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Libye : pourquoi les demandes de cessez-le-feu ne peuvent que jouer en faveur du Maréchal Haftar en empêchant toute vraie négociation de paix
©MAHMUD TURKIA / AFP

Appel vain

Les ministres des Affaires étrangères de Tunisie, algérie et Egypte ont appelé à un cessez-le-feu immédiat en Libye. Mais leur marge de manœuvre est limitée.

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy est enseignant en géopolitique à l'Université Catholique de Lille, à l'Institut Supérieur de gestion de Paris, à l'école des Hautes Études Internationales et Politiques. Il est également président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). 

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Atlantico : Les ministres des Affaires étrangères de Tunisie, algérie et Egypte ont appelé à un cessez-le-feu immédiat en Libye. Mais concrètement quelle est leur marge de manœuvre ? Peuvent-ils avoir un impact sur les affrontements ?

Emmanuel Dupuy : La position des trois ministres des Affaires étrangères tunisien, algérien et égyptien ne fait qu’aller dans le même sens que le communiqué de l’Elysée, du 8 mai dernier, après la réunion entre le président Emmanuel Macron et le président du Gouvernement de l’Accord National (GNA), faisant fonction de Premier ministre, Fayez el-Sarraj. « Rappelant qu’il n’existe pas de solution militaire au conflit libyen et pour mettre un terme à l’offensive militaire lancée vers Tripoli », Emmanuel Macron insistait ainsi lui aussi tant sur un «  cessez-le-feu sans conditions » que sur la « délimitation de la ligne de cessez-le-feu, sous supervision internationale ». Néanmoins, cette position diplomatique convergente maghrébine et française  semble conforter une certaine forme de statu quo militaire qui joue, à moyen et long terme, en faveur du Maréchal Khalifa Haftar. Pour rappel, ce dernier, qui a lancé, avec son Armée Nationale libyenne (ANL) le 4 avril dernier, son opération « Libération de Tripoli », semble avoir ainsi conforté sa précédente opération militaire lancée depuis l’automne 2016 en direction du Fezzan et du « Croissant pétrolier » (en bordure du Golfe de Syrie) , faisant de lui, l’homme fort de Cyrénaïque, ainsi que l’homme clé quant à l’exploitation des quelques 1,2 / 1,5 millions de barils/jours de la production pétrolière libyenne, qui assure jusqu’à 94% des revenus de la Libye.

Pour rappel, le Premier ministre libyen aura reçu - vraisemblablement à sa grade frustration - la même réponse « polie » quant à un soutien théorique, quoique discutable dans la réalité et sur le terrain, et ce, par l’ensemble des interlocuteurs rencontrés à l’occasion de sa tournée européenne : avant et après sa rencontre avec Emmanuel Macron à Paris, auprès du président du Conseil italien, Giuseppe Conte, de la Chancelière allemande, Angela Merkel, de la Première ministre britannique, Theresa May ou encore du Président du Conseil européen, Donal Tusk et de la Haute-Représetante pour la politique étrangère et la politique de sécurité de l’UE, Federica Mogherini.

Tous insistent sur un cessez-le-feu immédiat, alors que les combats se tiennent sur une base quotidienne dans les faubourgs de Tripoli et que ceux-ci ont déjà occasionné le décès de 633 personnes (dont la plupart issus des milices qui assurent la protection du GNA et de l’ANL), de 3547 blessés et provoqué le déplacement de 91 000 personnes. 

Concrètement, en liant ce cessez-le-feu, à la reprise du dialogue politique entre Fayez el-Sarraj et Khalifa Haftar, qui se sont rencontrés, du reste, six fois en trois ans, dont deux fois sous l’égide de la diplomatie française (juillet 2017 et mai 2018), italienne (novembre 2018) et la dernière fois, émirienne (à Abu Dhabi, en mars 2019), ce sont deux réalités qui semble être mises eu même niveau, à travers la récente démarche tunisienne, algérienne et égyptienne : celle de la légitimité d’un gouvernement soutenu et mis en place sous l’égide de l’ONU (GNA) et celle de la puissance militaire d’une armée nationale (ANL, forte de 50 000 hommes) qui contrôle désormais plus de 70% du territoire national. 

L’on comprend aisément que cette équation est bancale et ne pourra, au moins, à court terme, ramener les protagonistes à la table des négociations. Celles-ci étaient, du reste, prévues à l’occasion de la réunion prévue à Ghadamès, les 14 et 16 avril dernier, soit dix jours après le début de l’offensive de l’ANL sur Tripoli !

Que peuvent vraiment les pays limitrophes dans le cadre de ce conflit ?

La position des trois ministres des affaires étrangères des trois pays limitrophes de la Libye, à laquelle s’ajoute aussi celle du Ministre des Affaires étrangères d’Afrique du Sud, s’explique d’abord par la menace que représente la porosité des frontières avec la Libye (459 km entre la Tunisie et la Libye ; 982 km entre l’Algérie et la Libye ; 1115 km entre l’Egypte et la Libye) perméables à la prolifération des armes légères et de petits calibres (ALPC), dont on estime le chiffre autour de 15 millions et qui viennent s’ajouter à la menace de l’exportation du risque terroriste de part et d’autre de ces frontières. Sur les 2500 Tunisiens partis faire le djihad armé, l’on estime que 1500 d’entre eux seraient partis en Libye ! 

On se souvient, du reste, de l’attaque de la ville tunisienne de Ben Gardane en mars 2016 qui avait failli tomber aux mains des insurgés tunisiens de Daesh, ayant traversé la frontière seulement distante d’une trentaine de km. Les Egyptiens et Algériens justifient ainsi leur "droit de regard" sur la crise libyenne quant à la connexion entre les attaques terroristes sur leur territoire et la proximité frontalière avec la Libye, à l’instar de la prise d’otage d’In Amenas dans le Sahara algérien, en janvier 2013, s’étant soldé par la mort de 37 personnes.

L’Egypte ne cesse de rappeler, du reste, le danger permanent pour sa propre sécurité, que fait peser la Libye - en proie à l’instabilité depuis la fin de l’opération Harmattan (mars-octobre 2011), la deuxième guerre civile en 2014. En faisant ainsi, l'Egypte semble justifier, en quelque sorte, l’offensive lancée par le Maréchal Khalifa Haftar depuis le 4 avril dernier, précédée par celle engagée dans le Fezzan en septembre 2016 et précédemment dans le cadre de son opération « Dignité » depuis mai 2014, contre les cellules de Daesh installées à Derna, Syrte et aux abords de Benghazi.

On comprend ainsi aisement que dans ce contexte, les pays du voisinage ont tous un intérêt singulier à la stabilité à leurs frontières. Les quelques 1,5 millions de Libyens qui circulent entre la Tunisie et la Libye, dont 500 000 se seraient installés en Tunisie pèsent sur une économie et une société tunisienne post-révolutionnaire encore fragilisée tant économiquement que s’interrogeant - depuis la Révolution du Jasmin du Printemps 2011 - sur sa cohésion sociale et modèle politique. Ce sentiment d’insécurité est particulièrement vraie à l’aune d’élections législatives et présidentielle prévues en octobre et novembre 2019 mais dont le contexte incertain pourrait être sensiblement perturbé par une guerre durable à sa frontière.

L’Algérie, en proie à une incertitude politique, depuis la démission d’Abdelaziz Bouteflika, le 2 avril et la mobilisation populaire contre le système de corruption, est, pour l’instant, empêtrée dans des guerres de chapelles opposant militaires, et responsables des services sécuritaires, revanchards d’un pouvoir clanique qu’ils estiment devoir détrôner, au nom de la rue algérienne et algéroise. Le report des élections, prévues le 4 juillet prochain et annoncé par le chef d’état-major des Forces armées, le général Gaid Salah, ne fait, d’ailleurs, qu'accentuer davantage la pression sur des militaires, qui - bien qu’extrapolant leur rôle « constitutionnel » - n’en demeurent pas moins soucieux et garants de la sécurité à la frontière commune avec la Libye.

L’Egypte, dont le président Abdel Fatah Al-Sissi, assure depuis février, la présidence de l’Union Africaine (dont la médiation congolaise, sous l’égide du président congolais, Denis Sassou-Nguesso, semble ne guère avancer), est, quant à elle, prise au piège de son soutien indéfectible au Maréchal Khalifa Haftar, reçu régulièrement et encore il y a deux semaines, au Caïre. Ainsi, quelle « crédibilité » peut-elle encore avoir auprès du GNA, alors que ce dernier l’accuse d’armer son allié de Cyrénaïque ?

L’instabilité au Soudan, depuis la chute d’Omar el-Bechir, le 11 avril dernier et la prise de pouvoir du général Abdel Fattah Al-Burhane - à travers le Conseil militaire de « transition »  ne simplifie pas cette équation régionale. C’est, du reste, au nom de la lutte contre le terrorisme que la plupart des puissances occidentales engagées au Niger et au Tchad, dont bien sûr, la France justifie un « relatif » soutien aux forces du Maréchal Khalifa Haftar. On se souvient que trois membres de la DGSE spéciales avaient trouvé la mort en juillet 2016 dans des combats intenses contre l’EI à Benghazi.

Quant au Tchad, le maréchal Khalifa Haftar en chassant en février dernier, de leur refuge libyen, les rebelles de l’Union des Forces de la Résistance (UFR) en guerre contre le régime d’Idriss Déby depuis 2009, les obligeant à un combat avec les forces tchadiennes, soutenues par le dispositif aérien français, a fait un beau « cadeau » à son voisin et allié, lui permettant d’arrêter 250 membres des UFR. Le président tchadien n'avait - du reste - pas hésité à féliciter et remercier le Maréchal Khalifa Haftar, dont on se souvient qu’il connait bien le Tchad pour y avoir « gouté » aux geôles tchadiennes, après sa capture par les forces du président Hissène Habré, en avril 1987, dans la Bande d’Aouzou.

Enfin, il est vrai, que pour Paris, la lecture du chaos libyen est inexorablement lié à la présence de nos hommes dans le cadre de l’opération Barkhane, dans les passes de Madama et de Salvador, à la frontière entre le Niger et la Libye, contrairement à Rome, pour qui la Libye rime avant tout avec pression migratoire, alors que ces derniers ont encore 300 hommes engagés pour la protection de leur hôpital militaire à Misrata et que près de 800 000 migrants sub-sahariens se trouveraient sur le sol libyen. 

Pour qu'un cessez-le-feu soit respecté et que les belligérants retournent à la table des négociations ne vaudrait-il pas mieux tourner nos regards vers le Qatar et l'Arabie Saoudite qui pourraient avoir plus de poids ?

Les récentes réunions de la Ligue Arabe (Tunis, fin mars dernier) ou encore de l’Organisation de Coopération Islamique (Jeddah, fin mai dernier) ont ainsi soigneusement évité d’évoquer la question libyenne, et ce, dans le but d’éviter de marquer les clivages profonds existant entre parrains d’un côté ou de l’autre en Libye, confirmant qu’au-delà des dynamiques claniques et régionales, des velléités politico-militaires entre hommes forts de Tripolitaine et de Cyrénaïque, ou encore de l’impact de le crise libyenne sur ses voisins, la vraie nature du conflit en Libye se comprend aussi à travers le jeu de puissances régionales « élargies ».

Comme sur d’autres « fronts », à l’instar du Soudan aujourd’hui, en Syrie, hier, la confrontation opposant le « Quartette » (Arabie Saoudite, Emirats Arabes Unis, Bahreïn, Egypte) au Qatar, soutenu par la Turquie ; et ce, depuis l’ostracisme dont est victime l’émirat gazier, depuis juin 2017, semble se rejouer en Libye. Cette guerre par « procuration »  est particulièrement évidente quand on prend soin de détailler les récentes livraisons d’armement de part et d’autres deux deux camps : drones et véhicules MRAP (Mine Résistance Ambush Protected) Kirpi turcs arrivés récemment via le port de Misrata. Véhicules de transport de troupes Al-Mared livrés par les EAU aux forces du Maréchal Haftar, sans oublier les récentes frappes aériennes sur l’aéroport de Mitiga, dont beaucoup estiment qu’elles viennent d’avions venant des EAU. Pourtant, tous tombent sous le coup de la Résolution onusienne 2473, imposant un embargo sur les livraisons d’armes, du reste prolongé d’un an, le 10 juin dernier. Le rapport du Comité des experts de l’ONU chargé du respect - depuis septembre 2018 - de l’embargo sur les armes, atteste, hélas, que ces récentes livraisons d’armes, prolongent inutilement la souffrance des populations libyennes, alors que la situation sur la ligne de contact aux abords de Tripoli semble militairement « figée » et diplomatique « bloquée ». 

La résolution onusienne 2292 de juin 2016 a beau également avoir mise en oeuvre l’opération maritime EUNAVFOR Sophia, prolongée, le 10 juin dernier, jusqu’au 30 septembre prochain, par le truchement du retour des navires de guerre au large des côtes libyennes, nul doute que les soutiens et parrains des deux camps trouveront le moyen de le contourner en justification à leur soutien aux deux camps.

Le conflit actuellement en cours en Libye ne trouve néanmoins pas seulement ses racines dans le conflit opposant Doha et Ankara à Riyad et Abu Dhabi. Les récents déplacements du Maréchal Haftar à Moscou et au Caïre, sans oublier la conversation téléphonique reçue par Khalifa Haftar de Donald Trump, semblent confirmer que la prochaine initiative diplomatique que le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, Ghassan Salamé devrait présenter dans quelques jours, devra aussi tenir compte de cette réalité géopolitique complexe.
Une certitude en tout cas ;  toute reprise du dialogue politique devra néanmoins dépasser l’actuelle impasse liée à la ferme volonté des deux camps de ne plus reconnaitre la légitimité de l’autre. Fayez el-Sarraj et les chefs des milices le soutenant encore - à l'instar de celles de Misrata, Zentan, Warfalla & Bani Walid - voient en Khalifa Haftar - au mieux, un chef de milice comme les autres - au pire, un «  criminel de guerre », traduisible devant la Cour Pénale Internationale (CPI). D’un autre côté, le Maréchal Haftar ne cesse d’indiquer que le président du Conseil présidentiel, Sarraj est sous la domination des chefs de milices, à l’instar d’Ahmed Miitig, le numéro deux du Conseil présidentiel, qui fut éphémère premier ministre entre mai et juin 2014 ou de son ministre de l’intérieur, Fathi Bashaga. Peut-être a t-il un peu raison. L’on est ainsi en droit de se demander si Ahmed Miitig s’est rendu, il y a quelques jours à Washington, pour plaider la cause du GNA ou la sienne ? de la même manière, Fathi Bashaga qui était à Rome en février dernier, aura autant cherché à rassurer son alter ego, Matteo Salvini quant à la question migratoire, que de se positionner comme un éventuel recours, en tout cas, acceptable pour d’éventuelles et discrètes discussions avec certains dans l’entourage du Maréchal. Tous deux, Miitig et Bashaga, sont originaires de Misrata, faisant du port situé à 200 km à l’est de Tripoli, le réel noeud gordien de toute règlement de crise en Libye.

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