Progressistes contre nationalistes : quels rapports de force en Europe post-Brexit ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Europe
Progressistes contre nationalistes : quels rapports de force en Europe post-Brexit ?
©ludovic MARIN / POOL / AFP

Union européenne

Emmanuel Macron effectue une visite en Pologne, à Varsovie et Cracovie, le lundi 3 et le mardi 4 février. La sécurité et la défense, l'énergie et le climat ainsi que la politique économique et industrielle européenne seront au coeur de cette visite.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

Voir la bio »
Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
Voir la bio »

Atlantico.fr : Emmanuel Macron se rend en Pologne ce lundi et mardi. Le président de la République va tenter de rassurer les Polonais sur leur rôle dans l'Europe. Le chef de l'Etat va également essayer d'apaiser les tensions entre Paris et Varsovie. La réforme de la justice en Pologne a notamment été critiquée par l'Europe au nom de la violation de l'Etat de droit. 

Qui croit encore au camp du progressisme pour relancer l’Europe ?

Christophe Bouillaud : Ce terme de « progressisme » est tout de même très franco-français et ne correspond au fond qu’à la seule présentation de soi d’Emmanuel Macron lui-même. A ma connaissance, il n’y aucun mouvement organisé au niveau européen qui se revendiquerait vraiment du « progressisme » dans un sens aussi vague. Il y a eu par le passé des équivalents, en particulier le Manifeste Blair-Schröder de 1999 sur ce qu’on appelait alors la « Troisième voie ». Il y a actuellement des mouvements qui essayent de raviver l’européisme par le bas, comme « Volt Europa » ou « Pulse Of Europe » en Allemagne. Il y a aussi des gens qui croient encore à des solutions plus intégrées ou fédérales pour l’Union européenne dans toute une série de domaines. Mais, pour l’instant, Macron se trouve bien seul avec son concept de « progressisme ». Il faut bien dire que ce dernier, malgré son ambition de renouveler l’Union européenne, ressemble fort à une nième redite de la position française traditionnelle en matière européenne : une « Europe-puissance » avec des valeurs humanistes (mais pas trop !) pour donner à la France une plus-value sur la scène mondiale.

Par contre, il existe des choses bien réelles et durables qui gouvernent l’Union européenne dans ses parts communautaire et intergouvernementale : les partis politiques européens, et surtout les groupes parlementaires qui y font référence au sein du Parlement européen. Pour l’instant, le « progressisme » de LREM a absorbé l’ancien groupe libéral de l’ALDE (ex-ELDR) en le faisant se renommer « Renew Europe », à moins que cela ne soit l’inverse, les libéraux de l’ALDE ont absorbé la nouveauté prétendue que représentait LREM. Et, rappelons qu’au Parlement européen, une majorité a investi la nouvelle Commission, et qu’elle englobe les conservateurs du PPE, les socialistes et sociaux-démocrates du PSE et les « progressistes » ou libéraux de Renew Europe (ex-ALDE). Ce même camp européiste domine aussi, parce qu’il dirige la plupart des Etats membres, le Conseil européen (chefs d’Etat et de gouvernement) et le Conseil de l’Union européenne (ministres). Il y a quelques exceptions à cette domination de la vieille alliance des trois vieux partis européens pro-européens, dont la Pologne justement, dirigé par un parti, le PiS (Droit et justice), membre du groupe parlementaire ECR (le groupe dominé jusqu’à ce 1er février par les Conservateurs britanniques). Bref, le « progressisme » est aux commandes dans l’Union européenne, mais il doit y partager le pouvoir avec les deux autres grands partis historiques, PPE et PSE. Il ne peut rien faire seul, mais il  peut chercher des alliances ou éviter des oppositions frontales des rares partis de gouvernement n’appartenant pas à l’un des trois clubs de gens fréquentables, d’où sans doute la visite en Pologne.

