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"La Mort à Venise" de Thomas Mann : désir d’art
©ACME / AFP

Atlantico Litterati

Dans "La mort à Venise", Thomas Mann (Prix Nobel de Littérature/1929) nous présente un écrivain captif de l’amour dans la Cité des doges, prisonnière d’une épidémie de choléra. L’ange que ce romancier poursuit le long des canaux putrides est-il une figure du désir ou celle –fuyante elle aussi-, de l’art ? Interprétations.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

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« Qui est hors de soi ne redoute rien tant que d’y rentrer », constate Thomas Mann dans « La Mort à Venise ». Son personnage,  l’écrivain Gustav Aschenbach est  plus qu’« hors de  lui. Il s’est perdu de vue depuis sa rencontre avec  un jeune estivant polonais rencontré au Lido. Une sorte d’apparition, un mirage, l’exacte figure  d’un désir jusqu’alors inconnu de lui. Le jeune Tadzio possède non pas la beauté du diable mais celle d’un ange tombé du ciel pour lui,Aschenbach, romancier vieillissant, car correspondant en tous points à un désir  d’autant plus puissant qu’il se révèle sur le tard. Un rêve d’amour jusqu’alors enfoui dans son inconscient, une obsession réclamant son dû. « La pâleur, la grâce sévère de son visage encadré de boucles blondes comme le miel, son nez droit, une bouche aimable, une gravité expressive et quasi divine, tout cela faisait songer à la statuaire grecque de la grande époque ». On pense à la beauté platonicienne  louée par le philosophe Arthur  Schopenhauer (1788-1860), auquel Thomas Mann consacra un essai ( « Schopenhauer par Thomas Mann » (Buchet-Chastel/2018).Proust fit siens lui aussi certains concepts de Schopenhauer. « Un être est mû par une tension désirante qui modèle sa vision du monde, mais dès que cette tension accède à sa conscience, sujet et objet se confondent. Un dévoilement a caractère initiatique »,  précise  d’ailleurs  Anne Henry dans « La tentation de Marcel Proust »/PUF).

Dans La Mort à Venise, le bourgeois éclairé de Munich, dont la vie était jusqu’alors sur des rails,  découvre son désir, jusqu’alors inconscient.Aschenbach se croyait hétérosexuel. Or l’adolescent  de Venise  incarne cette perfection  dont l’écrivain rêvait sans le savoir. Tadzio, c’est le Beau  tel que le définit Platon. La sortie de la Caverne.Un idéal.L’art fait homme- ou plutôt jeune homme. ( «  j’ai décidé de pousser les choses à l’extrême en introduisant dans La Mort à Venise le thème de l’amour interdit. Le fait érotique est ici une aventure anti-bourgeoise, à la fois sensuelle et spirituelle. », précise Thomas Mann (« Au fil de mes souvenirs », entretien de Katia avec Thomas Mann »/Albin-Michel/1975)

Gustav Aschenbach a beau être un artiste reconnu, il  ne se reconnaît plus ;  depuis que son regard a croisé celui du jeune Tadzio-qui ne cille jamais, mais comprend tout, ce coup de foudre opère en lui  un changement radical. L’écrivain en villégiature à Venise était un père de famille sans histoire. Soudain, Gustav Aschenbach  meurt à lui même et se surprend à penser autrement. «  L’amour n’est rien s’il n’est pas de la folie, une chose insensée », insiste Thomas Mann 

( « La mort à Venise » est une autofiction). 

La prise de conscience de son désir métamorphose  le personnage qui devient un égaré sentimental. L’ adolescent d’origine polonaise entouré des siens, dîne souvent à ses côtés, en cet hôtel luxueux. « Son visage se détachait avec des tons d’ivoire dans l’ombre dorée que faisaient ses cheveux ». Une beauté  douloureuse, jamais vue, qui propulse Tadzio  du côté des mythologies gréco-latines, vers le mythe de Ganymède, dont celui figuré dans les « Bergers d’Arcadie », de Nicolas Poussin, entre autres). A Venise, qui subit l'épidémie, les éléments de la tragédie se mettent en place. Les protagonistes se croisent, prisonniers d’eux-mêmes. Les touristes doivent ignorer qu’ils sont condamnés.Que veut Tadzio ? Qu’espère l’écrivain découvrant au soir de sa vie son attirance pour les garçons ? Venise est empoisonnée, l’amour interdit. L’écrivain médite sur  sa chaise-longue. Tadzio se tient devant la mer. Il est sa tentation. Le romancier finira par supplier  les proches de Tadzio de quitter  la ville. L’amour va contre ses intérêts. Aschenbach a compris la tragédie qui se joue en secret. Tadzio ne partant pas, l’écrivain décide lui aussi de rester, malgré le danger de mort. La menace se rappelle à lui, ici ou là, grâce au génie de l’auteur, qui sait disposer ses pions sur l’échiquier de sa fiction. Des  figurants surgissent, déguisés en figures du mal, bateliers du Styx et  autres guides des Enfers. La Mort s’annonce par maléfices interposés,  elle prend son temps : elle a le mot de la fin. Toujours aussi pâle et beau, Tadzio  est énigmatique : ses yeux sont « couleur d’aube ». 

L’écrivain du Lido revit. Le choc tellurique  né de  cet amour l’anime. Il voudrait paraître plus jeune. Se fait maquiller, puis teindre ( mais sous le fard, l’âge prolifère, tel un cancer) . Plus  qu’une réflexion sur l’attirance qu’éprouve un homme pour un garçon  trop jeune pour lui, « La Mort  à Venise » est d’abord et avant tout une méditation sur l’art, Eros et Thanathos. Certains voient chez Tadzio  le guide des Enfers, la mort annoncée. Rien n’est moins  sûr, car  la jeunesse du personnage, sa beauté, et, sans doute, son mental ( peut -on être beau à ce point si l’on  manque d’esprit ?), le rangent du côté d’Eros, de l’art,  donc de la vie : « L’exaltation de vie que l’art donne aux choses, il la donne aussi à l’artiste créateur ; il lui fait un bonheur qui va plus avant. ». Les trente premières pages de « La Mort à Venise  étant dévolues à l’art tel que le conçoit Aschenbach,  le jeune Tadzio semble une apparition décalquée sur ce qui, dans ce cœur d’écrivain, n’existe  qu’en secret : ce genre de beauté  que tout artiste cherche à exprimer .L’œuvre à venir. Le livre à écrire. « Je suis belle ô Mortels ! comme un rêve de pierre !/ », s’exclame Baudelaire  dans Les Fleurs du Mal.Point de « lutte avec l’ange »: le beau n’est jamais destructeur. Le temps l’est  en revanche pour tout le monde.Aschenbach se souvient : « . Dans la maison de ses parents, il y avait eu autrefois, bien des années auparavant, un sablier... ce petit instrument, si fragile et si considérable, il le revoyait tout d’un coup comme s’il eût été là devant lui »..Coeur volé, l’artiste au soir de sa vie erre  dans   Venise à la poursuite de Tadzio, non pour le détourner des siens, mais pour avoir le privilège de l’apercevoir, de croiser son regard, de le contempler le long des canaux putrides dans une Venise glaçante, malgré la touffeur de l’air. « Depuis quelques années déjà, le choléra asiatique tendait à se répandre, et on le voyait éclater avec de plus en plus de violence ». 

Thomas Mann profite de sa fin pour approfondir encore son thème ; le jeune Tadzio et son admirateur grisonnant sont aussi -et  « en même temps »- les figures des plus grands mythes, l’artiste et son sujet, la beauté fuyante de l’œuvre qu’il voudrait accomplir . Remarquons au passage que si le personnage de Thomas Mann échoue, puisqu’il ne pourra rejoindre son amour sur la ligne d’horizon ( le large) que ce dernier lui indique, l’écrivain Thomas Mann lui, réussit son chef-d’oeuvre en nous contant cet échec. Nous assistons au double mouvement  de la beauté impossible, dévastatrice, fatale en somme, telle que mise en scène dans l’œuvre que nous lisons,  pendant qu’elle advient avec succès -et quel éclat !- dans la vie  réelle et en particulier chez Thomas Mann, à ce moment-là de son art. Ce double mouvement forme un tout saisissant, et constitue l’une des clefs de cette grande œuvre. 

D’un côté Thomas Mann raconte la tragédie de l’artiste qui poursuit en vain son art, et meurt de ne pouvoir le rejoindre CAD l’accomplir, de l’autre, tout advient, tout se réalise et l’art existe ô combien dans ce que nous lisons.«  L'artiste libre est celui qui crée son ordre lui-même », disait Camus à Stockholm.

La Mort à Venise/ Thomas Mann/ Le Livre de Poche/ 9,90 euros.PDF disponible en ligne

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