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L’honneur et la revanche plus forts que l’amour ? : la fin tragique et cruelle de la romance entre Alexandre Pouchkine et Nathalie Gontcharova
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Bonnes feuilles

Sabine Melchior-Bonnet publie "Les revers de l'amour : Une histoire de la rupture" aux éditions PUF. Sabine Melchior-Bonnet s'interroge sur ce qui fonde l'amour et le désamour. Extrait 2/2.

Sabine Melchior-Bonnet

Sabine Melchior-Bonnet

Sabine Melchior-Bonnet est historienne, spécialiste de l'histoire des sensibilités. Elle a travaillé au Collège de France auprès des professeurs Jean Delumeau et Daniel Roche. Elle a notamment publié Les Grands Hommes et leur mère ainsi qu'une Histoire du miroir, Une histoire de la frivolité et a codirigé une Histoire du mariage.

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Le soir de son retour à Saint-Pétersbourg, fin novembre  1833, la jeune épouse est au bal. Elle n’a pas été prévenue de son arrivée et il vient lui-même « l’enlever comme un lancier enlèverait une jeune provinciale ». Pour plaire à « la madone », Pouchkine se laisse entraîner dans le tourbillon des fêtes, raouts et carnaval, « tantôt silencieux, tantôt gai ». La noblesse de sa famille est vieille de plusieurs siècles et il se montre d’abord heureux d’être admis dans la société la plus brillante de la capitale. La beauté de Nathalie, son éclat, son art de la toilette fascinent les invités et lui ouvrent toutes les portes. Mais il sait que ces jeunes nobles arbitres des modes ne font aucun cas d’un écrivain plutôt pauvre et qui professe discrètement des idées libérales ; certains vont jusqu’à se moquer de ce sang africain qui coule dans ses veines, de sa « laideur de nègre » héritée de son ancêtre le fameux « Nègre de Pierre le Grand ». 

Le poète a beaucoup d’ennemis qui prennent plaisir à l’humilier ; aussi, se venge-t-il à sa façon en traçant dans Eugène Onéguine un portrait caustique de tous ces jeunes prétentieux qui vont du bal au lit et dont les lectures ne dépassent pas les cartons d’invitation. L’empereur lui-même ne cache pas que la lumineuse épouse lui plaît, qu’il voudrait la voir à toutes ses fêtes, à tous les bals –  et il y a jusqu’à deux bals par jour durant la semaine du mardi gras ! Comme le grade que porte Pouchkine dans la hiérarchie civile ne lui donne pas accès à la cour, Nicolas Ier lui offre, en  1834, le titre de gentilhomme de chambre ; le tsar n’a sans doute pas de méchante arrière-pensée, mais le titre est dérisoire, réservé à des débutants imberbes, et l’uniforme est ridicule pour un homme de son âge ! Pouchkine ne sait pas s’il doit rire ou pleurer. Ulcéré par cette faveur douteuse, malade de honte et de colère, il est prêt à quelque coup d’éclat, et il songe à donner sa démission ; mais amer, il se résigne, car il a une famille à faire vivre.

L’orgueil légitime du plus grand poète de la Russie est atteint. Il devient susceptible, irritable ; « son sang se tourne en bile ». Ses ennemis ricanent ; quand il accompagne la radieuse Madame Pouchkine aux galas du palais, ils évoquent volontiers l’arrivée de « Vénus et Vulcain ». Plaisanterie encore inoffensive, avant d’autres qui viendront, de plus en plus hostiles ; « le gros sel de la méchanceté humaine » assaisonne les ragots mondains ; des cabales se forment contre « l’Africain ». Il voudrait s’évader pour couper court aux folles dépenses et aux tracasseries de la censure, échapper à ce cercle étouffant et retrouver cette plume légère et précise qui fait son art. La police continue à décacheter son courrier et Benckendorff lui fait savoir que l’empereur le trouve ingrat ; Nicolas Ier a d’ailleurs censuré d’un trait de crayon des passages de son Cavalier de bronze. Nathalie de son côté ne fait aucun effort pour le comprendre ; absorbée par les préparatifs des bals, elle s’emploie à faire entrer à la Cour ses deux sœurs, Catherine, un « manche à balai » que Pouchkine déteste, et Alexandrine qu’il apprécie sans doute un peu trop. Pour comble de misère, le poète doit emprunter de l’argent et mettre en gage des bijoux. 