Christophe de Voogd : Dans ce domaine, comme dans tout autre il faut se méfier du wishful thinking. Depuis la dernière élection, la composition du Parlement européen est très éclatée et il n'y a aucune majorité claire. Si la dynamique générale en Europe est au recul des "progressistes" et à l'avancée des "nationalistes" (passons sur les termes!), il peut toujours y avoir, à Bruxelles et Strasbourg, une majorité de centre-gauche sur de nombreux sujets. Le PPE, parti charnière, est en effet très divisé, allant des modérés de la CDU allemande aux nationalistes du Fidesz hongrois. Sur les enjeux climatiques, le progrès social, la politique migratoire, la nouvelle gouvernance européenne reste dans une ligne très proche de Macron. L'agenda de la nouvelle Commission est très largement "progressiste", au souci près de la "défense du mode de vie européen", mais dont personne ne sait encore ce qu'elle veut dire.

Alors que le Parti populaire continue toujours à se demander que faire d’Orban et après le départ des Britanniques, à quelle alchimie doit-on s’attendre en Europe ?

Christophe Bouillaud : C’est difficile à prévoir dans le détail. En effet, des bruits de couloir vont vers une possibilité de renforcement d’un groupe à la droite du PPE, qui rassemblerait le parti d’Orban, les partis actuels de l’ECR (dont le PiS) et certains partis relégués actuellement à l’extrême-droite (dont la Ligue de M. Salvini). Cela rééquilibrerait vers la droite les équilibres au sein du Parlement européen, et cela rendrait le PPE, ayant perdu l’extrémiste Orban, plus centriste et plus chrétien-démocrate. Cela entérinerait à mon sens aussi un clivage latent en Europe sur l’usage politique à faire de la religion chrétienne : inspiration morale pour les Européens dans un siècle où l’humanité toute entière est en danger,  ou définition ethnique des Européens en opposition à l’Islam et à la modernité laxiste en matière de moeurs. En même temps, les rapports de force ont été fixés par l’élection européenne de l’année dernière, et ces changements de composition des groupes parlementaires ne changeraient pas au fond la tonalité générale de la présente législature. De même, c’est chaque élection majeure dans chaque pays européen qui change ou pas la composition du Conseil européen et du Conseil de l’Union européenne. En somme, le fonctionnement de l’Union européenne repose sur la recherche du consensus et l’évitement des affrontements politiques qui bloqueraient la lourde machinerie de l’Union. Pour l’instant, je ne vois pas de raison de penser que les choses ne vont pas continuer sur ce mode du « business as usual ». A priori, personne ne veut déclencher une crise majeure, tout le monde veut faire avancer ses petits et grands intérêts au fur et à mesure. De ce point de vue, le vrai problème que pose le départ des Britanniques – un pays contributeur net aux finances de l’Union européenne  – n’est autre que la douloureuse redistribution des cartes financières. Il y a du coup moins de pays riches et plus de pays pauvres… On risque d’assister à de savoureuses discussions de marchands de tapis pour définir le nouveau cadre financier pluriannuel.

Christophe de Voogd : Le sort d'Orban, toujours suspendu du PPE depuis mars dernier, n'est en effet pas réglé. Si Orban rejoint un autre groupe de droite, le PPE perdra de son influence. Inversement le départ des députés Britanniques, très majoritairement "nationalistes", renforcera plutôt le centre et la gauche, via la redistribution des sièges aux autres pays. Autrement dit, rien n'est joué et l'équation actuelle n'est pas en soi défavorable au groupe libéral (Renew Europe), et donc à Emmanuel Macron, qui en est indiscutablement le leader "spirituel", d'autant que l'Allemagne ne joue plus son rôle.

Emmanuel Macron peut-il avoir un rôle à jouer en Europe dans le cadre de ces nouveaux rapports de force ? Quelle pourrait être la meilleure stratégie pour le chef de l'Etat ? 

Christophe Bouillaud : Sans le Royaume-Uni à la table du Conseil européen, on se retrouve dans la situation où tous les grands pays restants sont membres de la zone Euro. Cela renforce encore la centralité de l’institution monétaire commune dans l’architecture générale de l’Union. Du coup, il serait assez logique de mettre l’accent sur une meilleure performance de l’Euro en matière de soutien à la conjoncture et de convergence économique entre régions situées dans la zone Euro. Il y a déjà un embryon de cette approche avec la part du budget européen dédié spécifiquement à la zone Euro. 

En dehors de cet aspect de renforcement de la zone Euro, voire de son élargissement aux pays qui devraient en principe y adhérer dès que possible (tout le monde sauf le Danemark selon les traités), la France peut faire pression sur ces partenaires pour un renforcement de leur appareil militaire. Pour le coup, les Polonais sont le bon élève de la classe, en raison de leurs inquiétudes face à la menace russe, et ce sont surtout l’Italie et surtout l’Allemagne qu’il faut inciter à revenir à un budget militaire conséquent. 

