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Art contemporain : le monde est-il en proie à une nouvelle guerre culturelle ?
©NICOLAS ASFOURI / AFP

Bonnes feuilles

Aude de Kerros publie "Art Contemporain, manipulation et géopolitique" aux éditions Eyrolles. Le XXIe siècle a fait de l'Art contemporain un acteur incontournable des relations internationales. Il constitue un moyen d'influence au service du rayonnement des grandes puissances. Extrait 2/2.

Aude de Kerros

Aude de Kerros

Aude de Kerros est graveur, peintre et essayiste. Son intense participation à la vie artistique française a fait d’elle une observatrice attentive des grandes métamorphoses de l’art.

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Ce n’est qu’après le choc du cataclysme financier de 2008 que plusieurs pays ont commencé activement à se donner les moyens d’une plus grande indépendance. Certes le modèle hégémonique économique, culturel et artistique est remis en cause, mais au contraire de ce qui est prétendu, personne ne réclame la fermeture des frontières, ni le rejet de l’Art contemporain. La mondialisation, les échanges, la libre circulation sont désirés. L’unification économique planétaire effaçant à terme toutes les cultures n’apparaît plus comme une fatalité mais plutôt comme une survivance des utopies marxistes et néomarxistes du XXe siècle. Le local et le global semblent vouloir se conjuguer autrement. Le local devrait pouvoir être ouvert sur le monde, pratiquer les échanges, sans soumission à une hégémonie.

La nouvelle guerre froide culturelle est-elle bipolaire ?

Entre 2009 et 2017, la Chine est soit en tête du marché, soit à égalité avec New York (Si en 2015, les États-Unis passent devant la Chine en partie grâce à la vente record d’une œuvre de l’artiste « global kitsch new-yorkais » Jeff Koons, 2016 connaît une baisse générale du marché de 22 %, Due à la diminution des ventes du très haut marché et à la forte baisse de 18,8 % des recettes des maisons de vente à New York et à Londres. La Chine reprend la première place en 2016 et 2017. En 2018, la Chine rétrocède au troisième rang après les États-Unis et la Grande-Bretagne. Les faits donnent à réfléchir : le commerce mondial en croissance permanente depuis les années 1980 ralentit après 2008, et ne croît plus depuis 2016. Il s’est remis à croître depuis 2018, coïncidant avec l’élection de Donald Trump).

« L’opinion publique », représentée par les médias dominants ne remet pas en cause pour autant l’hégémonie étatsunienne. L’opposition entre les deux pays est présentée, comme au temps de la guerre froide : la libre Amérique face à une Chine totalitaire encore maoïste. Certes cela donne une haute tenue morale à l’Art contemporain subversif, mais la comparaison outrancière semble néanmoins rejoindre l’ordre de la propagande.

La réalité d’aujourd’hui ne correspond évidemment pas à cette suggestion stratégique, celle de deux grandes puissances s’affrontant dans un combat eschatologique entre le bien et le mal pour conquérir le monde et lui imposer une pensée et un art unique. La situation actuelle est de fait inédite. 

Les États-Unis tentent de diffuser hors de leurs frontières un art unique et consensuel, non imposé à l’intérieur des frontières mais au niveau international seulement. Est employé pour ce faire le moyen psychologique de la diabolisation et du mépris des arts « identitaires », présentés comme facteurs de guerre et qualifiés de rétrogrades. Cependant, si l’on pouvait dire, il y a encore dix ans, que l’Art contemporain global était le fruit d’un fort travail d’influence étatsunienne, il n’en est plus de même aujourd’hui depuis l’élection de Donald Trump en 2017. Le monde actif de l’influence a rejoint le nuage financier et affairiste, hors-sol. 

De son côté, la Chine n’entend pas imposer un art unique ni à l’intérieur ni à l’extérieur de ses frontières. Son contrôle interne très sévère concerne essentiellement l’écrit. Son ambition internationale est de se faire connaître : sa civilisation, sa modernité, son innovation. Elle veut compter dans le concert des nations sans renoncer à son identité. Elle tient tout particulièrement à l’échange, entre égaux dans le domaine des arts, avec l’Occident qu’elle considère comme une civilisation différente mais équivalente à la sienne. C’est en particulier dans le domaine de la promotion des arts plastiques qu’elle communique à l’extérieur de ses frontières. Elle s’intéresse très fortement à tout ce qui est patrimonial, propose son aide pour restaurer les monuments en péril, apporte son expertise numérique auprès des musées, en particulier pour les inventaires. Elle propose aussi son savoir-faire pour la fabrication des produits dérivés destinés à leurs boutiques, etc. 

