Bernard Arnault, un Jacques Coeur moderne ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Histoire
Bernard Arnault
Bernard Arnault
©ERIC PIERMONT / AFP

Deux puissants hommes à des époques différentes

Le patron du groupe de luxe LVMH, Bernard Arnault mène une vie étrangement semblable à celle d'un grand commerçant du XVème siècle, Jacques Coeur. Philippe Fabry, historien-théoricien raconte l'histoire et les similitudes qui existent entre ces deux hommes d'affaires de deux époques différentes.

Philippe Fabry

Philippe Fabry

Philippe Fabry a obtenu son doctorat en droit de l’Université Toulouse I Capitole et est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a publié chez Jean-Cyrille Godefroy Rome, du libéralisme au socialisme (2014, lauréat du prix Turgot du jeune talent en 2015, environ 2500 exemplaires vendus), Histoire du siècle à venir (2015), Atlas des guerres à venir (2017) et La Structure de l’Histoire (2018). En 2021, il publie Islamogauchisme, populisme et nouveau clivage gauche-droite  avec Léo Portal chez VA Editions. Il a contribué plusieurs fois à la revue Histoire & Civilisations, et la revue américaine The Postil Magazine, occasionnellement à Politique Internationale, et collabore régulièrement avec Atlantico, Causeur, Contrepoints et L’Opinion. Il tient depuis 2014 un blog intitulé Historionomie, dont la version actuelle est disponible à l’adresse internet historionomie.net, dans lequel il publie régulièrement des analyses géopolitiques basées sur ou dans la continuité de ses travaux, et fait la promotion de ses livres.

Voir la bio »

C’est probablement l’un des personnages de l’Histoire de France parmi les plus sous-estimés. Jacques Cœur ne fut pas seulement le plus puissant commerçant au XVe siècle, il était aussi grand argentier du Roi, l’ami des têtes couronnées et du Pape. De ce fait, Jacques Cœur fut largement conspué à son époque pour l’étendue de son pouvoir. Mais aujourd’hui, la plupart des historiens reconnaissent son rôle décisif dans la reprise économique du royaume après la guerre de Cent Ans et surtout dans l’introduction de l’esthétique de la Renaissance italienne en France. Luxe, innovation, diplomatie, négoce et grande fortune : cela ne vous rappelle pas quelqu’un ? 

En l’an de grâce 2019, a-t-on le droit d’aimer Bernard Arnault ? Le milliardaire français, désormais sur le toit du monde des plus grandes fortunes mondiales, est devenu un véritable épouvantail de la vie politique française. Le plus « mal aimé » des patrons d’industrie tricolore s’est mué, au fur et à mesure de son ascension, en figure archétypale d’une élite économique honnie.

Mais attention : le brouhaha médiatique, le vacarme des réseaux sociaux et le tumulte des slogans politiques pourraient bien agir comme un miroir déformant sur notre capacité de jugement. Car Bernard Arnault, en tant qu’homme d’affaires, pourrait bien être reconnu plus tard par l’Histoire pour son rôle dans l’expression de la puissance française. Car après tout, qu’est-ce que Bernard Arnault, sinon un Jacques Cœur moderne ? Si le parallèle historique paraît audacieux, il est moins fantaisiste qu’il en a l’air.   

Jacques Cœur, le Bernard Arnault de son siècle ?

Jacques Cœur naît en 1400 à Bourges, sa ville emblématique où il bâtira son célèbre palais. Issus d’une importante famille de commerçants de la cité, il évolue alors dans une France qui sort alors à peine de la guerre de Cent Ans. Aux alentours des années 1430, alors que Jeanne d’Arc libère Orléans et que les Valois reprennent le dessus sur leurs ennemis, le jeune Jacques Cœur a une intuition géniale : miser sur les produits de luxe.

Car la fin du conflit séculier entre l’Angleterre et la France permet un retour du dynamisme économique, tandis que les années de paix permettent à l’aristocratie de dédier une plus large partie de ses revenus aux dépenses somptuaires. Moins de mercenaires, plus de soieries, de joailleries et d’épices : Jacques Cœur est le premier grand commerçant de son époque en Europe à miser avant tout sur ces produits rares et recherchés. 

C’est le premier parallèle que l’on peut établir entre les deux hommes, distants de six siècles : une fortune bâtie sur les biens de luxe. 

Jacques Cœur s’attaque alors aux grands monopoles génois et vénitiens, qui sont alors les seuls à commercer avec l’Orient et ses précieuses richesses. Pour renverser la table et conquérir ce qu’on n’appelait pas encore « des parts de marchés », le marchand français mise sur l’innovation : il dote ses navires des dernières technologies navales, qu’il copie et améliore en observant les flottes italiennes. De plus, Jacques Cœur innove en révolutionnant le commerce de son temps : les échanges avec l’Orient sont alors compliqués par l’absence de devises, le troc se substituant souvent au manque de liquidités. En investissant dans des mines d’argent dans la région lyonnaise et en battant lui-même monnaie, Jacques Cœur se démarque des armateurs génois et vénitiens, et s’impose progressivement comme le plus important marchand de la Méditerranée. 

