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Autant en emporte le temps
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Patrick Modiano publie "Encre sympathique" aux éditions Gallimard, son 29ème ouvrage.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

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Patrick Modiano publie son  vingt-neuvième ouvrage : « Encre sympathique »(Gallimard). Le temps qui passe et l’extrême volatilité de nos vies nourrissent l’œuvre du Prix Nobel de Littérature 2014 en général, et  cette fiction ultra –modianesque en particulier.

L’intrigue d’ « Encre sympathique » enchantera les fidèles de Modiano, et touchera beaucoup ceux qui découvriront l’auteur de « La Place de l’Etoile »  (1968 ), « Les boulevards de ceinture » ( 1972- Prix du Roman de l’Académie Française), « Rue des boutiques obscures » ( 1978, Prix Goncourt), « Dora Brudder »  ( 1997) ,« Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier » ( 2014, Prix Nobel de Littérature). Tous seront « pris » ( il n’est pas d’autre mot ) par la limpidité de l’écriture, son apparente simplicité - exigeant beaucoup de travail- et ce plaisir de lecture que procure toujours Modiano.

« Encre sympathique » est un roman quasi emblématique de l’auteur. Présent et passé se marient dans l’intérêt des personnages et la mythologie du roman, avec « tous ces blancs que laisse la vie ». Il y a -comme toujours chez Modiano-  la mélancolie des messages qui perdent leur sens avec le temps, révélant la vanité de  nos entreprises : «demander à Marion Le Phat Vinh si elle peut trouver du travail à Roger dans sa société de transport », sans oublier l’étrangeté des êtres, les paroles perdues,  les lieux évanescents, et toutes ces personnes disparues, que nous avions connues, avec  ce flou que laissent « les fils embrouillés de nos vies ».

En effet, même s’il s’agit  ici d’un homme à la recherche d’une femme -ou  plutôt d’un romancier à la poursuite de son personnage, nuance- Patrick Modiano jongle avec nos vérités d’hier et  masques de demain. Les destins,les revenants et leurs adresses, ainsi que le silence et la brume des quartiers condamnés ou endormis, passionnent également ce collectionneur  de signes de vie(s). Chez Modiano il y a toujours ces carnets, agendas, presque vides. Ces numéros de téléphone. Un homme au comptoir, dans les cafés. La séquence signée Modiano est graphique tel un dessin de Pierre Le Tan (« quarante ans d’une amitié artistique entre cet illustrateur magnifique et Patrick Modiano »).

Il y a dans « Encre Sympathique » des visages oubliés, des recherches de preuves, des carnets noirs et des phrases tronquées. Nous sommes embarqués de Paris à Rome, « La ville éternelle est celle de l’oubli ». Ce passé que rejoint le narrateur pourrait  être porteur d’avenir, un passé à portée de rêve, qui sait? Tout ce qui est irréel est vivant, l’irréel existe donc, mais existons-nous véritablement, s’interroge Modiano. Sa rythmique si particulière nous entraîne.  Le refrain est déchirant, parfois, tendre souvent. Modiano ? Le « Proust de notre temps »,  disaient les jurés du Nobel .

A mesure que je tente de mettre à jour ma recherche, j’éprouve une impression très étrange. Il me semble que tout était déjà écrit à l’encre sympathique », songe le narrateur de Patrick Modiano, un détective (« Pour exercer ce métier, il était nécessaire d’avoir de l’intuition. Intuition : forme de connaissance immédiate qui ne recourt pas au raisonnement », précise l’auteur). Ce détective a reçu mission de retrouver la trace d’une certaine Noëlle Lefebvre, disparue. La littérature, c’est Modiano, elle s’écrit  à l’encre sympathique, qui fait apparaître le contenant (les mots) et leur contenu secret (le message), à la lecture. La lecture, c’est ce qu’il y a de plus important sur terre, avec l’écriture,  afin de savoir, et de comprendre. Pour qu’il y ait littérature, il faut l’avènement du texte et sa compréhension par un lecteur en sympathie avec le roman : d’après Modiano, le lecteur en sait beaucoup plus que l’auteur sur le texte. Au contraire de la cosmogonie proustienne,  enclose dans les différents volumes de la « Recherche », avec tous ses personnages, l’univers modianesque se distingue par des narrateurs changeants, et autres lieux disparates, unis par un imaginaire extrêmement puissant. La somme de ces créations- qui de livre en livre, se font écho-, forme une cathédrale : l’œuvre de Modiano, à laquelle « Encre sympathique » ajoute une haute tour, d’où nous pouvons contempler le monde à l’aune de ce que nous avons appris, compris, aimé. 

Depuis mes vingt ans, j’écris le même livre par fragments discontinus», conclut  Modiano, à propos des variantes et invariants de son espace narratif. « Nous sommes restés quelques instants encore, tous les deux, debout dans la pénombre », chuchotent le détective devenu romancier ( logique)  et Noëlle Lefebvre retrouvée. Aussi énigmatique que les précédents romans de l’auteur de  «  La Place de l’Etoile », « Encre sympathique » se termine par cette phrase  superbe : « Elle lui expliquerait tout ».Cependant nous n’en saurons  absolument rien. 

Cité en exergue par Modiano, Maurice Blanchot (romancier, critique, adepte de l'écriture fragmentaire), donna son point de vue quant  à la « subversion du récit », et la nécessité de ce secret ( partagé)  qu’est la littérature : :« L’exigence de l’œuvre ne tient pas à l’auteur, mais au secret qu’elle cherche et qui ne se rapporte qu’à elle-même ».

« Encre sympathique » de Patrick Modiano, Gallimard, 144 p., 16 €

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