De toute façon, comme je l’ai déjà dit maintes fois dans vos colonnes, je ne crois pas trop à une réforme vraiment majeure sur tous ces points à froid.  Au mieux, tout cela sera incrémental. De fait, les dirigeants des pays qui ne veulent pas entendre parler d’une plus grande intégration budgétaire au sein de la zone Euro ou de convergence militaire forte ne bougeront vraiment que poussés par des événements qui paraitront sans cela hors de tout contrôle. La seule option réaliste pour Emmanuel Macron est donc de préparer toute une série de solutions fédéralistes à une crise économique, géopolitique, climatique, applicables surtout au sein de la zone Euro, et d’attendre que le moment propice soit venu pour les proposer à ses partenaires. Dans la politique routinière de l’Union européenne, telle qu’elle existe depuis des lustres, il est impossible de ne pas avancer très, très lentement. Il faut bien comprendre que l’équilibre européen actuel, qui parait à de nombreux économistes comme très sous-optimal du point de vue de la performance économique ou de la justice sociale et territoriale, satisfait tout de même beaucoup de gens, donc en bouger vraiment nécessite un choc très important. 

De fait, en dehors de cette préparation à une crise qui pourrait offrir des opportunités, on pourrait même se demander si le chef de l’Etat ne perd pas un peu son temps et son énergie dans ces affaires européennes. On ne peut pas tout seul faire bouger un attelage à 27 contre son gré. Il faudrait aussi peut-être laisser la nouvelle Commission européenne donner des impulsions. Après tout, selon les traités, elle en garde le pouvoir, puisqu’elle dispose encore – au moins sur le papier – de l’initiative des directives et règlements européens.

Christophe de Voogd : La visite en Pologne ce lundi s'inscrit dans ce contexte. Les motifs de fâcherie sont grandes depuis les déclarations anti-polonaises du président français, les contrats d'armement passés avec Américains par Varsovie et le ton désormais plus conciliant de Paris à l'égard de Moscou, la bête noire des Polonais. Sans compter la polémique actuelle autour des droits LGBT en Pologne... 

Mais les deux pays ont besoin l'un de l'autre, notamment sur le plan économique, la Pologne devenant, vu sa croissance impressionnante et après le départ britannique, l'un des grands d'Europe en la matière. Les échanges bilatéraux sont considérables, tout comme les investissements français. La Pologne est inquiète devant l'effacement allemand, le départ de la puissance militaire britannique, les aléas de la politique trumpienne, et craint de se retrouver un peu seule face à la Russie. La France a, elle, besoin de soutiens pour une relance européenne qui patine depuis des années. D'où ce que l'on pourrait appeler l'Ostpolitik d'Emmanuel Macron, inaugurée dès le début de son septennat et inspirée par son remarquable conseiller Europe, Clément Beaune, à travers des voyages dans de nombreux pays d'Europe centrale et orientale. La Pologne manquait dans la liste, en raison justement du conflit idéologique progressistes/nationalistes, construit de part et d'autre dans la perspective des élections européennes. La visite de Macron montre que les deux parties veulent aller au-delà. 

Mon pari est que l'on va tenter (sauf petite phrase toujours possible de notre Président...) d'éviter les sujets qui fâchent, multiplier les déclarations "d'amitié éternelle" avec moultes références historiques et beaucoup "commémorer", comme excelle à le faire, on le sait, Emmanuel Macron (présent à Auschwitz il y a quelques jours). Il est vrai que, de Henri III roi de Pologne à Marie Curie, les références ne manquent pas et elles seront très sollicitées dans les discours! Quant aux résultats concrets, il ne faut pas trop en attendre, hormis encore la coopération économique. Peut-être une percée sur l'Europe de la défense, que les deux pays soutiennent. Mais encore faudrait-il que les Polonais fasse un geste clair dans ce sens en passant quelques contrats avec l'industrie française. Il reste, selon moi, que l'opposition fondamentale sur la question des migrations et les choix sociétaux ne permettra pas la naissance d'un "grand dessein" européen franco-polonais.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !