Ce serait un pas nouveau de dénationalisation des politiques monétaires dira-t-on, en allant jusqu'à les considérer comme des aides d'État soumises à Bruxelles.

L'indépendance de la BCE pourrait en être écornée, mais on ne peut faire d'ajustements de cette ampleur sans faire bouger les acteurs décisifs, les États étant de plus en plus hors course, notamment dans le Sud. Ceci permettra de réduire la crise bancaire, de diminuer la pression qui pèse sur les finances publiques et d'amorcer une trajectoire de reprise, avec des exigences annuelles plus réduites.


Mathieu Mucherie : La BCE pouvait résoudre le cas grec en 5 minutes en octobre 2009. Elle le peut encore. Elle ne veut pas. Elle préfère faire du chantage, faire avancer ses dossiers face à des gouvernements divisés et des opinions publiques incultes (à moins que cela ne soit l'inverse).

Pour la forcer à agir, il faut une pression conjointe de plusieurs gros pays de la zone, idéalement France + Allemagne + Italie, sur le thème : "Eh messieurs de la BCE, regardez la décision de Roosevelt en 1933, regardez le Japon en 1999, regardez la Suède en 1994, regardez la France en 1959 : soit vous dévaluez, soit vous dites adieu à votre sacro-sainte indépendance".

Encore aujourd'hui, cela relève d'un rêve d'économiste, les esprits ne sont pas murs, en Allemagne surtout. Quand ils seront mûrs, il sera probablement trop tard... Les dépôts bancaires auront quitté les PIGS, une trappe à liquidité et des anticipations de déflation s'installeront... Surtout dans un pays comme l'Espagne, où la croissance nominale est déjà en dessous de zéro, où les perspectives sont très sombres (les corrections immobilières prendront encore du temps, la démographie est horrible), et où beaucoup de cadavres ne sont pas encore remontés à la surface.

Propos recueillis par Franck Michel et Olivier Harmant

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