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Hayek, libéral ou conservateur ? La réponse n’est pas celle que vous croyez
©CHIP SOMODEVILLA / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Ambigu

Dans son nouvel essai « Hayek : du cerveau à l’économie », Thierry Aimar rappelle que Friedrich Hayek a souvent été considéré comme un conservateur. Mais ce n'est pas si simple...

Frédéric Mas

Frédéric Mas

Frédéric Mas est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef de Contrepoints.org. Après des études de droit et de sciences politiques, il a obtenu un doctorat en philosophie politique (Sorbonne-Universités).

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Dans son nouvel essai « Hayek : du cerveau à l’économie », Thierry Aimar rappelle que le fameux économiste récipiendaire du « prix Nobel » d’économie a souvent été considéré comme un conservateur. Sa critique du socialisme et de la planification économique a séduit les milieux d’affaires et les cercles conservateurs américains de l’après-guerre essentiellement grâce à la publication des bonnes feuilles de « La route de la servitude » (1944) dans le Reader’s Digest. Cela l’oblige à écrire en 1968 un texte intitulé « Pourquoi je ne suis pas conservateur », dans lequel il prend de la distance avec des admirateurs qu’il juge un peu trop embarrassants.

Thierry Aimar rappelle à juste titre que Friedrich Hayek n’est pas conservateur si ce terme désigne celui qui se contente de défendre les intérêts établis et refuse le changement, vit « dans la nostalgie d’un ordre organique et le culte des valeurs aristocratiques (…) » ou encore si « conservatisme » signifie défendre l’ordre politique et social traditionnel basé sur une société de commandement.

Seulement, malgré ces mises au point, certains conservateurs considèrent tout de même Hayek comme faisant partie de leur famille d’idées. C’est le cas par exemple du philosophe britannique Roger Scruton, qui, dans le Cambridge Companion to Hayek (2006) soutient que le cœur des idées et de l’argumentation de Hayek appartient à la tradition conservatrice, car sa défense de la liberté se fait dans la lignée d’Edmund Burke contre Thomas Paine, de Joseph de Maistre contre Saint Simon et de Hegel contre Marx.

Pourquoi l’ambiguïté demeure dans les esprits même les plus éclairés ? Essentiellement à cause de la spécificité du conservatisme britannique, qui puise à la même source philosophique que le libéralisme du célèbre économiste. C’est en effet l’esprit des Lumières écossaises qui plane sur les frères jumeaux du débat public anglophone.

Lumières écossaises

L’Écosse du 18e siècle est un centre incontournable de la vie de l’esprit et du progrès scientifique, au point qu’elle teinte la philosophie des Lumières d’une couleur qui lui est propre et qui attire les meilleurs esprits en Europe. On y traduit Montesquieu, Voltaire et Rousseau, et les travaux de Francis Hutcheson, Thomas Reid et Adam Ferguson sont appréciés par toute l’élite européenne. Parmi les figures centrales du mouvement, on retrouve les philosophes David Hume et Adam Smith, influences déterminantes sur la réflexion intellectuelle de Friedrich Hayek. Le premier est un philosophe empiriste qui va être au cœur de la philosophie juridique comme de l’anthropologie hayékiennes, le second, qui est le père de l’économie politique moderne, va lui léguer sa conception évolutionniste du marché.

Rationalité limitée et ordre spontané

De ce double patronage Hayek hérite de deux concepts clefs. Premièrement, la rationalité des individus qui composent l’ordre social est limitée. Deuxièmement, et en conséquence, l’ordre social est le produit non d’un dessein humain, mais de l’ensemble des actions humaines, ce que l’on résume souvent par l’idée de « main invisible ».

Critique du rationalisme cartésien, Hayek estime que nous présumons bien plus de choses que nous ne pouvons en connaître. En d’autres termes, dans l’ordre de la connaissance, notre ignorance est première et notre raison individuelle seconde : « la plupart des règles de conduite qui gouvernent nos actions, et la plupart des institutions qui se dégagent de cette régularité sont autant d’adaptations à l’impossibilité pour quiconque de prendre consciemment en compte tous les faits distincts qui composent l’ordre de la société. » (Droit, Législation et liberté, I, 1973).

Non seulement nous sommes ignorants de l’agencement de l’ordre social, mais notre préjugé rationaliste -ou constructiviste- nous empêche de comprendre qu’une grande partie de son fonctionnement se fait sous forme de coordination spontanée entre les individus. Des millions d’individus interagissent sous le règne de la division du travail et de la spécialisation des taches en fonction de règles, de conventions et de coutumes que cette activité coordonnée créée elle-même par sélection sociale.

L’économie au-delà de l’économie

L’ordre spontané créé autour de règles de conduite individuelles protégeant la liberté individuelle n’a donc pas qu’une dimension économique, et le marché pour Hayek ne se réduit pas à l’abstraction du marché de « concurrence pure et parfaite ». Le marché selon Hayek est essentiellement un processus de découverte, une quête pour retrouver les informations nécessaires aux individus -grâce au système des prix- pour poursuivre leurs fins sous l’empire d’un droit commun né de la coutume et de la compétition.

L’insistance mise sur les institutions juridiques au cœur du fonctionnement du marché, et leur caractère évolutionniste, est sans doute l’autre grand point de contact entre Hayek et la tradition conservatrice anglophone. Les deux sont imprégnés de l’idéologie de la common law, qui fait du système juridique britannique le modèle le plus apte à protéger la propriété et les libertés individuelles.

Whiggisme et conservatisme moderne

Pour conclure, nous pourrions nous demander si ce n’est pas le conservatisme britannique qui est devenu hayékien plutôt que s’interroger sur le conservatisme supposé du célèbre théoricien libéral. Roger Scruton rappelle dans « De l’urgence d’être conservateur » que l’intellectuel qui fait autorité parmi les conservateurs britanniques aujourd’hui est Edmund Burke (1729-1797), qui n’était pas tory (ou conservateur), mais whig, c’est-à-dire partisan des droits du parlement face à l’absolutisme de la Couronne.

Le conservatisme britannique moderne a donc lui-même évolué, mariant ses convictions aristocratiques anciennes avec celles libérales du whiggisme, courant né 17e siècle et éteint à la fin du 19e. Dans « Pourquoi je ne suis pas conservateur » (1968) se défend d’être conservateur, mais pas d’être un « vieux whig », fidèle au mouvement politique qui a inspiré le mouvement libéral partout en Europe et qui a donné aux pères fondateurs des États-Unis les préceptes qui les ont conduits à l’indépendance et à l’adoption de leur constitution.

Ceci permet de mieux comprendre la position de Hayek à l’endroit du conservatisme moderne : il rejette avec vigueur les dérives antimodernes, nationalistes et autoritaires du conservatisme mais se retrouve parfois aux côtés des conservateurs modernes, du moins dans le monde anglophone, face aux socialistes et aux populismes illibéraux de tout acabit, pour la défense de la liberté. Peut-être faut-il s’en inspirer pour la France ?

Hayek. Du Cerveau à l'économie, de Thierry Aimar (éditions Michalon)

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