C’est alors qu’arrive à Saint-Pétersbourg un jeune cavalier français, émigré après la révolution de 1830, Georges d’Anthès. D’Anthès a été adopté par le ministre des Pays-Bas en Russie, le baron de Heerckeren, un diplomate bien introduit et puissant (les mauvaises langues accusent Son Excellence d’éprouver une passion pour le jeune Français) :

avec un tel soutien, la carrière du séduisant cavalier est assurée ; en  1834, d’Anthès est promu lieutenant, affecté aux chevaliers-gardes et admis à la cour. Beau, galant, drôle et insouciant, aussi excellent danseur que bon cavalier, il sait user de son charme et il jette le trouble parmi ces dames. La beauté de Madame Pouchkine, telle « un lys sur sa tige », produit son effet. Impatient, il lui fait une cour si tendre, si insistante, et ils semblent si bien assortis quand ils s’élancent pour une mazurka que les lorgnettes s’attardent sur le magnifique couple qu’ils forment. Quelle jeune femme ne serait pas flattée de recevoir de tels hommages ? Résolue à s’amuser, elle se réjouit sans contrainte de son succès. Ils ne se quittent plus. Elle n’entend pas les gloussements calomnieux des mauvaises langues. La princesse Wiazemsky la met en garde et l’empereur à son tour la convoque pour lui recommander de ménager sa réputation. 

Pouchkine prête l’oreille malgré lui aux mots couverts et aux rires insolents. En cette année 1836, les soucis d’argent l’écrasent, ses rêves de jeunesse se sont flétris, « l’âge a chassé la rime joueuse ». Une rancœur profonde l’habite, jusqu’à lui faire chercher querelle à quelques imprudents dont les sourires, les regards impertinents lui paraissent autant d’offenses : il s’en faut de peu qu’il se batte en duel contre l’écrivain Sologoub. Les moments de gaîté sont de plus en plus rares. Fêtard ou méditatif à ses heures, le poète est en train de dépérir, de se pétrifier : « L’ivresse me serait-elle devenue étrangère ? »

Traîné dans la boue 

Un triste matin de novembre 1836, le courrier apporte à Pouchkine, en trois exemplaires, une lettre anonyme : 

Les Grands-Croix, Commandeurs et Chevaliers du sérénissime ordre des Cocus, réunis en grand chapitre sous la présidence du vénérable Grand Maître de l’Ordre, SEDL Narychkine [l’époux d’une maîtresse attitrée du tsar Alexandre Ier] ont nommé à l’unanimité M.  Alexandre Pouchkine coadjuteur du Grand Maître de l’ordre des Cocus et historiographe de l’ordre. 

Le papier est un papier de luxe, l’écriture est déformée mais le style impeccable. La lettre a été distribuée à de nombreux amis du poète. Peut-être songe-t-il d’abord à la jeter au feu mais il se décide à la montrer à Nathalie. Très émue, la jeune femme est devenue pâle et se défend en pleurant de l’accusation portée : trop indulgente, certes, devant les assiduités d’un aimable chevalier servant, elle reconnaît son imprudence, sa coquetterie, mais elle n’a rien à se reprocher de plus grave –  beaucoup de témoins le confirment. Pouchkine est malheureux mais il a confiance en elle ; elle a toujours été une femme loyale. Tous deux inclinent à penser que le vrai responsable serait le vieux Heeckeren, hostile au poète, jaloux, qui aurait truqué son écriture. 

Ici, les certitudes manquent. De fait, le papier choisi pourrait provenir d’une ambassade, et Heeckeren, ou son entourage, pourrait bien en être l’auteur. L’allusion à la maîtresse d’Alexandre Ier viserait par ricochet Nicolas Ier tout autant que le mari cocu qui recevrait pour prix de son silence un bon salaire d’historiographe ; mais ce serait prendre beaucoup d’audace et beaucoup de risques, car le tsar ne peut être attaqué, sous peine de lèse-majesté. A-t-on voulu alors camoufler la personne de Georges d’Anthès et faire glisser l’accusation sur le monarque intouchable, pour éviter un scandale et brouiller les pistes ? Si, comme le pense Pouchkine, Heeckeren a manigancé le projet, l’instrument peut en avoir été Nesselrode, ministre des Affaires étrangères, qui le déteste, ou encore, selon les plus récentes expertises graphologiques, un jeune complice pas très recommandable, le prince Dolgoroukov. Pouchkine s’est fait beaucoup d’ennemis. D’Anthès est assurément violemment épris de Nathalie, mais Nathalie, mère de plusieurs enfants, enceinte de cinq mois, est une femme de principe, soucieuse de sa réputation ; les petites intrigues ne l’intéressent pas et les galanteries sont sans conséquence. Mais le grand amour ? Elle a répondu à sa façon aux déclarations pressantes du beau d’Anthès, avec tendresse et une apparente sérénité : « Je vous aime, mais ne me demandez jamais plus que mon cœur, car tout le reste ne m’appartient pas… » 

Pouchkine hésite entre la fureur, l’exaspération, la vengeance, le dégoût et le mépris, et sans doute ressent-il tous ces sentiments à la fois. La lettre anonyme est un affront, ses mots une insulte. Dès l’instant où l’honneur est mis en cause, même de façon injustifiée, il est déjà perdu car l’honneur ne peut être qu’absolu. Désormais, ce n’est plus son orgueil de mari, mais sa dignité d’homme qu’il doit défendre. Sa femme est calomniée, son nom traîné dans la boue ; toutes les impatiences de sa sensibilité à vif le poussent à l’action et au défi. Après une période de grand désarroi, il se porte un peu mieux et il apparaît presque content, ou au moins soulagé ; selon Wiazemsky, le couple a retrouvé une bonne entente. Pouchkine a choisi son mode de vengeance : plutôt que de s’attaquer au vieux Heeckeren, dont il pense toujours qu’il est l’auteur de la lettre, il provoque en duel son fils le jeune fanfaron. Au fond de lui, il sait que pour obtenir le repos, il lui faut faire place nette. Mais peu après il se rétracte oralement, en découvrant une nouvelle machination que tente Heeckeren. 

Heeckeren voudrait bien faire la paix  car le scandale a toutes les chances de briser sa carrière de diplomate et il veut protéger son fils. Il récuse donc toutes les accusations ; mais il est si inquiet qu’il imagine un subterfuge pour éviter un duel : marier d’Anthès à la sœur de Nathalie, Catherine, en prétendant qu’il est depuis longtemps follement amoureux de la belle-sœur de Pouchkine, et donc nullement de sa femme. Quelques naïfs y croient, toute la société en parle. Catherine, montée en graine, est ravie de l’aubaine et agrée la demande sans hésitation. Le « fiancé » ne se montre pas aussi docile que l’espérait le père, et il faut beaucoup de persuasion et d’interventions pour qu’il se rallie au projet. Le mariage est célébré le 10 janvier 1837, tout Saint-Pétersbourg y assiste. D’Anthès n’est plus en danger ; mais toute tentative de réconciliation entre les beaux-frères est désormais impossible. Pouchkine est à bout de nerfs, fiévreux, empêtré dans les soucis domestiques, les dettes, les ragots, les mensonges, les interdictions de la censure, qui lui sont devenues insupportables. Il maigrit et remâche sa haine. Personne ne peut plus l’apaiser, et il réclame une explication par les armes. 

Le drame 

Le vrai responsable du drame est Heeckeren. Pouchkine fait semblant de croire à sa version, mais il veut briser en même temps les deux hommes, le père adoptif et le fils.

Dans deux violentes missives, il accuse d’Anthès aux yeux du monde d’être le pitoyable auteur des abjectes lettres anonymes. Puis il s’en prend directement au baron : « Vous avez été le maquereau de Monsieur votre fils… », « semblable à une obscène vieille, vous alliez guetter ma femme dans tous les coins pour lui parler de votre fils… » Et il achève son courrier par des mots irréparables : « Trouvez-moi des raisons de ne pas vous cracher à la figure. » À ceux qui plaident encore pour un arrangement, il répond fièrement qu’il veut laisser un nom intact partout où il est connu. D’Anthès continue d’ailleurs à se montrer insolent, son mariage n’a rien arrangé. Lors d’une rencontre surprise qu’une amie indélicate a organisée, d’Anthès supplie Nathalie de quitter son mari pour fuir avec lui à l’étranger. Indignée, la jeune femme se sauve, mais une lettre anonyme s’empresse de faire part au mari de l’entrevue. Dans cette société étroite et fermée, toujours à l’affût des commérages, les chemins des ennemis se croisent fréquemment ; le poète joue le mauvais rôle, celui du mari ridicule, affectant une gaîté qui ne parvient pas à cacher sa honte et sa colère. Du duel il attend la réparation, une délivrance imminente, et il refuse à son adversaire tout délai. Il n’est désormais plus possible de renoncer. D’Anthès, de son côté, ne veut pas passer pour un couard. 

