« Fais ce qu’on te dit de faire » ou le management participatif à la française<!-- --> | Atlantico.fr
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« Fais ce qu’on te dit et ne t’occupe pas du reste. » Cette réponse est la marque de nouvelles formes d’organisation et de manage­ment, prétendument efficaces, venues d’outre-Atlantique.
« Fais ce qu’on te dit et ne t’occupe pas du reste. » Cette réponse est la marque de nouvelles formes d’organisation et de manage­ment, prétendument efficaces, venues d’outre-Atlantique.
©Flickr/Victor1558

Total Quality Management System.

Hubert Landier rapporte les multiples anecdotes, glanées à l’occasion d'enquêtes qui sont autant de vexations subies par les salariés : directives inapplicables, manifestations de mépris, objectifs contradictoires, informations trop tardives, absence de dialogue... Extraits de "18 bonnes raisons de détester son entreprise" (2/2).

Hubert Landier

Hubert Landier

Hubert Landier est expert indépendant, vice-président de l’Institut international de l’audit social et professeur émérite à l’Académie du travail et de relations sociales (Moscou).

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Dans les années 1980, le management participatif était supposé avoir définitivement supplanté l’organisation taylorienne du travail. Les groupes d’expression des salariés allaient libérer la « parole ouvrière » ; les cercles de qualité allaient permettre d’asseoir les performances de l’entreprise sur un appel à l’intelligence de tous. L’exemple des entre­prises japonaises, dont la réussite mondiale ne manquait pas d’impressionner et d’interpeller les managers occidentaux, obligeait à repenser l’entreprise pour assurer sa survie, sinon sa réussite.

Ce mouvement semble aujourd’hui appartenir au passé. Les cercles de qualité ont laissé place à des procédures élabo­rées dans le cadre d’une « démarche qualité » imposée par la direction. Les directives se multiplient, toujours plus précises, toujours plus exigeantes. Il faut atteindre ses objectifs et assurer un reporting, parfois quotidien, sur tableur Excel.

Dans ces conditions, la majorité des salariés, y compris des cadres intermédiaires, se retrouvent dans la situation de l’exécutant tel que défini par Taylor et son orga­nisation « scientifique » du travail. Ils doivent respecter les prescriptions qui leur sont imposées dans le cadre d’un plan d’ensemble qui ne laisse aucune place à leurs idées et à leurs capacités d’initiative.

De cette tendance, on trouvera un marqueur dans le traitement réservé aux questions et aux suggestions d’amé­lioration formulées par les salariés. Or, la réponse est souvent immédiate et lapidaire : « Fais ce qu’on te dit et ne t’occupe pas du reste. » Cette réponse n’est pas seulement un stigmate de la culture taylorienne des années 1950, elle est aussi la marque de nouvelles formes d’organisation et de manage­ment, prétendument efficaces, venues d’outre-Atlantique.

La réponse à une suggestion d’amélioration simple : six mois de délai

La scène se passe dans une grande usine de mécanique, filiale d’un groupe américain. Un membre de la direction de l’usine m’explique que l’on a récemment décidé de mettre en oeuvre une démarche inspirée de la technique japonaise du kaïzen. Les opérateurs sont invités à décrire leurs suggestions d’amélioration (éventuellement accompagnées d’un croquis) sur un formulaire prévu à cet effet et à le remettre ensuite au chef d’équipe, qui transmet ; enfin, après examen de la propo­sition, la réponse, positive ou négative, revient à l’émetteur de l’idée. Je félicite mon interlocuteur, et j’entreprends d’interro­ger les ouvriers à l’occasion de mon audit.

Question : « Comment ça se passe quand vous avez une idée d’amélioration ? » Réponse : « On n’en fait plus, parce que de toute façon, on n’a jamais de réponse, ou alors, c’est six mois plus tard… » Je reviens vers la direction. On s’insurge devant de tels propos : « Celui qui vous a dit ça – en fait, il y en a plusieurs – est un menteur. Nous donnons toujours une réponse. Et ce n’est pas six mois plus tard, mais au grand maximum quatre mois. »

J’exprime ma stupeur devant un tel délai de réponse ; et mon interlocuteur, lui-même étonné de ma stupéfaction, de me décrire par le menu le long circuit administratif que doit parcourir la proposition d’amé­lioration, son passage au service qualité et au bureau des méthodes, sa traduction en anglais afin d’être communiquée outre-Atlantique, suivie de son retour – positif ou négatif – par le même circuit.

Seulement, entre-temps, l’opérateur qui a fait la propo­sition a changé de poste (il y reste en moyenne deux mois). Donc, il n’aura jamais la réponse et celui qui l’a remplacé n’y voit pas beaucoup d’intérêt, car il ne se sent pas concerné. Je fais observer à mon interlocuteur que cette procédure me semble relever de la plus pure tradition bureaucratique. Et là, il se fâche : « Ce n’est pas de la bureaucratie, c’est le TQMS. » Je me fais traduire (pour la forme, parce que je sais tout de même de quoi il retourne) : « Le Total Quality Management System. »

Les opérateurs, eux, ont une certitude : « On se fiche de ce qu’on peut bien dire, les gâchis continuent et, ensuite, on nous demande de nous serrer la ceinture. » Je suis persuadé que la bonne volonté des dirigeants de l’usine n’est pas en cause, mais qu’elle se heurte à une procédure « top-down » qui leur a été imposée par la company. En attendant, ce que vivent les ouvriers peut se résumer de la façon suivante : « Il n’y a pas de réponse à nos questions, il n’y a pas de suite aux suggestions que nous pourrions formuler ; et comme nous savons d’avance qu’il n’y aura pas de suite, autant nous taire, d’autant plus que la bonne idée que nous pourrions trans­mettre au chef d’équipe, nous savons bien que si elle est réellement bonne, il s’en attribuera la paternité afin de se réserver la récompense que promet la direction. »

La situation n’est pas toujours aussi caricaturale. L’absence de réponse aux questions et aux suggestions d’amélioration, telle que la dénoncent nombre de salariés, est pourtant suffi­samment fréquente pour qu’il y ait lieu de s’interroger : après tout ce qui a été dit sur les bienfaits du « management partici­patif », sur la « démarche qualité » et sur le kaïzen, ne serait-on pas en train de revenir à une organisation taylorienne pure et dure : « Tais-toi et fais ce qu’on te dit » ?

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Extrait de 18 bonnes raisons de détester son entreprise, Bourin Editeur (15 mai 2012)

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