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Pourquoi le sens réel de l’étude fondatrice sur l’impact de la robotisation n’a pas été compris pendant des années
©Grant HINDSLEY / AFP

Rétropédalage

Une étude de l'économiste suédois Carl Frey datant de 2013 avancait l'hypothèse d'une automatisation de 47% des emplois aux Etats-Unis d'ici à 2030. Une conclusion qui avait été... mal comprise par les commentateurs.

Michel Volle

Michel Volle

Michel Volle est économiste français.

Diplômé de l'École Polytechnique et de l'École Nationale de la Statistique et de l'Administration Économique, il est l'auteur d'un blog dédié à l'actualité économique.

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Olivier Passet

Olivier Passet

Olivier Passet est économiste et directeur des synthèses économiques chez Xerfi où il s'occupe du suivi des politiques économiques et des mutations de l’appareil de production.

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Atlantico : Une étude de 2013, portée par l'économiste suédois Carl Frey, a suscité des milliers de commentaires dans le monde au point d'être reprise dans plus de 4000 articles universitaires Celle-ci prétendait une automatisation de 47% des emplois américains à l'horizon 2030. Un rapport très alarmiste…mais surtout très mal compris. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ce chiffre doit être avancé prudemment ? Qu'affirmait en réalité l'étude ?

Michel Volle : Un des auteurs de l'étude a déclaré, dans un article de The Economist, qu'il ne fallait pas interpréter les 47 % comme la part du travail qui sera automatisée. 
Plutôt que se complaire dans le pessimisme, il faut se représenter ce que pourrait être le travail dans l'économie que l'informatisation (ou le "numérique") fait émerger. Rappelons-nous ce qui s'est passé au début du XIXe siècle avec la mécanisation : la machine a d'abord supprimé des emplois, puis elle en a créé de nouveaux et alors l'économie a retrouvé le plein emploi de la force de travail. 

Olivier Passet : Frey et Osborne ne parlaient pas de disparition d’emplois. Leur méthodologie mettait en avant trois freins décisifs à l’automatisation des métiers : 1/ La dextérité manuelle 2/ La créativité, l’originalité des compétences mobilisées (la dimension non-répétitive donc) 3/ l’intelligence relationnelle. Selon ces critères, 47% des emplois étaient potentiellement exposés au risque d’être supplantés par des logiciels ou des robots, parce que ne possédant pas l’une des trois caractéristiques mentionnées. Ce constat ne permettait pas de dire à quel rythme s’opérerait le processus. Ni s’il se concrétiserait pleinement. Les métiers sont des assemblages de tâches, qui évoluent peu à peu. L’outil numérique vient souvent en complément, et déplace les métiers sur d’autres tâches sans les faire disparaître pleinement.

Néanmoins, la méthodologie de Frey et Osborne comportait de sérieuses faiblesses. Trop mécaniste, elle sous-estimait la diversité réelle des tâches contenues dans un métier et leurs spécificités selon les entreprises, et tout le contenu « soft skills » des métiers. Elle sous-estimait aussi le frein des organisations et leur inertie à exploiter toutes les potentialités du digital. Elle réduisait surtout le digital à sa seule dimension « automatisation », ce qui est une erreur. Le digital, c’est aussi un énorme potentiel de communication, d’accès aux data, qui permet de concevoir de nouveaux assemblages de services, qui complexifie les organisations et génère de nouveaux besoins de supervision. Les métiers, dans la plupart des cas, ne sont pas atrophiés par le digital, mais au contraire, enrichis, parfois obésifiés par les nouvelles astreintes du digital : gérer ses mails, intervenir sur les réseaux sociaux, intégrer l’information client, interagir horizontalement au sein de son organisation, etc.

Une étude de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) avait, déjà en 2016, voulu débunker les apparences alarmistes de ce rapport affirmant que le pourcentage des emplois automatisables serait de « seulement » 9  % en moyenne dans les 21 pays de l’OCDE. Trois ans plus tard, partagez-vous cette analyse ? Quels sont les secteurs concernés par cette prochaine robotisation, notamment en France ?

Michel Volle : Toutes les tâches répétitives, qu'elles soient mentales ou physiques, ont vocation à être automatisées. Restera naturellement aux êtres humains le travail qui, n'étant pas répétitif, exige de l'initiative, la capacité de répondre à des incidents, d'interpréter ce que dit une personne étrangère à l'entreprise, etc. : l'emploi se concentrera d'une part dans la conception des produits, l'ingénierie de la production, l'organisation de l'entreprise, la programmation des automates, etc., d'autre part dans la relation de service avec les clients qui sont consommateurs ou utilisateurs des produits. 
Si l'on adopte ce point de vue, la question n'est plus de savoir si la part des "emplois qui vont disparaître" est de 47 % ou de 9 % : il s'agit plutôt de se représenter le monde économique dans lequel l'informatisation nous fait entrer. 
Faut-il regretter que les tâches répétitives ne soient plus accomplies par des êtres humains ? N'a-t-on pas assez déploré l'aliénation que cela occasionnait ? 

