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La gauche malade du syndrome Nora - Jospin
©MICHEL EULER / POOL / AFP

C'était mieux avant

Pierre Nora, fondateur de la revue Le Débat qui vient de cesser sa parution, déplore la baisse du niveau intellectuel français et la montée de la radicalité victimaire, mais ne s'interroge pas sur la part de responsabilité de "sa" gauche dans l'état actuel du pays et du débat public.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Dans une interview donnée au Point à l'occasion de l'annonce de la fin de la revue Le Débat, Pierre Nora déplorait la baisse du niveau intellectuel français et la montée de la radicalité victimaire. Curieusement pourtant, et alors que la revue a toujours souhaité porter un regard libre sur le monde, hors des engagements partisans, Pierre Nora ne semble pas se poser la question de la part de responsabilité de "sa" gauche dans l'état actuel du pays et du débat public. N'a-t-elle vraiment aucun silence ni aucune complaisance à se reprocher ?

Edouard Husson : Dès les premières lignes de l’entretien accordé par Pierre Nora au Point, on sent le malaise de l’interviewé. En fait, il ne répond pas aux questions; il se raconte une histoire à lui-même, pour se convaincre. Je sais que Marcel Gauchet est une personne discrète et qui parle peu volontiers à la première personne ; mais on est frappé de son absence dans le même entretien. L’autre entretien accordé par Pierre Nora, au Figaro, ne fait que confirmer. On a affaire à une décision qui a honte d’elle-même, que ses auteurs ne savent pas justifier. Et l’on a surtout envie de rire quand on entend un homme qui s’est voulu une autorité intellectuelle expliquer, comme un vieux réac, que c’était mieux avant, que le monde d’aujourd’hui ne ressemble plus à rien de ce qu'ils ont connu quand la revue a été lancée, que le numérique change tout. En fait, la seule chose intéressante, c’est la conscience que semble avoir Nora d’une fin de cycle. Ils ont accompagné le débat intellectuel des années Giscard aux années Macron. De l’optimisme qui menait un président de la République à prédire l’émergence d’un « vaste groupe central » qui tuerait la droite et la gauche au pessimisme de ce qui reste de la droite et la gauche de cette époque Et d’un groupe central en rétraction qui, dans un réflexe de survie, a décidé d’abolir provisoirement les différences entre la droite et la gauche pour résister à la montée du conservatisme, d’une part, et de la gauche écolo-victimaire d’autre part. Ce que Pierre Nora regrette, le fait de commencer à passer pour un « homme de droite », alors qu’il a toujours voulu être au centre-gauche, c’est exactement la dynamique du macronisme, élu au centre-gauche et tentant de se maintenir au centre-droit. Ce que nous dit aussi la longue contorsion intellectuelle de l’interviewé, c’est le constat évident, que le macronisme est sans colonne vertébrale intellectuelle: « Le Débat » aura offert une succession de contributions exigeantes et de grand niveau mais, les directeurs de la revue le sentent bien, il aura manqué un ou deux axes de réorganisation du débat d’idées, pour construire durablement une fois passée l’explosion de libération intellectuelle qui avait suivi la chute du marxisme. En fait, ce que nous devons constater, c’est non seulement l’inconsistance d’une gauche modérée intellectuelle qui aurait pu nourrir la dynamique politique de la « deuxième gauche »; mais aussi l’incapacité du duo Nora-Gauchet à ouvrir l’espace à l’émergence d’un véritable débat entre une gauche et une droite modérées, débat qui aurait pu accompagner ou même susciter une nouvelle offre politique.  

Bertrand Vergely : S’agissant de l’effondrement intellectuel que traverse aujourd’hui le monde occidental en général et la France en particulier, la gauche a une lourde part de responsabilité.

