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Attention idée choc : et s’il ne fallait plus protéger la propriété intellectuelle (ou différemment) ?
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Idée choc

Dans un article du Financial Times, Martin Wolf interroge la lutte contre le vol d'idées : devrait-on arrêter de protéger la propriété intellectuelle ou simplement... la protéger différemment ?

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Traditionnellement, la plupart des entreprises qui ont eu recours au système de la propriété intellectuelle l'on fait avant tout pour tenir leurs concurrents à l'écart de leur créneau commercial. Dès lors, quelle est la réalité de cette pratique à l'heure où la mondialisation accélère tous les flux d’informations ?

Mathieu Mucherie : Ce que la mondialisation a changé, c'est qu'on est en présence de différentes traditions juridiques, y compris de traditions juridiques moins établies, moins anglo-saxonnes, et dans lesquelles la propriété intellectuelle était peut-être un concept un peu moins bien périmètré. Pas par malveillance, mais tout simplement par le fait que lorsqu'on est au début d'un processus d'industrialisation, il n'est pas évident que la propriété intellectuelle soit très bien défendue par un corpus juridique. La mondialisation a donc mis en situation de marché des visions qui n'étaient pas les mêmes sur le droit de la propriété intellectuelle. 

Mais l'idée de Martin Wolf est de ne pas en tirer une vision agonistique des échanges mondiaux, et notamment de ne pas en dériver une vision mercantiliste, un peu guerrière. Il y a des échanges mondiaux; dans ces échanges mondiaux, il y a des échanges d'idées, de brevets, de licences, de copyrights. D'aucun disent que c'est la partie la plus stratégique du commerce international, mais dès qu'on utilise le mot "stratégique", on a une petite tendance à donner une petite tournure géostratégique conflictuelle aux choses, alors que ce que Martin Wolf nous explique, c'est qu'il y a toujours eu ces différences de conceptions dans la défense des droits de la propriété intellectuelle, qu'on peut même soutenir que certaines défenses de la propriété intellectuelle sont indues, notamment lorsqu'ils s'agit de copyrights trop longs ou de dresser des barrières à l'entrée des marchés, et donc il se fait l'avocat d'une vision souple, négociée et globalisée de ces échanges de propriété intellectuelle, l'idée étant que de toutes façons, les Chinois ne veulent pas et ne peuvent pas nous copier. Ne veulent pas nous copier, parce qu'ils ont autre chose à faire que de nous copier : ce qu'ils veulent évidemment, c'est concevoir eux-mêmes, puisque c'est là où il y a le plus d'argent à se faire dans la chaine de valeurs globale, ils n'ont pas envie d'être de serviles copieurs. Donc non seulement ils ne veulent pas nous copier, mais même ils ne le peuvent pas. S'ils donnent l'impression de pouvoir nous copier, c'est parce qu'en réalité ils sont arrivés à maturité, ils sont arrivés à être la deuxième puissance économique mondiale. Ils sont donc arrivés au stade où ils conçoivent eux-mêmes, et quand ils ne le peuvent pas, ils utilisent nos technologies, mais ce n'est pas à proprement parler dans une logique de copie. 

La Chine rattrape à grands pas l'avancée de la recherche occidentale. Dans la mesure où une concordance des recherches semble à terme inévitable, un assouplissement du droit de la propriété intellectuelle permettrait-il de hâter un climat d'échanges et de stimulations entre les pays ?

Ce qu'il y a dans l'article de Martin Wolf, ce n'est pas tant l'idée de changer le droit de la propriété intellectuelle, qui est en réalité maintenant pluriel : du fait de la mondialisation il y a DES droits de la propriété intellectuelle, que de changer la façon dont on agit concrètement. C'est-à-dire plus changer les pratiques à proprement parler que les textes, qui sont relativement larges et protéiformes. 

L'idée de Martin Wolf est donc une vision assez souple de ces choses, de façon à ne pas répéter des erreurs bien connues consistant à, après avoir verrouillé à tout prix des marchés que l'on estime stratégiques, on met énormément d'énergie politique là-dedans, et puis on s'aperçoit par exemple que le marché n'est pas stratégique. Par exemple, aujourd'hui il y a un gros travail sur le cloud, et donc il y avait des propositions européennes sur un cloud souverain. C'est en train d'être revu puisqu'en réalité nous sommes bien incapables de faire quelque chose qui ressemble à du Amazon. Dix ans plus tôt, c'était "il nous faut un Google européen" parce que nous ne voulons pas dépendre de la donnée américaine. Encore avant il nous fallait un Ibn européen ou un Microsoft européen. Et donc on s'aperçoit qu'à chaque fois beaucoup d'énergie est mise, il y a un espace concurrentiel, et on met parfois du souverainisme là où il ne faudrait pas en mettre. 

On retrouve ça très souvent dans l'attitude qu'on par rapport aux Chinois. On le voit dans l'affaire Huwei où les Américains ont une vision beaucoup trop défensive. Le message de Martin Wolf, c'est que lorsqu'on est véritablement en face d'espionnage caractérisé, il faut sévir et appliquer le droit, mais pour le reste, l'opinion doit être plus souple, il n'y a pas de raison de laisser dans le champ de la propriété intellectuelle des choses pendant 50 ans. Quand on pense que les Beatles sont tombés dans le domaine public seulement récemment…

Quand on regarde les flux internationaux, on s'aperçoit que les Chinois achètent de plus en plus de licences à l'étranger. Ça pèse de plus en plus dans leur balance commerciale. Ils achètent désormais plusieurs dizaines de milliards de dollars chaque année de licence et de brevets aux Occidentaux. La Chine s'intègre dans le jeu mondial, elle monte en gamme, et aujourd'hui on est plus dans la logique de l'usine secrète au fin fond d'une province qui copie les technologies occidentales. Ce sont des firmes de plus en plus intégrées aux chaines de valeurs globales. Aujourd'hui, les voleurs de propriété intellectuelle sont plus en Inde ou au Pakistan. 

Les Chinois ont une attitude assez maligne : par exemple en ce moment ils ont un grand programme de l'électrisation de voitures, et dans ce cadre-là ils développent des champions nationaux, certes, mais à côté ils font venir par exemple Tesla à Changai, et ils laissent Tesla se développer à 100% sans partenaire local, avec l'idée que ça bénéficiera à l'ensemble du secteur automobile chinois de l'avenir. 

Tout cela ne peut se déployer que si on a une vision assez amicale ou assez souple des échanges internationaux. 

Dans quelle mesure une libéralisation de la propriété intellectuelle permet-elle d'augmenter le gâteau de l'économie mondial ?

C'est très difficile à dire, parce qu'on trouvera toujours des arguments très convaincants avec des gens qui vont dire : "On a développé tel produit ou telle molécule pendant cinq ans ou dix ans, donc il faut absolument qu'o soit protégés pendant 10 ou 20 ans sinon on ne justifie pas les énormes budgets de recherche et développement qu'on a pu enterrer". C'est la fameuse courbe en J de la recherche et de l'innovation. Il y a un équilibre à trouver, et ce que nous dit Martin Wolf, c'est qu'il y a toujours eu un compromis, et que parfois les flibustiers de la propriété intellectuelle ont plus servis l'intérêt général que ce qu'on voulait bien dire à l'époque. Ça a été valable à tous les étages et toutes les époques de la révolution industrielle. Donc il faut laisser de temps en temps leur chance à des gens qui sont dans la zone grise, et qui vont diffuser des informations et éviter qu'elles ne soient accaparées par un acteur. Pour trouver la juste part, il ne faut pas avoir une vision trop dogmatique soit d'un côté, soit de l'autre. 

Par exemple Tesla, qui innove beaucoup, propose régulièrement d'ouvrir ses brevets et de les donner à tout le monde, d'être dans une logique d'open source, qu'on retrouve également dans le domaine des logiciels. L'idée c'est qu'un marché, comme les voitures électriques, va se développer davantage si on ouvre ses brevets, et évidemment, s'il s'ouvre davantage, un des premiers acteurs sera Tesla. 

Dans d'autres secteurs plus défensifs, il est difficile d'avoir une vision aussi généreuse sur la recherche qu'on a effectuée. Et puis il y a un grand argument qui diffère, c'est que la recherche intelligente développée par Tesla ne lui a pas couté 20 milliards de R&D. Alors que d'autres vieilles entreprises ont des budgets R&D monstrueux : 5, 10, 15 milliards de dollars par an. C'est le cas de vieilles entreprises pharmaceutiques, ou de Ford par exemple, qui n'a pas produit de véhicule innovent depuis 35 ans, donc pour eux il n'est pas question de laisser tomber leurs brevets rapidement. Mais c'est peut-être parce qu'ils sont dans un secteur plus rentier, plus défensif, donc ils se comportent un petit peu comme des vaches à lait, et pour eux il est beaucoup plus délicat d'être en open source. C'est l'une des distinctions à faire entre les secteurs et les acteurs vieillissants et des acteurs qui ont les dents longues dans des secteurs d'avenir. 

Dans tous les cas, de figure, ce qui est compliqué c'est qu'il faut donner sa chance au produit. C'est le consommateur qui est le juge ultime, mais c'est toujours un équilibre un peu insatisfaisant puisqu'on va mécontenter un petit peu tout le monde : on va mécontenter ceux qui veulent aller plus vite que la musique dans une logique d'open source généralisée, et ceux qui ont beaucoup investi dans une R&D et qui ne voudront pas en être débarrassés tout de suite pour le cas où il y aurait encore de l'argent à gagner sur cet investissement. 

Il faut donc avoir une vision dépassionnée, pas trop agonistique. Actuellement il y a beaucoup d'argent à se faire avec les Chinois dans le domaine de la recherche, donc l'idée c'est de ne pas se fâcher avec eux.

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