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De l’Irlande à la Thuringe, un vent identitaire souffle sur l’Europe
©Ben STANSALL / AFP

UE

Brexit, Sinn Féin, AfD ou comment le vent identitaire balaie les libéraux sur la question sociale. Au-delà des limites de l'Union européenne actuelle, quelles sont les attentes des peuples aujourd'hui ?

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Patrick Martin-Genier

Patrick Martin-Genier

Patrick Martin-Genier est spécialiste des questions européennes et internationales, des collectivités territoriales et des affaires publiques. Il enseigne le droit public public à l'Institut d'études politiques de Paris et le droit constitutionnel et administratif à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Patrick Martin-Genier est également administrateur de l'association Jean Monnet. 

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Atlantico.fr : A la veille des élections législatives irlandaises, le Sinn Fein fait un bond spectaculaire à 25% dans les sondages; le vent populiste semble continuer à souffler, alors que les bureaucrates de Bruxelles ne se remettent pas en question.

Le Brexit a-t-il été le Réveil des peuples qui mettra le feu aux poudres dans les autres pays européens, comme semble l'annoncer l'élection en Thuringe ? Par rapport aux partis français, que proposent de si rassembleur le SNP écossais et le Sinn Fein ?

Christophe Bouillaud : Les partisans britanniques du Brexit seraient sans doute fort surpris de votre allusion à l’élection dans le Land allemand de Thuringe d’un député régional libéral (FDP) à la tête de cette région avec l’aide à la fois des conservateurs de la CDU et des nationalistes de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) – élection qui est vécue en Allemane comme une redite des années 1930. En effet, s’il y a bien une chose dont les « Brexiters » peuvent être crédités, c’est de leur obsession, nourrie par les journaux tabloïds, pour un Royaume-Uni, phare des libertés dans le monde, menacé par le « super-Etat » européen, héritier soit du nazisme germanique, soit du jacobinisme français. De fait, les lier à une résurgence de l’extrême-droite en Allemagne ne vaut que si l’on considère uniquement leur commune obsession nationale et identitaire, leur xénophobie, pas du tout l’ordre des souvenirs historiques qu’ils mobilisent pour valoriser leur cause. 

Pour ce qui est plus généralement d’un « Réveil des peuples » à l’échelle continentale, j’en doute quelque peu. Nous ne sommes pas en 1848. Le « Brexit » reste à ce stade avant tout une histoire britannique. A en juger par les réactions populaires en Europe à ce 31 janvier, ce n’est pas pour l’instant un grand moment de l’histoire européenne. Et, de fait, ce sont plutôt les idiosyncrasies de l’histoire des îles britanniques qui ressortent ici avec les très bons chiffres dans les sondages du Sinn Fein (SF) et les très bons résultats électoraux du Parti national écossais (SNP) en décembre 2019. 

Pour ce qui concerne l’Irlande, il faut rappeler que le SF est certes un parti de gauche, se voulant anticapitaliste, qui a critiqué durement les politiques d’austérité depuis 2011, mais c’est surtout le seul grand et vieux parti irlandais présent au sud et au nord de la frontière irlandaise, donc du côté de la République d’Irlande et du côté de l’Irlande du nord britannique (l’Ulster). Le SF, présent comme organisation des deux côtés, veut la réunification de l’île. Or, avec le Brexit, qui, de fait, va nécessairement compliquer la situation économique de l’Irlande du nord,  cette possibilité, écartée il y a un siècle à la fin de la guerre d’indépendance de l’Irlande, redevient une possibilité. L’impensable redevient pensable, d’où sans doute une part de l’attrait du SF auprès des électeurs irlandais. De même, le SNP est le parti qui s’est opposé le plus rigoureusement et de la manière la plus cohérente au « Brexit ». Les récentes élections britanniques ont confirmé sa domination en Ecosse, et il veut désormais obtenir de Londres la possibilité d’un second référendum pour décréter la souveraineté de l’Ecosse, pays qui deviendrait ensuite membre de l’Union européenne. 

Il est à noter que, dans le cas du SF, la tendance historique du parti est de critiquer « Bruxelles » au nom de son anticapitalisme, et, que, dans le cas du SNP, plutôt un parti de centre-gauche, « Bruxelles » apparait comme un ancrage démocratique et social contre un « Londres » converti aux seules valeurs xénophobes et ultra-libérales du « Little Englander » se rêvant encore à la tête d’un Empire. Autrement dit, ces mouvements qui se ressemblent par leur nationalisme antibritannique et leur tendance à vouloir maintenir ou développer un Etat social, n’ont vraiment pas le même rapport à l’Union européenne. Logiquement, on devrait voir le SF devenir plus pro-européen, surtout, si, d’aventure, le gouvernement de Londres finit par choisir à la fin de cette année un « Brexit » si dur qu’il impliquera finalement le rétablissement d’une frontière physique entre les deux Irlande en dépit de toutes les promesses actuelles du gouvernement de Londres qui en nient absolument la possibilité. 

De fait, le cas français rappelle plutôt le cas irlandais. En effet, comme en Irlande, les partis à la fois social et national se trouvent aux extrêmes de l’échiquier politique, alors que le SNP est vraiment au centre de la politique écossaise. A gauche, bien sûr, la France insoumise (FI), prétend représenter le même mixte de défense des intérêts nationaux contre « Bruxelles » et ses représentants locaux et de fortes revendications anti-austéritaires. Les élus de ces deux partis siègent d’ailleurs ensemble au Parlement européen au sein du groupe de la Gauche unitaire européenne/ Gauche verte nordique (GUE/NGL). S’interroger sur le faible attrait de FI dans l’électorat français revient peut-être du coup à constater que ce dernier ne ressent pas particulièrement une menace extérieure. Emmanuel Macron a beau être assimilé à « Bruxelles », il semble avant tout agir par sa propre impulsion. 

Enfin, il faut évoquer le cas du Rassemblement national (RN) qui  se veut un parti nationaliste à fortes aspirations sociales. On ne peut pas dire qu’il ne rassemble pas une bonne part de l’électorat français, bien au contraire, mais, comme pour FI, il me semble que la menace « européenne » est finalement masquée par l’omniprésence d’Emmanuel Macron dans la politique française. De plus, l’on sait bien par les sondages d’opinion que l’étranger qui compte vraiment pour l’électeur du RN n’est autre que l’immigré en France, celui que l’on croise au coin de sa rue ou dans les allées de son supermarché. 

Patrick Martin-Genier : Le Brexit n’a pas constitué un réveil du populisme mais une illustration et peut-être l’une des plus dures. La campagne a été marquée par des mensonges sur le gain du brexit, par des arguments largement racistes et xénophobes. Il a été dit que les étrangers prenaient le travail des britanniques et qu’il fallait reprendre le contrôle des frontières « take back control » alors que des secteurs entiers, tel que le service national de santé, dépendent de la main d’ouvre immigrée en grande partie notamment des personnels venus de l’Union européenne. La campagne pour le brexit a aussi été marquée par une violence encore jamais rencontrée au Royaume-Uni avec l’assassinat de la députée Jo Cox par un homme inspiré par l’extrême-droite.

Ce qui est inquiétant aujourd’hui est que les digues semblent sauter les unes derrière les autres entre la droite dite « classique » et modérée et l’extrême-droit en termes de connivence idéologique et d’alliances. Ce qui s’est passée dans le Land de Thuringe jeudi dernier avec l’élection d’un candidat du FDP par les voix combinées de la CDU, parti d’Angela Merkel, et du parti d’extrême-droite l’AfD, en est une bien triste illustration. Le séisme et le scandale sont tels que M. Kemmerich, élu président du Land de Thuringe, ne l’aura été que quelques heures et a dû démissionner.

Quant à la progression du Sinn Fein, il n’est pas étonnant mais est de nature différente. Il s’agit de la montée de la revendication nationaliste liée à la problématique de la réunification des deux Irlande dans une période post-brexit qui a fracturé le Royaume-Uni et ravivé la flamme réunificatrice. Mais il faudra attendre les résultats de ce samedi 8 février pour en mesurer la portée et la dimension.

De la Hongrie de Viktor Orban à la Grande-Bretagne de Boris Johnson, les populistes manifestent par les urnes leur rejet de la politique centralisée de Bruxelles. Quelles en seront les conséquences à court et moyen terme ?

Christophe Bouillaud : Pour le Royaume-Uni, les jeux restent ouverts jusqu’à la fin de cette année. Boris Johnson s’est engagé à signer un traité définitif avec l’Union européenne d’ici le 1er janvier 2021. Nous verrons quelle option il choisit. La négociation est en effet asymétrique dans les aspirations : du côté européen, l’idéal serait de « tout changer pour que rien ne change », et aussi de ne donner aucun avantage indu aux îles britanniques du point de vue économique ; du côté britannique, il semble y avoir une vraie volonté de changement, jusqu’à quel point ? Personne ne le sait vraiment, et cela d’autant plus qu’il existe une divergence entre la vision du gouvernement Johnson et celle des intérêts économiques organisés du pays (la City et la CBI). Donc, pour l’instant, il n’est pas certain que le vote « populiste » pour un Boris Johnson débouche sur une perturbation forte des relations économiques. Par contre, une chose me parait certaine : la liberté d’installation des citoyens de l’UE au Royaume-Uni sera très limitée après le 1er janvier 2021. 