Date est arrêtée pour le duel au mercredi 27  janvier. Les témoins, avertis, se sont rencontrés et les dispositions sont prises. Poignante, à la lumière de l’histoire réelle, est la scène prophétique du duel où les adversaires ne peuvent plus reculer, décrite dans Eugène Onéguine : « Comme dans un rêve inconcevable, l’un à l’autre, en secret, froidement, se destinent à la mort… Ne pourraient-ils encore éclater de rire, avant que ne s’arme leur main, et comme des frères s’en retourner ? Mais l’animosité selon le monde, férocement, redoute la mauvaise honte. » Les deux hommes s’avancent d’une démarche égale et lèvent leurs armes. D’Anthès tire le premier et atteint au-dessus du bassin le poète qui s’effondre dans la neige rouge de sang ; le blessé a juste assez de force pour tirer à son tour avant de perdre connaissance. Il est ramené mourant chez lui. Nathalie s’est évanouie ; Pouchkine parvient à enfiler une chemise propre et s’allonge ; un médecin l’examine, puis un prêtre est reçu et quelques amis prévenus se pressent à son chevet. Nathalie, en larmes, s’est agenouillée à ses côtés, et il lui caresse les cheveux. L’espoir de le sauver est vite abandonné. Pouchkine a 37 ans. 

Sa dépouille est accompagnée à l’église par quelques vrais et peu nombreux compagnons, tandis que la police fait barrage sur le trajet du convoi funèbre pour empêcher les manifestations populaires ; le corps sera transféré le 4 février au monastère Sviatogorsky dans le gouvernement de Pskov, près de la maison familiale. Nicolas Ier, soucieux des critiques et des plaintes qu’on pourrait retrouver dans les papiers du poète, se contente de manifester un regret raisonnable, sans mesurer vraiment le génie que perd la Russie ; mais il exprime le souhait de ne plus voir Heeckeren à sa cour et il refuse de le recevoir. D’Anthès est dégradé, reconduit à la frontière sous escorte ; sa femme Catherine le rejoindra plus tard. Quant à Nathalie, son chagrin est sincère ; elle se retire à Mikhaïlovskoïe : c’est là que repose son mari. Six ans après le drame, en 1844, elle reparaîtra aux bals de la cour à la demande de l’empereur, toujours aussi belle, et l’empereur parrainera son nouveau mariage. 

C’est sur la coquetterie et l’imprudence d’une jolie et frivole jeune femme que Pouchkine a joué sa vie. Le drame se vit entre quatre protagonistes, le séducteur, la femme, le mari et l’opinion. L’honneur existe par le regard des autres, et l’opinion est devenue le grand arbitre de la société  : « Voilà sur quel axe tourne le monde », se plaint le poète. L’amour compte moins que l’honneur. La lettre anonyme reçue est une sorte de « lettre ouverte » méprisable, destinée à circuler, animée par l’intention de discréditer un écrivain en public, de détruire la dignité d’un homme dont le rire facétieux importune une société vaniteuse et médiocre. Un poète cocu : ces deux mots incompatibles ruinent la poésie. Mais le duel a aussi révélé à quel point Pouchkine était aimé et honoré de toute la Russie : ils sont des milliers à vouloir porter son deuil. Le poète juvénile et rêveur n’a pas eu à vieillir « dans une robe de chambre capitonnée, mangeant, buvant, s’ennuyant, s’engraissant, se débilitant » et barbouillant des feuilles inutiles à l’abri d’un foyer ordinaire (Eugène Onéguine). Il a été sans défaillance l’homme libre : « Je ne serai jamais ni valet, ni bouffon, même chez le roi des cieux. »

Extrait du livre de Sabine Melchior-Bonnet, "Les revers de l'amour : Une histoire de la rupture", publié aux éditions PUF

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