Pour qu’il y ait débat intellectuel, il faut qu’existe un souffle intellectuel, moral et spirituel. Pour que ce souffle existe, il faut qu’il y ait au départ un émerveillement à propos de la vie. Lacan disait que pour que la psychanalyse existe il faut un certain enthousiasme. Pour que le débat intellectuel existe il faut de l’enthousiasme. Quand on a conscience qu’il est extraordinaire de vivre et d’être sur terre, on mesure combien il est extraordinaire de participer à l’aventure humaine et notamment à l’histoire de celle-ci. Quand on a une telle conscience, on a des idées pour que l’humanité, les êtres humains, la société et la vie collective avancent. On devrait se réjouir d’être dans l’humanité et de vivre en société. Qui s’en réjouit ? Qui s’émerveille ? Qui donne envie de se réjouir et de s’émerveiller ? Quand y a-t-il eu un homme politique et un discours politique pour nous donner envie de société, d’humanité et de vie ? Il existe aujourd’hui un effondrement de la pensée politique parce que le sens de la vie ayant disparu, celui de l’histoire s’en est allé avec lui en faisant advenir un monde où personne n’est en mesure de dire où on va.

La gauche au départ est née d’un désir de vie, d’humanité et de société. Son histoire intellectuelle et morale montre qu’elle a peu à peu détruit ce désir en sciant savamment la branche sur laquelle elle était assise.

Tout a commencé quand, sous prétexte d’éliminer l’obscurantisme religieux, elle a fait l’erreur de tuer la part religieuse de l’être humain. Le religieux au sens noble du terme désignant le lien qui relie l’existence de façon poétique, mystique et spirituelle à sa source infini. Tuons le religieux dans l’existence humaine, on enferme celle-ci dans une existence matérielle dépourvue de sens, l’être humain n’étant plus qu’un accident de la matière venant de rien, n’allant vers rien et porteur de rien.

En devenant matérialiste et athée, la gauche a essayé de bâtir un sens de l’histoire. Issu de la religion de l’Être Suprême inaugurée par Robespierre sous la Révolution Française, ce sens de l’histoire a fait croire qu’il allait conduire l’humanité à un paradis purement terrestre grâce au développement de la science et de la politique. Nourrissant la croyance dans le progrès, il a créé cette religion séculière qu’est le progressisme.

Le monde occidental a cru dans ce sens de l’histoire. Lorsque ce sens s’est révélé conduire au totalitarisme, la gauche qui état progressiste est devenue tragique. Alors que le pessimisme et le tragique étaient traditionnellement des discours de droite, voire d’extrême droite, légitimant une politique dure voire cruelle, soudain on a vu la pensée de gauche s’approprier le pessimisme et le tragique. Cela s’explique. Si l’on voulait être de gauche sans devenir totalitaire, il n’y avait qu’une issue possible : devenir un révolté perpétuel à travers un désespoir perpétuel.

Aujourd’hui, cette gauche de l’ultra-révolte a envahi la gauche, les réseaux sociaux, le discours médiatique, le discours intellectuel ainsi que le discours artistique. Récusant haut et fort toute norme, elle est devenue paradoxalement la norme intellectuelle, morale et politique.

La gauche humaniste et progressiste héritière des Lumières et de la Révolution Française ne se reconnaît pas dans cette gauche. Même si elle a beau ne pas se reconnaître en elle, c’est elle qui l’a enfanté. À force de ridiculiser la part religieuse de l’être humain en la ramenant à du fanatisme et à de l’obscurantisme, c’est elle qui a fait le lit du désespoir et de la révolte qui aujourd’hui lui explosent à la figure. Le pitoyable débat actuel sur le droit au blasphème est de ce point de vue emblématique de l’effondrement intellectuel dans lequel la gauche a sombré.

Ainsi que la rappelle le Dictionnaire historique de la langue française le blasphème consiste à outrager la divinité. Outrager consiste à tenir des propos orduriers. Si la critique de la religion fait partie de la culture, si la satire et l’humour sont salutaires, outrager de façon ordurière est inacceptable.

Il est monstrueux d’avoir assassiné les journalistes de Charlie hebdo comme l’ont fait les terroristes islamistes. Il est inacceptable de dire qu’ils l’ont bien cherché. Il est également navrant que ceux-ci n’aient pas eu conscience qu’il y a des limites. On devrait faire la part des choses et rappeler la distinction qu’il y a entre le blasphème, la critique, la satire et l’humour. Au lieu de faire la part des choses de façon à éclairer le jugement que voit-on ? Sous prétexte de défendre les journalistes de Charlie hebdo qui ont assassinés, on cesse toute nuance. Le blasphème n’a rien à voir avec la critique ni la critique avec le blasphème ? Qu’importe. On n’en a cure. On revendique le droit d’être ordurier comme étant un acte critique et on en fait le pilier de la laïcité à la française en expliquant qu’être de gauche consiste à défendre le droit au blasphème.

Être ordurier ! Un droit ! Quand on entend une telle ineptie, on se pince pour savoir si on rêve ou pas et on pense à ce film de Luigi Commencini tourné en 1974 Mon Dieu comment ai-je pu tomber si bas !

Suffit-il selon vous de mettre en cause la baisse du niveau culturel des Français pour expliquer la décrépitude de nombres de revues ayant incarné l'intelligentsia et la pensée françaises pendant des décennies ?

Edouard Husson : Pierre Nora exprime très banalement le mépris de classe qui structure actuellement la société et la politique françaises et qui empêche donc à la fois le renouvellement des idées et du débat politique. Il en fait découler une argumentation biaisée. Il nous apprend que le nombre d’abonnés est resté stable en quarante ans. Et il regrette qu’il n’ait pas augmenté, vu l’augmentation du nombre d’étudiants. Découvre-t-il ou fait-il semblant de découvrir ce qui est au coeur de l’évolution occidentale: la stagnation de l’ascension sociale puis la montée des inégalités par l’émergence d’un enseignement supérieur plus massif ? Découvre-t-il vraiment que le problème se complique du fait que le choix de la désindustrialisation fait par nos élites a fait évoluer notre enseignement supérieur, en partie, vers des filières inutiles, dont les individus ne sont pas adaptées à la troisième révolution industrielle et au monde des objets connectés ? En fait, Pierre Nora nous avoue l’immense paresse des élites françaises depuis quarante ans, qui se sont laissé vivre et n’ont pas pris le tournant du monde nouveau, celui de la révolution numérique, du retour de l’entrepreneuriat, De la libération de la créativité humaine au moment où surgissait la conscience que les ressources naturelles sont limitées, du défi du transhumanisme, du retour des nations, de la redécouverte de la transmission intergénérationnelle. Soyons bêtement commerciaux: nous avons affaire au directeur d’une revue qui nous explique qu’il arrête parce qu’il ne veut pas fabriquer une offre qui correspond à une demande (pensons au succès des revues type « XXI », « L’éléphant » etc...) ; et qu’il ne veut pas non plus aider cette demande à évoluer, à partir de la qualité de l’offre qu’il saura mettre en place. De même que nos dirigeants politiques crient au populisme quand remontent les revendications d’une société qu’ils n’ont pas fait l’effort de protéger ni de mobiliser dans la compétition mondiale, de même Pierre Nora crie « bandes d’ignares » à un public dont il a la flemme de comprendre de l’intérieur les nouveaux usages et les aspirations.  

Bertrand Vergely : Une revue est une chose, le niveau intellectuel d’un pays et d’une époque en est une autre, la relation entre une revue et le niveau intellectuel d’un pays et d’une époque en est une troisième.

Une revue est issue d’un rêve qui fait le pari de devenir un succès commercial. Certaines revues comme La revue des deux mondes créée en 1929 ont une longévité impressionnante. Toutes n’ont pas cette fortune. Le débat a duré quarante ans. Il aurait été heureux pour cette revue, pour la maison Gallimard, pour Pierre Nora et pour Marcel Gauchet ainsi que pour ses lecteurs amateurs que celle-ci dure plus longtemps. Tel n’a pas été le cas. On ne peut que le déplorer. Reste qu’il convient de revenir sur terre, même si le retour dans l’atmosphère est brutal.

Dans notre monde sublunaire comme le dit Aristote, il faut s’attendre à être mortel. Le débat n’aurait pu durer que vingt ans. Il a duré deux fois plus. Il faut savoir être beau joueur et remercier le ciel.

Le niveau intellectuel d’une époque dépend de critères objectifs comme le nombre d’enfants scolarisés capables de lire d’écrire et de compter avant de devenir des étudiants dans des universités. Il dépend toutefois également de critères subjectifs comme l’impression d’avoir affaire à une « atmosphère » fervente liée à des cénacles d’artistes, d’écrivains, de penseurs et de créateurs particulièrement productifs. En ce qui concerne la France, Montmartre à la fin du XIXème siècle, Montparnasse dans les années 20-30, Saint Germain-des-Près après la deuxième guerre mondiale ont donné l’impression d’une telle atmosphère. D’où le sentiment d’une vie intellectuelle en plein essor. Curieusement, il suffit de pas grand chose pour donner l’impression d’un haut niveau. Une poignée d’artiste et d’intellectuels de haut vol. Il n’en faut pas plus.

Enfin, il y a le lien entre la revue et le niveau intellectuel. Quand un pays s’élève intellectuellement, ce niveau s’exprime par des revues de qualité qui sont l’expression, le baromètre et la vitrine de cette excellence. Toutefois, un tel lien n’a rien d’automatique. Parfois, certaines revues sont bonnes alors que le niveau général est médiocre. Parfois, le niveau intellectuel peut être bon sans qu’il y ait des revues à la hauteur.

Le débat disparaît pourquoi ? On peut incriminer le fait que l’époque lit de moins en moins parce que tout va trop vite et qu’il y a trop de choses à lire. On n’aura pas tort. On n’aura toutefois pas raison pour autant. Le débat est né au sein d’une gauche humaniste qui est en train de disparaître, victime d’une ultragauche qu’elle a elle-même installé au pouvoir. Depuis 1981, à chaque fois que la gauche a pris le pouvoir, la gauche a été la première victime de la gauche. Politiquement, alors que François Mitterrand a eu la peau du parti communiste, François Hollande a eu celle du parti socialiste. Intellectuellement, la gauche humaniste a pensé pouvoir se débarrasser du gauchisme intellectuel en prenant le pouvoir. C’est l’inverse qui a eu lieu, l’ultragauche intellectuelle prenant le pouvoir en éliminant la gauche humaniste. Ce qui n’est pas étonnant, la gauche intellectuelle se faisant pardonner d’être libérale en politique en devenant gauchiste sur le plan intellectuel et sociétal. Si Le débat disparaît aujourd’hui, il faut se demander dans quelle mesure le paradoxe de la gauche n’en est pas responsable.

Cette gauche républicaine qui s'émeut désormais d'être traquée par les néo-identitaires progressistes et victimaires -et même comme le déplorait Pierre Nora d'être assimilée à la droite (sic)- n'a-t-elle pas un petit côté Caliméro ridicule ? Si la situation est évidemment incomparablement moins tragique, on peut penser notamment à la lettre du pasteur Martin Niemöller qui écrivait : "Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste. Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates, je n’ai rien dit, je n’étais pas social-démocrate. Quand ils sont venus chercher les juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif [...] Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester"... Mais pour en revenir au Débat, qui, dans la gauche républicaine, a eu le courage de défendre les intellectuels de droite républicains contre la pression d'une extrême gauche intellectuelle redevenue épuratrice ? Marcel Gauchet et Pierre Nora en ont-ils fait assez avant d'être eux-mêmes "rattrapés" par la furie bien pensante ?

Edouard Husson : Pierre Nora en Caliméro ! C’est vraiment trop « inzuste », ce monde qui change autant ! En effet, et puis il y a ce que vous soulignez sur la complaisance vis-à-vis de tout ce qui vient de gauche et le refus de faire de la place à ce qui vient d’une droite assumée. Dans l’entretien accordé au Figaro, Nora donne la clé: il ne peut pas s’empêcher de faire l’éloge de Patrick Boucheron alors que l’histoire de France de ce dernier est comme un sas entre le gauchisme idéologique et la démagogie macronienne (« la colonisation est un crime contre l’humanité »). Votre allusion à la citation de Niemöller suppose qu’il y avait une forme d’inconscience des enjeux chez Pierre Nora. Je ne le crois pas: il est porteur comme bien d’autres de l’idée que rien de vraiment sérieux ne peut venir d’une droite intellectuelle assumée. Et qu’au fond, la droite, intellectuellement, n’existe pas. Alors évidemment, comme le propre de la gauche est la surenchère permanente, quand on refuse la radicalisation nihiliste qu’impliquent les dérives gauchistes, on commence à gauche en 1980 et l’on a l’impression de se trouver rejeté à droite en 2020. Je serais moins sévère avec Marcel Gauchet, l’ailier droit du duo, pour autant, il ne s’est jamais mis en place un véritable débat où la droite intellectuelle aurait pu, progressivement, irriguer et renouveler le débat. Regardez toute la nouvelle génération d’intellectuels conservateurs qui s’assument : pour un ou deux articles de Bérénice Levet ou Matthieu Bock-Coté, bien plus nombreux sont ceux qui n’ont pas été invités. Il ne me semble pas que la revue ait saisi l’occasion du décès de Roger Scruton pour revenir sur son oeuvre de manière approfondie (j’ai peut-être manqué quelque chose) Alors qu’il s’agit d’un des très grands intellectuels du monde occidental. Pierre Nora déplore la perte du sens de l’histoire, mais il a lui-même contribué à substituer les « lieux de mémoire » à l’histoire. En fait, ce qu’il vient nous annoncer c’est que Le Débat est désormais un « lieu de mémoire ». 

Bertrand Vergely : On prête à Voltaire d’avoir dit un jour : « Monsieur je ne suis pas d’accord avec vos idées mais je me battrai pour que vous puissiez les exprimer ». La phrase est magnifique. La réalité l’est moins. Jamais on n’a vu Voltaire se battre pour prendre la défense d’un fanatique ou d’un prêtre catholique. Ce qui se passe avec la gauche est du même ordre.

En théorie, la gauche est pour la tolérance et la liberté d’expression. En pratique, elle n’hésite pas à recourir à la censure ainsi qu’à la réclamer. En Octobre 2019 à l’université de Bordeaux Sylviane Agacinski en a fait l’expérience. Jugée politiquement incorrecte à cause de ses critiques du mariage pour tous et menacée à cause de cela, elle a dû renoncer à faire une conférence à ce sujet.

Il est arrivé parfois et il arrive encore que la droite prenne le parti de défendre certaines idées ou certains hommes politiques de gauche. Jamais on n’a vu ou on ne voit l’inverse. Au contraire. Il existe depuis longtemps déjà et particulièrement aujourd’hui une pratique de ce que l’on peut appeler une reductio ad hitlerum ou bien encore une reductio ad lepenum. La gauche humaniste s’étonne aujourd’hui d’être assimilée à la droite par la gauche de la gauche sous prétexte qu’elle s’en distingue. Elle expérimente à ses dépends ce qu’en d’autres temps elle a elle-même semé en assimilant la droite à l’extrême droite voire au fascisme et au nazisme.

On se demande ce qui a tué le débat politique et intellectuel en France et ce qui le tue encore. Trois choses l’ont tué et le tuent encore.

En premier lieu, la transformation de la politique en guerre permanente à travers l’idée qu’en politique, en morale et intellectuellement, il fallait choisir son camp et utiliser tous les moyens afin de ne pas faire le jeu de l’adversaire. Dans les années soixante, c’est ce qui a conduit à la fameuse formule disant qu’il vaut mieux se tromper avec Sartre qu’avoir raison avec Raymond Aron.

Par ailleurs, l’idéologie a tué et tue encore le débat politique et intellectuel. Comme la gauche est assimilée au bien sur la terre, il y a ce qui est bien et qui pense bien à savoir la gauche qui est le monde de la lumière et il y a les autres qui, n’étant pas à gauche, forment le monde des ténèbres. Résultat : l’important étant d’être de gauche et non de penser, il n’est gère étonnant que la vie intellectuelle s’effondre.

Enfin, ne négligeons pas le concret, critique qui vaut tant pour la droite que pour la gauche. Depuis des années, on entend dire que les paroles étant bien belles, on veut du concret. À force de ne s’occuper que du concret, il n’y a plus aucune parole . Et comme il n’y a plus aucune parole, on ne sait plus ce qu’est le concret. On voulait du concret. On est désormais dans le brouillard.

A l'occasion de la promotion de la sortie de son livre "Un temps troublé", Lionel Jospin pour sa part promeut l'hypothèse d'une nouvelle gauche plurielle pour que la gauche puisse espérer se reconstruire et revenir au pouvoir. Alors qu'Europe Ecologie Les Verts n'a plus grand chose à voir avec ce qu'était le mouvement en 1997 et que La France insoumise s'éloigne toujours plus du champ républicain, comment un homme perçu comme étant une grande conscience morale de la gauche peut-il ne pas voir, ou feindre de ne pas voir- les travers liberticides et anti-démocratiques des alliés potentiels du PS pour 2022 ?

Edouard Husson : Le rapprochement avec la fin de parution du Débat est évident: on a affaire à des personnalités de gauche qui ne voient pas ou ne veulent pas voir les ressorts profonds de l’évolution du monde. Les mutations idéologiques de la gauche n’ont jamais cessé. Lionel Jospin devrait être bien placé pour savoir que le trotskisme et le maoïsme ont été la matrice du néo-individualisme et de l’anarcho-capitalisme des années 1980 et 1990. Parallèlement se mettaient en place, plus discrètement, les courants bien visibles aujourd’hui: l’antisionisme, l’islamisme, l’écologie régressive, l’idéologie du genre, le racialisme. Depuis la crise financière de 2008, ces mutations de la gauche ont pris le dessus. On voit la manière dont le parti démocrate américain est rongé, détruit même, par cette idéologie multiforme. Jospin a raison sur un point: il existe un potentiel électoral de la gauche qu’il appelle « plurielle », par analogie avec sa coalition gouvernementale de la fin des années 1990. Mais a-t-elle un potentiel de rassemblement? Et puis un ancien premier ministre peut-il recommander quelque chose qui ferait définitivement voler en éclat le pacte républicain? La même semaine, nous aurons eu un Pierre Nora jetant l’éponge et un Lionel Jospin concoctant une recette d’apprenti-sorcier face au même problème, que l’on peut désigner de trois façons: l’idéologisation incontrôlable de la gauche, le vide du macronisme et le refus du corps social d’assumer la légitimité d’une offre politique de droite. 

Bertrand Vergely : Lorsque la gauche parle d’être une gauche plurielle, elle est prisonnière de la contradiction dont elle n’arrive pas à sortir depuis des années.

D’un côté, elle veut le pouvoir. D’un autre elle veut être à gauche. Résultat : voulant prendre le pouvoir tout en étant à gauche, elle passe son temps à se diviser à propos du fait de savoir qui va être le plus à gauche. Arrivant en ordre dispersé aux élections, fatalement, elle les perd.

Quand Emmanuel Macron a voulu prendre le pouvoir, il n’a eu aucun mal. Divisée, la gauche le lui a offert. Elle aurait dû s’en rendre compte. Quand on écoute son discours, on reste stupéfait. On reste incapable de dire en quoi consiste la gauche ni ce qu’elle veut, D’où le marasme actuel à savoir une gauche dispersée sans aucune vision de fond qui, à part le projet de battre la droite s’accroche à l’air du temps en faisant ici un peu d’écologie, là un peu de mariage pour tous et de PMA, là un peu de lutte contre les discriminations et là un peu de féminisme. Comme tout le monde est écologiste, pro-mariage pour tous et pro PMA, pro-féministe, anti-discrimination, on ne sait plus qui est qui, qui fait quoi et qui veut quoi. N’ayant plus aucune vision globale, alors qu’elle est universaliste, la gauche humaniste se retrouve ainsi à devoir passer une alliance avec l’ultragauche qui est anti-universaliste et avec les verts qui sont antihumanistes. Tant que le monde politique ne réapprendra pas à penser sérieusement, il ne faudra pas s’étonner si la crise intellectuelle qui le frappe persiste.

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