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Banques : Rien n’a changé 
depuis l’affaire Kerviel 
car réformer le contrôle des traders 
coûterait trop cher
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Bonnet d'âne

Le procès de Jérôme Kerviel en appel doit se dérouler jusqu'à la fin du mois. L'occasion de s'interroger sur les leçons que les banques ont pu tirer de cette affaire. Un trader pourrait-il encore, aujourd'hui, échapper à tout contrôle et perdre près de 5 milliards d'euros ?

Olivia Dufour

Olivia Dufour

Olivia Dufour a commencé sa carrière en tant que juriste dans un cabinet d'avocats parisien avant de devenir journaliste en 1995. Spécialisée en droit, justice et finance, elle est actuellement responsable du développement éditorial du site Actu-Juridique (Groupe Lextenso). Elle est l'auteur de « Justice, une faillite française ? », publié en 2018 récompensé par le prix Olivier Debouzy, en 2020 de « Justice et médias, la tentation du populisme » et, en 2021, de « La justice en voie de déshumanisation », tous les trois publiés chez Lextenso Editions.

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Atlantico : L’affaire Kerviel a-t-elle changé quelque chose au fonctionnement des banques d’investissement. Les règles de contrôle des traders ont-elles évolué ?

Olivia Dufour : La réponse à cette question est très vaste car l’affaire Kerviel est survenue en pleine crise des subprimes de sorte que les problèmes se sont imbriqués. L’actualité laisse craindre que non : il y a eu des pertes de trading chez Caisse d’Epargne en octobre 2008, chez UBS en septembre 2011 et encore tout récemment chez JP Morgan. On peut y voir la folie de la finance ou simplement le dérapage de quelques uns, toujours est-il que l’affaire Kerviel n’a rien changé à ce type de dérives.

Comment se positionnent les banques sur cette question ?

La Société générale a tout de suite repensé complètement son contrôle interne. Il lui fallait retrouver la confiance du public mais aussi restaurer sa réputation de modèle de contrôle interne dans le monde.

Plus généralement, à chaque crise, on produit des réglementations pour corriger les erreurs passées mais elles ne sont pas toujours comprises et acceptées par les acteurs économiques. Sur la fraude justement, les banques et les milieux économiques ont tendance à penser qu’on ne peut pas se prémunir de manière absolue contre ce risque. C’est une limite à l’efficacité des nouvelles règles censées offrir plus de sécurité.

Un autre obstacle, c’est le coût. La mise en place de systèmes de gestions des risques et de contrôle, c’est cher, or en période de crise, on serre les budgets. Les grands cabinets internationaux de conseil  confient que l’affaire Kerviel a sensibilisé les entreprises mais que celles-ci ne trouvent pas forcément justifié d’investir des sommes importantes dans ce type de dépenses.

Chercher des outils moins faillibles coûterait plus cher que les pertes entraînées ?

Je ne sais pas s’ils vont jusqu’à faire un calcul aussi cynique. Mais quelque part, ils estiment que c’est un risque inéluctable. C’est pourquoi les autorités bancaires doivent rappeler régulièrement que la lutte contre la fraude fait partie intégrante de problématiques de gestion des risques qu’il faut surveiller..

Jérôme Kerviel insiste beaucoup sur le fait que les fraudes qu’il a commises étaient la norme. Etait-ce vraiment le cas et ce fonctionnement se perpétue-t-il aujourd’hui ?

Je pense que c’est avant tout un problème d’échelle. Jérôme Kerviel le reconnaît lui-même : il explique qu’il a fait comme tout le monde, tout en reconnaissant qu’il a poussé les limites de ces pratiques un peu loin. Je rappelle qu’il a investi deux fois 30 milliards d’euros en 2007 et une fois 50 milliards en 2008.

Il y a toujours des témoignages de traders repentis pour dénoncer le fait qu’ils jouent avec les règles. Bien sûr qu’ils le font. Comme les automobilistes flirtent avec les limitations de vitesse. De là à dire que le système bancaire est entièrement vérolé et que le non-respect des règles est un sport,  cela me paraît caricatural. Personne ne respecte toutes les réglementations à la lettre.

Peut-on imaginer qu’aujourd’hui quelqu’un franchisse les mêmes limites que Jérôme Kerviel ?

Si on ne réintroduit pas l’intelligence humaine dans le management et les systèmes de contrôle interne, alors oui, ça se reproduira. C’est la leçon qu’il faut tirer je crois de cette affaire. En soi, ce n’est pas une nouveauté. De nombreux spécialistes travaillent sur ces sujets depuis des années, mais ils ne s’expriment le plus souvent que dans des colloques ultra-confidentiels. Le sociologue Olivier Godechot estimait en 2008 dans un article pour les Echos que nous n’en étions qu’à l’aube de la piraterie dans les entreprises. Antoine Garapon, qui est un magistrat, dit exactement la même chose dans son dernier livre « La Raison du moindre Etat » où il explique que la mondialisation s’accompagne d’un phénomène de piraterie rendu possible par les nouveaux territoire sans frontières.Marie-Anne Frison-Roche, professeure de droit à Sciences Po, travaille sur ces question pour améliorer la régulation économique et donc la sécurité des systèmes. Isaac Getz, professeur de management à ESCP Europe vient de publier un article sur le site de La Tribune appelant à remettre l’intelligence humaine au cœur des systèmes.