Olivier Passet : C’est précisément sur la base d’une vision bien plus fine des tâches et de leur singularité, que l’OCDE modère le résultat de Frey et Osborne. L’OCDE tient compte aussi du fait que le niveau de diplôme réduit très fortement le risque de substitution par la machine. Face à l’automatisation, le niveau de formation accroît très fortement la capacité des personnes à développer des compétences complémentaires à l’outil numérique et à faire évoluer leur métier. Il est clair que le chiffrage de l’OCDE est beaucoup plus réaliste, au regard des dynamiques d’emplois observées actuellement. La digitalisation, et sa version la plus aboutie que constitue l’irruption de l’intelligence artificielle, n’a pas produit de la sorte tsunami attendu sur l’emploi. Paradoxalement, les taux d’emplois ont plutôt eu tendance à augmenter dans les économies développées au cours de la dernière décennie.

L’impact sur l’emploi est diffus. Ce que l’on observe aujourd’hui, en France comme ailleurs, c’est une polarisation de l’emploi en haut (haut management, professions intellectuelles) et en bas de l’échelle des qualifications (logistique, sécurité, livraison, etc.), tandis que les métiers de qualification intermédiaires, de supervision, d’administration, de gestion, de contrôle, de relation à la clientèle, diminuent en proportion de l’emploi total. Il s’agit moins de destructions d’emplois, que d’un non-renouvellement. La montée en puissance des classes d’âge proches de la retraite, facilite le redéploiement en douceur. L’industrie est certes impactée par la robotisation, mais le mouvement de remplacement de l’homme par la machine s’inscrit dans ce secteur dans un continuum d’automatisation des tâches, qui n’a plus d’intensité aujourd’hui qu’hier. Toute une série de secteurs de services, gros pourvoyeurs d’emplois, sont aussi protégés par la lenteur d’adaptation des organisations, qui sont loin d’utiliser tout le potentiel du numérique : la santé, l’éducation, les services publiques notamment. Ce qui tend à temporiser le mouvement. Ce sont aujourd’hui les secteurs de guichet (banque, commerce notamment), confrontés au coût élevé de leurs infrastructures physiques, qui sont les plus exposés, ainsi que les services aux entreprises (expertise comptable, audit, certains métiers juridiques, call centersmarketing etc.), soumis à la concurrence des plateformes pour leurs composantes les plus répétitives.

Pour autant, si la destruction de certains emplois a lieu, de fait d'une robotisation, quels sont les secteurs d'activité/types de métiers qu'on peut espérer voir se développer ou apparaître dans le futur grâce à la robotisation, et qui pourrait donc participer de la création de nouveaux emplois ?

Michel Volle : La plupart des produits seront soit des services purs ("mise à disposition d'un bien ou d'une compétence"), soit des assemblages de biens et de services (exemple : l'automobile). L'emploi se concentrera sur l'interface entre l'entreprise et le monde extérieur, analogue à la membrane qui entoure l'intérieur d'une cellule vivante et filtre ses échanges avec le milieu environnant : la plupart des agents travailleront en effet en relation avec le monde extérieur à l'entreprise, ils rempliront une fonction d'interprétariat pour aider cette dernière à interpréter sa situation en regard de l'état de l'art des techniques, des besoins présents ou futurs des clients, de la position et des projets des concurrents, etc. 
Il faudra que les entreprises apprennent à articuler intelligemment les ressources du cerveau humain (intuition, empathie, initiative, réponse à des événements imprévisibles) avec la puissance de calcul de l'automate programmable ubiquitaire qu'offre l'informatique. 
Mais trop de personnes sont aujourd'hui dupes des chimères qu'éveille l'expression "intelligence artificielle" et attribuent à l'ordinateur des capacités qui sont celles de l'être humain, tandis que trop d'entreprises croient qu'il convient de programmer l'action des êtres humains comme s'ils étaient des automates : la route de l'efficacité est encombrée d'obstacles.

Olivier Passet : Historiquement, les périodes de chamboulement technologique génèrent de gros désordres dans la distribution des revenus. Les secteurs en pointe des technologies génériques concentrent la rente et tendent à être sur-valorisés, à l’instar des GAFAM aujourd’hui. Cela leur confère un pouvoir très élevé d’acquisition et de domination qui favorise leur concentration, avec, pour contrepartie un risque de subordination ou d’éviction des autres secteurs de l’économie. C’est la grande crainte aujourd’hui de l’industrie automobile en Allemagne ou ailleurs, par exemple : passer sous tutelle de Google et perdre la maîtrise des technologies clé dans lesquelles résident les plus forts gisements d’extraction de valeur : le stockage de l’énergie, les technologies de pilotage autonome notamment (IA). La remise en cause de la hiérarchie entre les acteurs économiques, entre l’hyper-domination des pionniers et le déclin des entreprises retardataires, participe au creusement des inégalités.

Une révolution technologique ne produit réellement des créations d’emplois massives, que lorsqu’une convention de redistribution et des lois anti-concentration permettent de redistribuer la rente technologique entre tous, à l’instar du compromis fordiste de l’après-guerre, fortifiant les débouchés. C’est la condition pour que les innovations soient adoptées en masse. Le digital permet l’explosion de toute une série de nouveaux usages dans la santé, l’éducation, la mobilité, la dépendance, etc. Mais la massification de ces usages est retardée aujourd’hui par l’inertie des investissements publics et la compression des salaires de la classe moyenne. La révolution digitale ne diffère pas des autres révolutions technologiques de ce point de vue. Pour que l’impact déstabilisant des gains de productivité sur l’emploi, soit compensé par l’effet positif de l’expansion des marchés, il faut que les États interviennent et régulent ces activités. Nous entrons de la sorte dans une phase où le social redevient un levier d’efficacité économique.

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