Ainsi, la réplique chinoise à l’hégémonie étatsunienne est intense et se manifeste en particulier dans son opération Nouvelle Route de la soie. La Chine est partout entre Shanghai et Rotterdam. Elle est présente sur tous les lieux où il est question de patrimoine, arts esthétiques anciens ou d’aujourd’hui : artisanat virtuose, métiers d’art et du luxe, sculpture, peinture, etc. Elle est partout où le soft power américain est absent et même méprisant. 

Face à ce type nouveau de guerre culturelle, la contre-réplique étatsunienne est médiatique. Le message décliné sur tous les supports est : la Chine est un État totalitaire. La Chine n’invente pas, elle copie. 

On perçoit les deux camps de cette nouvelle guerre culturelle : celui des États-Unis qui dénonce vertueusement les civilisations et les accuse d’être, par essence, criminelles.

Celui de la Chine qui défend les civilisations, veut en préserver l’héritage et prolonger leur vie, par la création. 

Il y a donc bataille culturelle intense et le champ de bataille est en Europe. 

La stratégie de la Chine est de prendre contact et proposer des échanges avec tous ceux qui font un travail virtuose, dans le domaine du savoir-faire mais aussi de la création.

La stratégie du « nuage » (Ce lieu détaché de la terre qui dispose grâce à ces acteurs, réseaux et moyens financiers de moyens d’influence puissants en particulier médiatiques) et des États-Unis et de ne jamais relayer dans les médias ce travail de fond que fait la Chine pour apparaître aux yeux du monde, faire connaître le trésor de sa civilisation. 

L’expression « soft power américain » désigne aujourd’hui une réalité double et insalissable : les réseaux d’influence de l’État américain d’une part et le cloud, d’autre part, cette économie vaporeuse et financière qui se développe au-dessus des frontières. Ce système a les caractéristiques d’un rhizome, d’une interconnexion sans tête, dont le seul principe vital est l’argent nourricier. L’Art contemporain est un de ses instruments. 
Il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui cet ACI, qui circule aussi facilement que le dollar, est nommé, en dehors de l’Occident, « Art occidental ». Ce qui diminue formidablement l’image, autrefois prestigieuse, de ce monde occidental rayonnant de son art. 

Aujourd’hui, les pays les plus actifs dans la protection et la promotion de leur art civilisationnel sont les pays anciennement communistes. Ils portent un œil critique sur ce mainstream médiatiquement imposé. Ils ont connu la propagande comme seule pensée autorisée et l’art mis à son service. Ils s’en souviennent et sont frappés de la ressemblance avec le discours moralisateur porté par l’Art contemporain international. Seuls deux thèmes sont nouveaux : l’écologie et le genre. La Russie et la Chine préfèrent savourer le privilège de la diversité de l’art dont ils ont été cruellement privés. Il leur a fallu une bonne décennie pour faire la part des choses et comprendre le côté très art unique et soft power de « l’Art contemporain international ». Lors des premières années de leur libération (La Chine commence à s’ouvrir à partir de 1980, la Russie à partir de 1991), ces pays ont connu le choc avec l’Occident. Ils ont été assiégés par les propositions d’expertise des institutions internationales : FMI, OMC, OCDE (Le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale pour le commerce, l’Organisation de coopération et de développement économique), Banque mondiale et d’innombrables ONG prêchant l’abolissement des frontières, l’unification des réglementations, la soumission à la pensée et aux arts mainstream. Le temps passant, l’illusion d’une liberté, d’une modernité, d’un progrès, toutes choses vertueuses qui ne viendraient que d’Occident, s’est effacée. Laissant place d’ailleurs à la déception, souvent évoquée surtout en Russie qui a beaucoup rêvé de cet Occident qui respecte la personne et l’art libre. Le concept stratégique « d’art mainstream, contemporain, démocratique, symbole de la liberté » était une arme jouable face au régime sanglant de l’URSS et du terrorisme maoïste, mais l’est-il aujourd’hui face à la Russie et la Chine, pays où certes l’autorité de l’État est affirmée mais qui ne sont pas totalitaires ? 

Ainsi ont émergé des conceptions concurrentes sur l’art d’aujourd’hui. Les cultures et les civilisations ont chacune leur propre chemin d’adaptation au temps présent, à l’innovation sans pourtant s’isoler. 

Le projet anglo-saxon de faire de l’« Art contemporain international » une culture universelle ne fait pas l’unanimité, il est même perçu comme une forme de néocolonialisme. Désormais, plusieurs modèles s’affrontent. 