Un enrichissement qui s’accompagne d’une proximité de plus en plus étroite avec le pouvoir politique, et notamment à la Cour de France de Charles VII. Nommé Grand Argentier du Royaume (gérant des finances royales) et anobli, il est alors l’un des protégés de la favorite du Roi, Agnès Sorel. Premier ministre sans le titre, il réforme en profondeur une France en pleine transition, entre un Moyen- ge finissant et une Renaissance qui peine à dépasser les Alpes : il modernise les moyens de transport et notamment les routes, réforme en profondeur le système de péages qui régit alors le royaume, développe les comptoirs marchands et améliore la politique monétaire. 

Mais attention : Jacques Cœur est une puissance économique avant d’être un réformateur politique. Son pouvoir et sa capacité à transformer le royaume, il les tient de sa fortune. À une époque où la distinction entre le privé et le public n’existe pas, c’est la réussite marchande de Jacques Cœur qui permet de financer et de transformer l’économie du Royaume.

Et là encore, le parallèle entre les deux hommes est possible : l’activité du groupe de Bernard Arnault, loin de se restreindre au seul univers du luxe, tire vers le haut une économie française qui profite de son développement. Pour rappel, LVMH est la première entreprise d’un secteur du luxe qui pèse à lui tout seul davantage dans le PIB français que l’automobile et l’aéronautique réunis.

Au tournant des années 1440, au summum de sa puissance (on dit alors « Le Roi fait ce qu’il peut, Jacques Cœur fait ce qu’il veut ») Jacques Cœur diversifie ses activités, dans ce que nous nommerions aujourd’hui une « concentration verticale », pour maîtriser de bout en bout la production, le transport et la vente de ses produits. Le marchand devient alors négociateur, manufacturier et producteur. 

Une fois de plus, la comparaison avec l’autre grand marchand de luxe fait sens : la puissance colossale acquise par Bernard Arnault ces dernières années doit beaucoup à une succession de prises de commandes de différentes entreprises. Car on l’oublie un peu, mais si le groupe LVMH est devenu le géant du luxe d’aujourd’hui, c’est autant par l’acquisition de marques iconiques (Guerlain, Tiffany…) que par la maîtrise de l’ensemble du processus de production de ses produits emblématiques. LVMH ne se contente pas de vendre, le groupe produit et surtout, innove (par exemple en intégrant de jeunes start-up prometteuses). 

Un levier économique et diplomatique

Proches du pouvoir politique, les deux personnages font aussi office de levier diplomatique pour contourner les canaux traditionnels. Dans une royauté française où les relations sont parfois houleuses avec Rome, Jacques Cœur s’impose comme un partenaire incontournable du Pape Nicolas V. Et dans un contexte où les relations entre Paris et la toute-puissance américaine sont quelque peu tendues, il y a fort à parier que Bernard Arnault est un atout en coulisse pour le Quai d’Orsay pour amadouer Donald Trump, dont il est proche de longue date. 

Puissance commerciale qui draine toute une partie de l’économie nationale, force d’innovation et outil diplomatique, Jacques Cœur partage enfin un dernier point commun avec Bernard Arnault : en s’élevant socialement au niveau des puissants, il a aussi récolté l’inimitié, l’animosité ou la jalousie de bon nombre de ces contemporains. Une partie des catégories populaires l’accusera régulièrement d’être responsable de ses difficultés tandis que de nombreux aristocrates prennent ombrage son ascension. 

Dans un Moyen-Age pâlissant, les relations de pouvoirs dans la cour de Charles VII poussent ce dernier à abandonner son soutien à Jacques Cœur et le faire condamner. Après une évasion rocambolesque, ce dernier finira par mettre son talent au service du Pape dans la lutte contre les Ottomans et mourra de maladie en 1456 sur l’île de Chios, au large de l’Asie Mineure. 

Un destin épique, parfois méconnu et pourtant révélateur d’une société française alors en crise, mais qui entamait sa profonde mutation vers la Renaissance. À rebours des sévères jugements qui fleurissaient alors sur son compte, les historiens ont, dès le XIXème siècle, reconnu le rôle qu’a joué ce puissant marchand de luxe pour la France de l’époque. Le destin de celui qui avait pour devise « à cœur vaillant, rien d’impossible » pourrait bien, par certains aspects, rentrer en résonance avec Bernard Arnault, son acolyte de six siècles, autre marchand du luxe honnis par ses contemporains. Bien sûr, comparaison n’est pas raison, mais ce parallèle historique permet de s’extraire quelques instants des passions des temps présents et d’avoir une autre perspective sur l’actualité du milliardaire français. Et bien que le commentaire économique nous habitue à des raisonnements de masse, aux calculs statistiques et à la logique « macro », il est salutaire de se souvenir que, aujourd’hui non moins qu’hier, les individualités fortes ont un rôle dynamisant indispensable, et profitable à l’ensemble de la société. Et Balzac avait tort, quand, au tournant de la seconde moitié du XIXe siècle, il prédisait que la construction de fortunes marchandes semblables à celles « des Jacques Coeur, des Medici ou des Fugger » étaient devenues impossibles à des négociants, si habiles fussent-ils. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !