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La cour constitutionnelle allemande initie le processus de démantèlement de la zone euro
©Sebastian Gollnow / dpa / AFP

Politique de soutien

L’arrêt de la cour suprême constitutionnelle allemande (« Karlsruhe ») du 5 mai 2020 est historique. Cet arrêt constitue un ultimatum et le premier pas, soit d’une sortie de l’Allemagne de l’euro, soit d’une obligation de sortie pour l’Italie et pour la France –dans tous les cas la fin de la zone euro telle que nous la connaissons.

Sébastien Cochard

Sébastien Cochard

Sébastien Cochard est économiste, conseiller de banque centrale. Il exprime ses vues personnelles dans Atlantico.

Twitter : @SebCochard_11

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L’arrêt de Karlsruhe devrait ainsi prendre une place dans l’histoire, à l’instar de la chute du mur de Berlin, comme la fin d’une expérimentation économiquement contre-nature et radicalement antidémocratique de près de 40 années : l’union économique et monétaire. 

La zone euro, économiquement infra-optimale et antidémocratique.

On ne soulignera jamais assez combien l’euro est est un handicap économique pour la plupart des pays qui en sont membres, sauf principalement l’Allemagne. En effet, d’une part la situation de changes fixes donne l’occasion à l’Allemagne de profiter commercialement toujours plus profondément de son avantage en terme de compétitivité-prix aux dépens de ses partenaires de la zone euro, sans qu’aucun mécanisme ne permette un réajustement des soldes extérieurs. D’autre part la gouvernance de l’union économique et monétaire a retiré à l’Etat ses deux principaux outils de politique économique, les politiques monétaire et budgétaire, qui se retrouvent « stérilisés » au niveau européen.

La politique monétaire, unique, interdite de coordination avec les gouvernements et soustraite au contrôle démocratique des peuples par l’idéologie inacceptable de « l’indépendance » des banques centrales, est structurellement inadéquate pour la plupart des Etats de l’euro. Ses objectifs statutaires ont de surcroît été réduits le plus strictement à la seule stabilité des prix, excluant ainsi le soutien à la croissance et la recherche du plein emploi, auxquels pourtant contribuent l’ensemble des autres banques centrales de la planète.

La politique budgétaire de chaque Etat, elle, n’existe plus, complètement entravée sous l’accumulation des contraintes et handicaps financiers dirimants qui lui ont été imposées depuis 1992. La première d’entre elles est le piège de la dette, artificiellement créé et entretenu à travers l’interdiction maastrichtienne de financement monétaire des Etats, qui sert directement à assurer la valeur de la rente au détriment de l’emploi et qui entretient un climat de crise permanente.

L’interdiction du financement monétaire, nœud gordien de la soutenabilité de l’euro.

C’est justement l’interdiction du financement monétaire qui est la bombe à retardement qui va maintenant faire exploser l’euro. En Août 2012, il avait suffi à Mario Draghi, nouveau président de la BCE, de brandir la menace de rachats sans limites par la BCE de titres de dette publique des pays en difficultés (financement monétaire), pour que la crise de la zone euro se calme instantanément après avoir fait rage pendant deux ans.

En janvier 2015, passage à l’acte : sept ans après les plans de rachats de dette massifs des Etats-Unis, de la Grande Bretagne et du Japon, 22 ans après l’interdiction Maastrichtienne, la zone euro a enfin son programme de rachats de dette publiques, son « assouplissement quantitatif » (QE), obtenu par Mario Draghi malgré l’opposition allemande et dénommé « Public Securities Purchasing Programme » (PSPP), qui a fait l’objet de l’arrêt de Karlsruhe le 5 mai.

Officiellement, il s’agit de soutenir l’inflation, alors que cette dernière est en passe de devenir négative (seul mandat de la BCE : la stabilité des prix). En réalité, il s’agit bien de réduire la pression des dettes publiques, en violant ainsi, sinon la lettre (rachats sur le marché secondaire et non directement à l’émission) mais du moins l’esprit de l’interdiction de financement monétaire.

Une politique de soutien massif aux dettes publiques, sous le prétexte de l’objectif d’inflation.

Les allemands ne s’y trompent pas. Dès son premier arrêt sur le cas, en août 2017, avant le renvoi à la CJUE qui donnera lieu à son jugement de décembre 2018, la cour constitutionnelle allemande détaille une série de conditions qui permettraient, dans leur ensemble, de ne pas considérer le PSPP comme de la monétisation de dette publique. La condition la plus déterminante est que les titres de dette publiques rachetés par l’Eurosystème soient revendus avant d’arrivée à échéance. Cette condition évite que de facto la dette d’un Etat ne soit annulée par son rachat par sa banque centrale. Cette dette existe toujours puisque, grâce à Karlsruhe, elle a vocation à être remise sur le marché.

Les résultats de cette politique de QE, détournement évident des interdictions maastrichtiennes, seront massifs. Pour prendre l’exemple de la France (mais les proportions sont les mêmes pour chaque membre de l’euro), à fin 2019, en application de cette politique, environ 32% du total de la dette publique française avait été racheté par l’Eurosystème (6% par la BCE et 26% par la Banque de France). Quand des titres au sein de ces détentions arrivent à maturité, d’autres sont rachetés afin de maintenir l’encours proche de 33%, limite auto-imposée par la BCE afin (sans l’avouer) de ne pas enfreindre une des conditions rappelées par Karlsruhe, liée aux seuils de votes dans les opérations de restructuration de dettes.

Cette sortie du marché d’un tiers de la dette française a été financée par de la pure création monétaire, la « planche à billets », sans aucun impact sur l’inflation, que la BCE essaie au contraire désespérément de rapprocher de 2% mais qui n’arrive pas à se maintenir au-dessus de 1%. L’impossibilité à atteindre son objectif d’inflation permet à la BCE de justifier la prolongation indéfinie du QE, ainsi que la conservation des titres jusqu’à leur arrivée à échéance, puis leur remplacement pour éviter une réduction des encours détenus… Toutes choses interdites en principe par l’interdiction de financement monétaire mais justifiées sous le prétexte de l’objectif d’inflation.

Les Etats membres de l’euro étaient-ils tirés d’affaire grâce à la monétisation ? Le lancement du « PEPP », le 18 mars 2020, en a donné l’impression –jusqu’à Karslruhe le 5 mai

Prenant la dimension de la crise économique terrible engendrée par les confinements imposés aux populations, la BCE, à l’instar de la Réserve fédérale américaine, des banques centrales japonaise et britannique, a lancé le 18 mars une première enveloppe de son « programme d’achats d’urgence face à la pandémie » (PEPP en anglais) qui a toute latitude de racheter des dettes publiques des Etats membres. En mettant ensemble les différents programmes de la BCE en cours, plus de 1000 milliards d’euros de dette (8% du PIB de la zone euro) pourraient être immédiatement rachetés par la BCE. Cette première enveloppe doit être suivie par d’autres : aux Etats-Unis la Réserve fédérale s’est ainsi engagée à des rachats « sans limites », suivie depuis peu par le Japon.

Pour mettre en œuvre ce programme d’urgence, la BCE a toutefois besoin de s’affranchir des limites définies dans le premier arrêt de Karlsruhe de 2017 : les limites de 33% par émetteur (40% devrait être dépassé dès l’automne 2020 pour l’Italie et la France), le respect dans les achats du poids respectif des différents Etats dans la capital de la BCE (la BCE depuis mars avec le PEPP rachète principalement des titres italiens et français –et aucun allemand)… et l’obligation de remise sur le marché dès que l’urgence sanitaire sera passée. En effet, une remise sur le marché reviendrait à annuler les bénéfices de la monétisation et déclencherait une crise obligataire aigüe. Il faut donc que l’on fasse durer la crise. L’économiste en chef de la BCE, Philip Lane, a ainsi affirmé début mai que la crise économique actuelle allait durer un minimum de 3 ans. Après un premier QE sans limite de durée et donc sans remise des titres sur le marché, nous allons ainsi droit vers un PEPP sans limites quantitatives et lui également à durée indéterminée. Pour le plus grand bien de la France et de l’Italie.

L’Allemagne a dit non le 5 mai. Durée indéterminée, pas de remise sur les marchés des titres avant leur arrivée à échéance, non-respect d’une durée minimales avant le rachat sur le marché secondaire, dépassement de la limite de 33% par émetteur, non-respect des proportions du capital de la BCE : toutes choses mises en œuvre activement pour le PEPP mais qui sont pourtant définies par Karlsruhe, dans son arrêt du 5 mai, comme caractéristiques du financement monétaire. Même si cet arrêt en théorie ne porte que sur le premier QE (le PSPP), nous savons déjà que le PEPP en cours, espoir de voir se réaliser la monétisation de 50% de notre dette publique, est d’ores-et-déjà déclaré hors-la-loi par la Cour allemande, ne serait-ce que par jurisprudence.

L’Allemagne a ainsi décidé de rendre l’euro totalement allemand, ou d’en sortir.

Dans son arrêt du 5 mai, Karlsruhe établit que « le gouvernement fédéral et le Bundestag ont le devoir de prendre des mesures actives contre le PSPP dans sa forme actuelle ». Il s’agit en particulier de s’assurer de la « proportionnalité » des mesures prises (le rachat massif de titres) en vue de l’objectif (remonter l’inflation). Le raisonnement de la Cour est que l’impact économique très important (soutien aux émissions obligataires des Etats, impact négatif sur les taux d’intérêts et donc les épargnants, soutiens d’entreprises non viables pour les rachats de dette privée, etc) n’est en rien « proportionnel » aux très maigres résultats obtenus en matière de remontée de l’inflation vers la cible de « un peu en-dessous de » 2%.

Notons au passage que la Cour ne se préoccupe pas de l’impact économique tragique qu’aurait la remise des titres de dette publique italienne ou française sur le marché, qui entraînerait entre autres un défaut ou une restructuration sous tutelle de la Troïka pour l’Italie. La Cour allemande s’oppose ainsi à la disproportionnalité des actions macroéconomiques expansives de la BCE (rachats de titres), mais elle semble considérer comme normal une disproportionnalité récessive des actions de la BCE qu’elle préconise (ventes de titres) pour se conformer à l’esprit de la loi. C’est au total très allemand.

Or, cette proportionnalité des actions de la BCE en matière de QE n’existe pas, et ne peut donc être justifiée. Le gouvernement allemand le sait. Le Bundestag le sait. Un délai de trois mois a été donné par la Cour pour que le gouvernement allemand, Bundesbank et Bundestag obtienne un engagement de mise en conformité par la BCE avant que la Bundesbank ne se retire de la mise en œuvre du QE. Il sera impossible à la Bundesbank de ne pas également se retirer du PEPP, beaucoup plus coupable encore que le PSPP puisqu’il se qualifie comme financement monétaire. Le Bundestag, totalement conforté dans ses convictions par l’arrêt du 5 mai, ne laissera pas retomber l’affaire. La confrontation politique au sein de l’eurozone est maintenant ouverte et irréductible. L’Allemagne a mis en réalité sur la table la menace de sa sortie de l’euro.

France et Italie ne peuvent pas rester dans un euro « post-Karlsruhe » si l’Allemagne parvient à ses fins.

Il est en effet impossible à la France et à l’Italie d’accepter la fin de la monétisation de la dette mise en œuvre par la banque centrale depuis 2015 et accélérée à partir de mars 2020. Cette monétisation était déjà nécessaire avant la crise des confinements covid : elle est maintenant vitale. La dette italienne atteindra dès cette année 180% du PIB, et la dette française probablement 120%. Sans financement monétaire/monétisation, il faudrait envisager des excédents budgétaires primaires (solde recettes-dépenses avant service de la dette) de l’ordre de 5% du PIB pendant entre 30 et 50 ans pour maintenir la dette sur une trajectoire légèrement décroissante. Ce qui est impossible, ne serait-ce parce qu’un tel niveau d’excédents primaire a un effet récessif sur la croissance. Et, sans croissance du PIB, il devient impossible d’obtenir une réduction du ratio dette/PIB.

De tels excédents primaires ne sont pas macroéconomiquement soutenables. L’Italie, certes, réalise la performance depuis de nombreuses années d’obtenir des excédents primaires de l’ordre de 1,5 à 2% du PIB, sans même toutefois que la dette ne parvienne à être stabilisée (la dette croît, mais pas le PIB). Sur les 25 dernières années, depuis 1995, l’Italie a ainsi enregistré 24 années d’excédents primaires et son effort de consolidation budgétaire a été un multiple de celui de l’Allemagne et des Pays-Bas. La « dépense » publique a donc déjà un effet multiplicateur négatif en Italie depuis un quart de siècle. Une politique d’austérité deux fois plus dure et deux fois plus longue ne pourrait être appliquée que sous l’égide d’une prise de contrôle des finances publiques du pays par une version nouvelle de la Troïka appliquée à la Grèce. Une restructuration de dette se traduirait par la même prise de contrôle par la Troïka et aurait comme contrepartie un pillage des actifs italiens plus rapide et encore accru.

La situation française, qui elle, contrairement à l’Italie, n’est presque jamais parvenue à obtenir des surplus primaires (et c’est tant mieux pour l’économie du pays) serait tout aussi difficile. Une restructuration de la dette française, en échange de sa mise sous tutelle budgétaire sous forme Troïka, s’avèrerait tout aussi nécessaire que pour l’Italie. Sans la monétisation de la BCE, la dette française devient soudainement insoutenable.

Vers la fin de la zone euro.

La réaction paniquée des différentes autorités concernées (en France, BCE, Italie) a été unanime : fin de non-recevoir. On ignore et on méprise l’arrêt de la cour constitutionnelle allemande et on va de l’avant. C’est mal connaître l’Allemagne. L’Allemagne ne cèdera pas et veut que la BCE devienne allemande dans sa logique et son fonctionnement. Or la France n’a pas la possibilité d’accepter la fin de la monétisation du QE sous sa forme actuelle. Et l’Italie ne survivra pas non plus dans l’euro sans le QE. Avant l’arrêt de Karlsruhe, il était déjà question d’instaurer un contrôle des mouvements de capitaux en Italie afin de prélever de force les ménages italiens pour alléger la dette, alors même que le PEPP était à plein régime et en théorie suffisant. Lors de l’instauration du contrôle des capitaux, l’Italie se retrouvera ainsi (comme la Grèce à partir de juillet 2015) avec sa zone euro particulière, antichambre possible pour une sortie définitive de l’union monétaire.

Lorsque la Bundesbank, à l’échéance du délai de 3 mois octroyé par Karlsruhe, se sera retirée des opérations de rachats de titres de la BCE, elle commencera, comme le lui demande la Cour, à remettre sur les marchés les centaines de milliards de Bunds acquis dans le cadre du QE. Ces reventes devraient faire remonter les taux de marché en Allemagne, effet ardemment souhaité par les épargnants mais qui sera contrebattu par la fuite de capitaux en provenance d’Italie et de France pour acheter justement de la dette allemande. L’Allemagne elle-même sera donc poussée à mettre en place un contrôle des capitaux, antichambre de sa propre sortie de l’union monétaire.

En résumé, soit l’Allemagne sort de l’euro, soit l’Allemagne reste car elle aura eu gain de cause avec la BCE. Mais dans ce cas la France et l’Italie doivent elles sortir pour reprendre le contrôle de leur banque centrale afin de rendre leur dette soutenable Cette opposition frontale est irréductible. Dans ce contexte, la meilleure solution collective serait une planification concertée du démantèlement de la zone euro.

Mais, comme l’a théorisé Hegel, l’Histoire est avant tout tragique.

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