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Et si les inégalités ne s’étaient pas autant creusées qu’on le répète...
©JOEL SAGET / AFP

Trop alarmistes ?

Deux économistes américains ont remis en question les travaux de Thomas Piketty. David Splinter et Gerald Auten estiment que la hausse des inégalités ne s'est pas creusée mais a plutôt stagné depuis les années 1990.

Michel Ruimy

Michel Ruimy

Michel Ruimy est professeur affilié à l’ESCP, où il enseigne les principes de l’économie monétaire et les caractéristiques fondamentales des marchés de capitaux.

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Atlantico.fr : Deux économistes américains, Gerald Auten et David Splinter, ont remis en question les travaux de Thomas Piketty et sa fameuse théorie des 1%. Pour eux, la hausse des inégalités ne s’est pas creusée au fil des années mais a plutôt stagné depuis les années 1990. 

Que pensez-vous de ce constat ? Les inégalités ont-elles réellement augmenté dans la population active ?

Michel Ruimy : Tout est question de méthodologie ! Chaque groupe de chercheurs a sa propre réponse au problème étudié… même s’ils utilisent la même base de données comme c’est le cas ici : Thomas Piketty ainsi que Gerald Auten et David Splinter ont utilisé les mêmes données fiscales de l’IRS (Internal Revenue Service - Direction des impôts américaine). 

Auten et Splinter soutiennent que les évolutions des inégalités aux Etats-Unis sont liées notamment aux modifications apportées au droit fiscal sous la présidence de Ronald Reagan (1981-1989). Sans être trop technique, la part du revenu après impôt du centile ayant les plus hauts revenus est passée de 8,4% en 1979 à 10,1% en 2015, soit une augmentation de l’ordre de 20% alors que Thomas Piketty affirmait qu’elle avait doublé sur la même période. Cette différence s’explique par la redistribution des revenus. Malgré une baisse du taux d’imposition fédéral le plus élevé des particuliers (de 91 à 39,6%) entre 1960 et 2015, les réformes d’élargissement de la base et la diminution de l’utilisation des niches fiscales a fait passer les taux d’imposition effectifs du centile le plus élevé de 14 à 24%. En tenant compte de l’ensemble des impôts, les taux d’imposition effectifs du premier pour cent ont augmenté tandis que ceux des 90% ont chuté, ce qui implique une augmentation de la progressivité fiscale globale. C’est pourquoi, Auten et Splinter concluent que l’augmentation des revenus des plus riches a été beaucoup moins importante que ne le laisse supposer Piketty et qu’en réalité les inégalités sont pratiquement les mêmes que dans les années 1960. 

Pour leur part, Piketty, Saez et Zucman affirment que les données de Auten et de Splinter sont incomplètes et reposent sur une méthode irréaliste de traitement de l’impôt sur les sociétés. Ils insistent sur le fait que la conclusion selon laquelle l’inégalité a considérablement augmenté, est solide et tient même après avoir examiné ces questions.

La présente « querelle » montre à quel point il est difficile d’obtenir une image complète et précise des inégalités. Il n’en demeure pas moins que la littérature sur les inégalités de revenus croît rapidement et comporte de nombreuses implications politiques. Il est fort à parier que l’étude de Auten et Splinter sera vraisemblablement reprise par des politiciens conservateurs américains qui s’appuieront sur leurs conclusions pour affirmer que l’inégalité n’est finalement pas un problème si important. 

Thomas Piketty s’est surtout concentré sur les Etats-Unis pour parler des inégalités. Qu’en est-il en France et en Europe à l’heure actuelle ? Sommes-nous trop alarmistes quant aux inégalités ?

Alors que l’Europe est déjà minée par la montée des populismes et les divisions qui remettent en cause la construction européenne, le continent est loin d’être épargné par les disparités de revenus entre citoyens. Même si les modèles de protection sociale ont pu jouer un rôle d’amortisseur, des écarts considérables demeurent. Les inégalités se sont accrues et les politiques européennes d’intégration sont impuissantes à les atténuer. 

Les 1% d’Européens les plus prospères ont vu leurs revenus bondir deux fois plus vite que ceux des 50% les moins aisés sur les trois dernières décennies. Après avoir baissé au début des années 2000, période de relative prospérité au sein de l’Union européenne, le taux de pauvreté s’est stabilisé depuis la crise financière de 2008. Entre 21 et 22% des citoyens européens sont aujourd’hui en situation de pauvreté.

Comment est-on arrivé là ?

Tout d’abord, la concurrence fiscale agressive entre les Etats a poussé à la baisse les taux d’imposition des sociétés (passé de 50% au début des années 1980 à 25% aujourd’hui) et de l’impôt sur le revenu. De telles évolutions limitent la capacité des Etats à mettre à contribution des gagnants de la croissance et font de plus en plus reposer le financement des services publics sur les classes moyennes et populaires.

Ensuite, la diversité des modèles sociaux joue un rôle fondamental dans la genèse des différences nationales. Aux pays sans système efficace de redistribution, les taux de pauvreté les plus élevés (Balkans, Europe du Sud). A ceux qui disposent d’un Etat-Providence généreux (Europe de l’Ouest et du Nord), les taux de pauvreté les plus faibles. 

L’évolution est particulièrement nette dans les pays de l’Est qui ont connu la transition du socialisme. Cette région, la moins inégalitaire d’Europe en 1980 a, depuis, rejoint les niveaux d’inégalités de l’Europe de l’Ouest et du Sud. La redistribution des revenus y est plus faible et la « flat-tax » (impôt à taux unique) débouche le plus souvent sur un système moins protecteur. 

Mais le creusement des écarts entre Européens s’explique, pour l’essentiel, par l’évolution des inégalités à l’intérieur des pays, plus qu’à l’absence de convergence des revenus entre pays. Au sein des pays européens, les 1% les plus fortunés ont vu leurs revenus croître deux fois plus rapidement que la moyenne.

Malgré ces résultats, l’Europe reste bien plus égalitaire que les Etats-Unis. Plus que la révolution technologique et la globalisation, ce sont les choix en matière de politique fiscale et d’organisation du système public qui expliquent la hausse des inégalités.

De manière générale, il est difficile de nier le rôle des inégalités dans la montée des populismes. Les classes moyennes ont subi une période néfaste qui a créé un malaise économique. Leurs revenus ont stagné et il conviendrait de les revaloriser. 

Le 5 décembre, des syndicats ont appelé à une grève générale pour dénoncer les inégalités économiques et sociales dans la société française. Comment se fait-il qu’en théorie (et d’après ces deux économistes) les inégalités baissent ou stagnent, mais qu’en pratique, il y ait un ras-le-bol généralisé de la part d’une partie de la population ? Comment réunir théorie et pratique sur les questions liées aux inégalités ?

Tout d’abord, rappelons qu’Auten et Splinter ont ciblé leur étude sur les Etats-Unis et non sur la France. Ensuite, la réponse à votre question est vaste. 

En fait, la connaissance des inégalités évalue la distance entre les faits et les valeurs des sociétés démocratiques qui ont placé l’égalité fondamentale de tous les individus au fronton de leurs principes. Or, ces inégalités peuvent être saisies de mille manières en fonction des ressources et des biens inégalement répartis. Ainsi, peut-on mesurer les inégalités entre les groupes professionnels, les classes sociales, les sexes, les générations, les périodes historiques et les individus eux-mêmes… mais aussi entre les régions, entre les pays, les appartenances culturelles … sachant qu’il est possible de croiser toutes ces dimensions entre elles. Quant aux critères sur lesquels s’évaluent les inégalités, ils sont encore plus nombreux : revenus, patrimoines, conditions de vie, santé, éducation, pratiques culturelles… On voit donc que la mesure des inégalités sociales est donc une activité inépuisable. 

Concernant la réunion de la théorie et de la pratique, je pousserai un peu plus la réflexion en soulevant la question de l’utilité des sociologues, notamment ceux qui s’intéressent aux questions liées aux inégalités. Je rappellerai l’expérience de Dominique Schnapper, sociologue de renom, nommée au Conseil constitutionnel pour la qualité de ses travaux sur la République, la Nation et la citoyenneté. Au cours des séances de l’institution, elle a été frappée par le fait que le point de vue sociologique y était largement ignoré ! 

Par ailleurs, il conviendrait de trouver les moyens d’appliquer les recherches théoriques dans la réalité. C’est loin d’être chose aisée dans la mesure où le monde politique reste trop souvent sourd aux sciences sociales. Par exemple, au moment où les politiques de la ville sont imaginées et qu’une collaboration active entre sociologues et hommes politiques est attendue, il est bien difficile pour les sociologues de se faire entendre des politiques. Il apparaît même parfois un léger dédain manifesté par les hauts fonctionnaires. L’expérience sociologique ne parvient guère à convaincre au sein du monde politique : les hommes politiques font d’abord de la politique, par des sciences sociales appliquées. 

Alors, les sociologues sont-ils utiles ? Oui, à la condition qu’ils parviennent à imposer la voix des acteurs sociaux dans l’espace public, tant celle des nouveaux mouvements sociaux que celle d’individus qui se battent contre… les inégalités auxquelles ils sont confrontés.

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