Si je cite tous ces exemples, c’est pour montrer que des gens avec des profils très divers appellent à repenser d’urgence les processus d’organisation des entreprises. Jérôme Kerviel a déclenché 74 alertes. Lorsque l’on a interrogé ceux qui étaient chargé de le contrôler, ils ont répondu qu’ils avaient sollicité des explications auprès de Jérôme Kerviel pour résoudre le problème signalé par l’alerte. Et quand on leur a demandé s’ils avaient compris ses explications, leur justification est édifiante : « notre rôle n’est pas de comprendre l’explication mais de l’enregistrer ». C’est ainsi que le trader a pu par exemple donner des notices de produits financiers rédigées en finnois, sans que personne ne cherche plus loin et surtout ne demande une traduction ! Le système a sa réponse, l’alerte s’éteint, le contrôleur peut passer à autre chose.

Dans les banques, les fonctions du middle et du back office sont occupées par des gens compétents, mais souvent moins diplômés et surtout moins payés que les traders. Chaque jour, ils sont confrontés à l’arrogance des traders pour qui leurs questions représentent une perte de temps et une perte de résultat. Jérôme Kerviel, lui, était très gentil avec eux parce qu’il était issu de ce milieu. Il a compris l’absurdité du système et il a su passer très facilement au travers. D’ailleurs, les inspecteurs de la Commission bancaire ont expliqué au tribunal lors du premier procès que la fraude n’était pas du tout sophistiquée.

Le problème, c’est que pour lutter contre la fraude, la tentation est forte du côté des gouvernements et des régulateurs d’empiler les réglementations et de les durcir, au risque de rendre le système plus absurde encore. Il faut sans doute légiférer moins, mais mieux.

Est-ce si compliqué de mettre en place des contrôleurs capables de comprendre les techniques des traders ?

Globalement ils comprennent, ce qu’il faut surtout c’est revaloriser leur rôle. Aujourd’hui, celui qui se permet d’aller plus loin que les procédures, de dire « je ne comprends pas », de réclamer plus d’explication, celui-là doit être très courageux parce qu’il dérange, il fait perdre du temps. Encore une fois, l’intelligence humaine n’est pas prévue dans le système : elle est inopportune. Alors bien sûr que pour manager des groupes de 160 000 personnes comme la Société Générale et en particulier des structures de trading qui produisent des millions d’opérations complexes chaque jour, il est indispensable de mettre en place des procédures. Simplement, ne sombrons pas dans le formalisme absurde. Car au fond, ce sont les hommes qui font fonctionner les systèmes.

C’est tout l’intérêt de l’affaire Kerviel : si vous enlevez les warrant, les marges, les écarts de passerelles, les put et les call … vous voyez que ce n’est que de l’humain. Les spécialistes estiment que cela se reproduira de plus en plus souvent parce que nous travaillons dans des structures toujours plus complexes … et donc toujours plus fragiles. Cette problématique est vraie pour la finance mais, pour ce que l’on m’a dit, le même type de d’erreurs pourrait être commis dans le domaine du nucléaire. C’est avant tout une problématique de gestion des risques et de structure.

Jérôme Kerviel fait face à la justice depuis quatre ans maintenant. Que sont devenus ceux qui étaient chargés de le superviser et de le contrôler ?

Aujourd’hui, ils ont tous retrouvé du travail. Daniel Bouton, qui a du renoncer à son poste à l’époque car Nicolas Sarkozy ne lui avait sans doute pas pardonné d’avoir attendu trois jours pour l’informer de la situation a ouvert un cabinet de conseil. Jean-Pierre Mustier, qui dirigeait la banque d’investissement, a pris la tête d’Unicredit. Les autres sont partis dans des banques ou des sociétés d’investissement.

D’après ce que l’on m’a dit, tous étaient des financiers hors-pair, des personnages très respectés qui bénéficiaient d’une excellente réputation, dans le monde entier. On n’avait pas du tout affaire à des amateurs.

Le seul qui n’avait pas retrouvé d’emploi à la fin de l’année dernière, c’est le supérieur direct de Jérôme Kerviel. Ce polytechnicien qui travaillait pour la Société générale au Japon voulait rentrer en France. Il a été mis à ce poste en mars 2007 malgré malgré son ignorance du trading.  On lui avait dit de se reposer sur ses traders et en particulier sur Jérôme Kerviel, le temps de prendre ses marques. Et c’est précisément à cette époque que Jérôme Kerviel a commencé à prendre des positions gigantesques.

Etre mêlé à l’affaire Kerviel, cela ne fait donc pas tellement tâche sur un CV ?

Si, tout de même. Aujourd’hui, si vous tapez Daniel Bouton dans un moteur de recherche, vous verrez qu’il est systématiquement identifié comme « l’ancien patron de Kerviel », alors que c’est un homme qui a eu une carrière exceptionnelle. Même chose pour Jean-Pierre Mustier dont les compétences ont pourtant toujours été saluées dans la finance.

Tous ont perdu des postes splendides. Ils se sont recasés mais ils gardent des séquelles de cette affaire. La Société générale aussi d’ailleurs : pendant la crise de la dette souveraine en août dernier, elle a plus souffert que d’autres banques.

Propos recueillis par Romain Mielcarek

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