Malentendus 

La stratégie du mépris pratiquée par les galeries, les médias, les institutions occidentales, pour vendre de l’Art contemporain ne semble pas bien fonctionner avec une clientèle chinoise, surtout quand elle se pratique sur leur propre territoire, en Extrême-Orient. Un récent événement illustre le malentendu qu’engendre la croyance au globalisme mainstream. Il s’est produit dans le domaine de la mode, aujourd’hui éminemment connexe à l’art. La veille d’un spectaculaire défilé de mode arty organisé par Dolce&Gabana à Shanghai, ont été diffusées sur les réseaux sociaux des vidéos publicitaires « humoristiques » montrant une ravissante Chinoise mangeant une pizza avec des baguettes. La réaction fut immédiate : 120 millions de commentaires peu aimables sur les réseaux sociaux traitant la marque de « raciste » ! La fureur était telle qu’il fallut faire garder les vitrines des cinquante succursales de Dolce&Gabana. Les vedettes invitées au défilé-spectacle se sont aussitôt décommandées, et celui-ci a été annulé. Toutes les plates-formes chinoises de vente en ligne ont retiré la marque. L’État chinois, magnanime, a déclaré qu’il n’en ferait cependant pas une affaire diplomatique. Sachant qu’aujourd’hui un tiers des ventes de luxe de la planète se fait en Chine, continuer à croire que consommer suffit pour effacer doucement une culture millénaire, est contre-productif. 

Les greffes prennent ou ne prennent pas… On cite en revanche l’exemplaire réussite de la succursale du musée Guggenheim à Bilbao, de  conception éminemment globale, qui a redonné une nouvelle vie à cette ville en pleine reconversion économique, tout en servant à accueillir les expositions blockbuster américaines en tournée. Mais on oublie de dire que son très sage curateur Juan Ignacio Vidarte a veillé à y mettre aussi des artistes espagnols en valeur et à les faire connaître. Il a usé d’une stratégie équilibrée entre le local et le global, il a voulu une relation symétrique, mis le global au service du local. Les autres antennes prévues n’ont pas aussi bien marché : Berlin a fermé, ainsi que Guadalajara, Vilnius est au point mort, Abu Dhabi est en panne et Las Vegas a fermé. Si le local, en tant que tel, n’est pas respecté par le global, la greffe ne prend pas. 

Les histoires de rejets sont multiples. Ainsi à Dubaï, des monuments érigés par la Sheikha al-Mayassa bint Hamad Khalifa al-Thani ont été commandés aux artistes les plus cotés du Financial art, tel celui de Damien Hirst qui orne l’entrée du Centre national de la recherche médicale. Il s’agit de quatorze fœtus in process, déclinés en bronze, de la conception à la naissance. Telle la statue d’Adel Abdessemed acquise en 2012, représentant le célèbre « coup de boule » de Zidane, installée sur le front de mer. La première œuvre a été pudiquement recouverte de voiles, la deuxième rapidement déboulonnée. La sculpture n’est pas tolérée en pays d’islam.

ourtant, ici, le prescripteur-commanditaire des œuvres appartient ni plus ni moins à la famille régnante. Cela n’a pas suffi ! Dans ce pays où « l’opinion publique » n’a pas droit à la parole, la désapprobation a trouvé un support inattendu pour s’exprimer : ce fut une émeute numérique, elle eut lieu sur les portables. La désapprobation fut si violente que la puissante famille a obtempéré. La sculpture a été rapidement exfiltrée pour être revendue à François Pinault. L’art global n’entre pas si facilement dans la chair des cultures. 

Une autre conjugaison entre le local et le global se fait jour 

L’art global, avec sa visibilité internationale et sa valorisation financière, n’est qu’une très petite partie de l’art échangé dans le monde. L’art obéissant à une modernité naturelle dans le sillage d’une civilisation est le plus répandu. Chaque culture s’épanouit dans son bassin culturel et ses diasporas, mais aucune ne désire pour autant y rester enfermée. Les pays héritiers d’une culture désirent montrer sa valeur et son rayonnement et l’adapter au temps. Tout au long des années 2010, on observe une intense interconnexion internationale qui se fait hors des intermédiaires institutionnels, directement, entre artistes, amateurs, plates-formes. Ces échanges sont fondés non pas sur des intérêts économiques mais sur des affinités esthétiques. Certains courants exclus du mainstream trouvent des amateurs hors de leurs frontières nationales. C’est le cas notamment pour le street art et l’art brut mais aussi pour tous les arts savants tels que les courants réalistes, académiques, visionnaires, les pratiques virtuoses de la gravure, la peinture, la sculpture. Les quelques peintres français non conceptuels vivant de leur art sont soutenus par des galeries hors de l’Hexagone. Tout le monde bouge et rejoint ce qu’il affectionne. 