On devrait avoir la même réaction du côté hongrois : tout est au fond négociable dans le cadre européen dans lequel le pays continue à s’inscrire, pourvu que l’on ne soit pas obligé d’accepter des migrants supplémentaires sur le sol de la Hongrie. 

A court et moyen terme, il me semble en effet que les flux humains, qu’ils soient intra-européens ou entre l’Union et le reste du monde, seront de plus en plus contrôlés. C’est l’une des demandes principales des partis de droite ou d’extrême-droite dits « populistes ».  Il est aussi possible que les dirigeants centristes finissent enfin par se rendre compte que la volatilité des électorats dans l’Europe contemporaine tient beaucoup au fait que les promesses sociales de la démocratie ne sont pas tenues. Un minimum d’attention au sort des classes populaires et des régions défavorisées, comme l’a promis Boris Johnson, s’avère électoralement gagnant, surtout si l’on tient un peu ensuite ses promesses, comme l’a fait par exemple le parti actuellement au pouvoir en Pologne, le PiS (Droite et Justice). Ce n’est donc pas tant la centralisation européenne qui est mise en cause, que l’absence de préoccupations sociales chez les dirigeants nationaux pour leurs propres électeurs qu’elle a autorisée ou encouragée.

Patrick Martin-Genier : Ce n’est pas parce que les populistes dénoncent Bruxelles qu’il faut accorder du crédit à ce qu’ils affirment, souvent de façon mensongère. Que l’Europe doive se réformer c’est incontestable mais souvent le message des nationalistes et populistes est pernicieux : ils ne veulent pas construire améliorer. Ils veulent en réalité détruire l’Europe construite pas les Pères fondateurs depuis 1951 et 1957. Le cas de la Hongrie comme de la Pologne est d’ailleurs pathétique : voilà des pays qui ont été accueillis avec enthousiasme et ce sont eux qui aujourd’hui tentent de détruire les valeurs de l’Union européenne de l’Etat de droit comme l’indépendance des juges et celle des journalistes. Il faut réagir fermement sans quoi, dans dix ans, il n’y aura plus d’Union européenne si ce n’est une zone de libre-échange. Boris Johnson aura définitivement gagné.

Au-delà des limites de l'Union européenne actuelle, quelles sont les attentes des peuples aujourd'hui ?

Christophe Bouillaud : Selon les dernières données de l’Eurobaromètre (octobre 2019) sur les priorités que doit se donner le Parlement européen en terme de législation, ce sont les problèmes d’environnement et de réchauffement climatique qui seraient les plus cités (32%), puis les problèmes de pauvreté et d’exclusion sociale (31%), puis de terrorisme et de crime organisé (24%), suivent toute une série de problèmes économiques à résoudre. Une politique d’immigration commune ne devrait être une priorité que pour 17% des répondants. A l’échelle de toute l’Union, ce sont donc les problèmes de « fins de mois » et ceux de « fin du monde » - pour reprendre la formule utilisée lors du mouvement des Gilets jaunes - qui semblent les attentes les plus fortes. 

Sans grande surprise, les préoccupations d’environnement sont en tête dans tous les pays où l’économie se porte plutôt bien soit au nord et au centre de l’UE (dont la France et l’Allemagne) et celles plus sociales (exclusion, pauvreté, emploi des jeunes) dans la périphérie sud et est de cette dernière (Italie, Espagne, Roumanie, etc.). Seuls le Royaume-Uni et la République tchèque mettent le crime organisé et le terrorisme en tête de leurs attentes en matière de législation européenne.

En même temps, force est de constater que ces préoccupations environnementales et sociales ne correspondent pas aux poussées de droites populistes qu’on observe ici ou là sur le continent. Ce hiatus entre la demande apparente des électeurs et les résultats électoraux demanderait à être expliquée plus avant. Certains partis dits populistes ont en tout cas bien réussi à capter l’aspect social de cette demande, mais il ne faut pas négliger que des partis très traditionnels se sont aussi réinvestis dans cet aspect, comme le PSOE espagnol ou le PS portugais. De ce point de vue, l’inaptitude aussi bien du parti actuellement au pouvoir en France, LREM, que de son opposition de droite, Les Républicains (LR), ou de gauche, le PS, à se saisir pleinement de l’enjeu montant du social, laisse la porte ouverte à une exploitation victorieuse par les partis extrémistes de cet enjeu. 

Patrick Martin-Genier : Qu’on ne s’y trompe. Les peuples européens, notamment en France, restent largement favorables à l’Union européenne. Toutefois, ils souhaitent que celle-ci se réforme, légifère de façon plus proche du terrain et des citoyens des différents pays. Les citoyens sont conscients que seule une Europe forte peut permettre de compte sur la scène internationale. Il faut aller plus loin.

Propos recueillis par Aliénor Barrière

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