Le modèle naturel d’échanges entre civilisations évoquée par Lévi-Strauss dans son Anthropologie structurale semble fonctionner aujourd’hui plus que jamais, en raison de la révolution technologique qui permet une fluidité de l’information. Si les courants globalistes de l’art de la pensée ont bénéficié des institutions et des intérêts financiers, ils n’ont pas prévu que la révolution numérique aurait pour effet de retourner l’espace et de placer chaque lieu ayant un rayonnement naturel particulier, au centre du global. Chaque lieu, s’il développe une activité ayant une forte qualité et une valeur intrinsèque évaluable selon des critères partagés, peut devenir pour son activité spécifique, un centre du monde. 

Les applications du big data et des algorithmes à la portée de tous ont pour résultat de relier, naturellement par affinité, le local et le global, l’offre et la demande. On connaît le cas de ce tableau peint par Raden Saleh, un peintre javanais du XIXe siècle, vendu dans une salle des ventes à Vannes puis acheté par un musée indonésien 7,2 millions d’euros. Régulièrement, des salles des ventes provinciales vendent des objets achetés par des connaisseurs de l’autre bout du monde. C’est le cas de l’art populaire d’Haïti qui, sans appui, a aujourd’hui des amateurs dans le monde entier. Cet « art non savant » a été remarqué en 1945 par André Breton et exposé par lui à Paris en 1946, et pour cela ensuite reconnu dans son île. En 1952, cet art décore la cathédrale de Port-au-Prince. En 2014, la peinture haïtienne est exposée au Grand Palais et en 2017, Piasa organise une vente aux enchères à Paris. 

On assiste au retour d’œuvres d’art dans leurs pays d’origine mais aussi à celui des artistes ayant fui leur pays et y revenant. C’est le cas en Chine, en Russie et dans tous les pays de l’Est. On y recolle les morceaux de l’histoire de l’art du XXe siècle. Dans ces pays qui ont souffert, il est hors de question de rejeter leurs artistes revenus d’exil. Même s’ils n’ont pas été cotés à New York, ils reprennent la place qui leur revient dans l’histoire de l’art de leur pays.

Grâce aux œuvres d’art, l’identité des pays qui ont connu guerres, totalitarismes et acculturations se recompose. Celles oubliées par l’Histoire sont à nouveau reconnues et aimées, formant le terreau de la nouvelle création. Les renaissances sont toujours le résultat d’un retour aux origines. C’est un mouvement naturel de l’esprit : il faut retrouver la source pour aller plus loin. Mille formes de conjugaisons s’établissent jour après jour entre local et global, c’est un partage de la forme et du sens qui concerne toute la planète. 

Cela contraste avec le système total de l’« Art contemporain international » qui pour être rentable doit fonctionner en réseau fermé mais en faisant entrer sans cesse dans le cercle de nouveaux collectionneurs afin de prolonger la longévité de la pyramide de Ponzi. 

Une concurrence apparaît aujourd’hui entre un système global de l’art fermé et la vitalité de l’enraciné ouvert. Ceux qui dirigent les arts maîtrisent-ils encore l’évolution actuelle ? 

Certains curateurs pour échapper à la répétition et à la froideur conceptuelle font appel à la thématique écologique et communautaire pour réchauffer l’atmosphère. 

Lors de la Biennale de Venise, en 2017, à l’Arsenal, on pouvait voir dans l’exposition thématique, « Viva arte viva », conçue par la commissaire Christine Macel, des pratiques chamaniques, des rituels magiques, tout droit sortis de leur forêt vierge originelle. Disséminée au milieu des installations conceptuelles habituelles, le mélange a fait sensation. On passait des arides concepts au monde sacré des origines. Ces chamans et sorciers avaient revêtu le statut d’« artistes contemporains » par un simple déplacement de lieu. L’opération était vertueuse. La notoriété internationale permettait de porter secours à leurs communautés. On pouvait y voir les œuvres de l’Indien huni kuin, Ernesto Nelo, de l’artiste mahori Lisa Reihana, du Mapuche chilien Bernardo Oyarzún. 

Ainsi, les contemporéanistes les plus radicaux avouent sans le dire qu’un art sans racines est dur à supporter.

Extrait du livre d’Aude de Kerros, "Art contemporain, manipulation et géopolitique : Chronique d'une domination économique et culturelle", publié aux éditions Eyrolles

Lien vers la boutique Eyrolles : ICI

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