Angela Merkel à Harvard : pourquoi les nouveaux équilibres mondiaux ne se construisent plus qu’entre interlocuteurs étatiques<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Angela Merkel à Harvard : pourquoi les nouveaux équilibres mondiaux ne se construisent plus qu’entre interlocuteurs étatiques
©John MACDOUGALL / AFP

Vision d'avenir

Invitée hier à Harvard, la chancelière allemande Angela Merkel est devenue la première personnalité allemande à donner un discours dans la prestigieuse institution américaine.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

Voir la bio »

Atlantico : Angela Merkel a été invitée par Harvard à faire un discours. Ce déplacement aux Etats-Unis de la chancelière se fait en dehors du protocole. Ce n'est pas un Etat qui parle à un Etat, mais une chancelière qui parle à un groupe déterminé. Les relations de pays à pays ne sont-elles pas en train de s'effacer au profit de relations plus personnelles entre groupes déterminés (sociologiques, économiques, idéologiques...)

Edouard Husson : Tout d'abord, et c'est plus qu'une anecdote, il y a dix-huit mois à peu près, une invitation avait été lancée au président français par la présidence d'Harvard. Il n'a pas été donné suite. C'est donc la Chancelière allemande qui a été invitée. Dommage. Il y a quelques semaines, Bruno Le Maire a décommandé au dernier moment sa venue à Harvard pour une conférence qu'il devait prononcer à la Kennedy School. Encore dommage. Les hommes politiques français ne se rendent pas compte du tort qu'ils font à la réputation de leur pays en ne répondant pas à ce genre de sollicitations. J'ai beau ne pas soutenir la politique d'Emmanuel Macron et regretter que Bruno Le Maire ait quitté sa famille politique d'origine, c'est de la France qu'il s'agit. C'est la France que nos dirigeants ne représentent pas comme il faut. Harvard est la première université du monde ! On ne se comporte pas ainsi quand on reçoit une telle invitation. 
Ensuite, il n'y a rien d'inhabituel à ce qu'un chef d'Etat ou de gouvernement étranger réponde à l'attribution d'un doctorat honoris causa. Mais vous avez raison, en général ce type de distinction est remis dans le cadre d'un voyage officiel. Il est évident que si Harvard voulait inviter Emmanuel Macron ou reçoit Angela Merkel, c'est un geste d'indépendance, de défi à la politique de Donald Trump. Mais on est aux Etats-Unis, la liberté d'expression est sacrée. D'autre part, l'université est une corporation, dont la dotation s'élève à 40 milliards et le budget annuel à 4 milliards. Harvard est une véritable puissance, qui reçoit régulièrement des ministres du monde entier et, de temps en temps, des chefs de gouvernement ou des chefs d'Etat. Je ne pense pas donc qu'on puisse tirer de cet exemple l'idée que les relations de pays à pays sont en train de s'effacer. En revanche, du point de vue des contenus, c'est bien un événement qui tient à légitimer ce que David Rothkopf appelle la "superclasse" et ce qu'elle essaie de maintenir à tout prix, la mondialisation.   

En creux, une nouvelle forme de relations se dessine entre pays. On choisit de s'adresser non plus à un Etat mais à un groupe. Est-ce une manière pour certains Etats de fonder une sorte d'internationale de modérés face à une internationale de populistes ? 

Je crois plutôt que nous sommes à la fin d'un cycle. Partout l'idée de nation, de peuple, de frontières se réaffirme. Les relocalisations d'activité par les entreprises sont de plus en plus nombreuses. Le discours d'Angela Merkel nous parle d'un monde en train de disparaître. Elle aurait pu tenir le même discours il y a dix ou quinze ans. C'est un discours d'exaltation du libre-échange, des migrations, des grandes institutions internationales, qui fait penser à ces discours qu'Angela Merkel entendait durant sa jeunesse en RDA. Elle ne profère plus des slogans communistes mais progressistes. Mais l'effet est le même. Une représentante éminente de la nomenklatura d'un pays frère est reçu par la plus prestigieuse université de la patrie du progressisme.....Sauf que la démocratie a déjà tranché: ce progressisme a perdu au profit du conservatisme de Donald Trump. Cela n'en fait ressortir que plus cruellement la réduction de la pensée politique, à Harvard ou dans la bouche de la Chancelière allemande, à un discours de classe. Il s'agit de défendre les "Anywheres", les "nomades" de la mondialisation. En fait, le monde universitaire montre par là-même comme il est coupé du réel. Faire en 2019 l'éloge du "Wir schaffen das!", "Nous allons y arriver" de la Chancelière, alors que cette politique est un fiasco total, est à la limite du ridicule pour la meilleure université du monde. 

La mondialisation et la fin de l'Etat-nation ont-ils affaibli la pertinence d'une relation inter-étatique au profit de relations plus transversales à travers des acteurs non étatiques (entreprises, collectivités, GAFAM...) ?

Au risque de me répéter: on assiste à la renaissance de l'Etat-nation, à la réaffirmation des frontières, au retour du réalisme dans l'analyse des relations internationales. Ce à quoi nous avons assisté ce jeudi 30 mai est donc plutôt la manifestation de l'esprit réactionnaire qui règne dans la plupart des corporations universitaires depuis le Moyen-Age. Les universités sont toujours porteuses de croyances qui ont cristallisé à des moments antérieurs de l'histoire de l'humanité et qui survivent à l'état de fait qu'elles étaient censées décrire. Alors oui, les idéologues de la mondialisation heureuse ont de puissants relais dans un certain nombre de grandes villes du monde peuplées par les "classes créatives", dans de grandes entreprises, en particulier les GAFAM. Il faudra attendre que les mouvements de relocalisation des emplois se soient multipliés et que Google ou Amazon tombent sous le coup de la loi sur les monopoles pour que dans une université comme Harvard l'on commence à s'intéresser aux nouvelles formes du monde en train d'émerger. 
Ce que je dis, étant universitaire moi-même, n'est pas à l'avantage de l'université, j'en ai conscience. Mais c'est un phénomène que nous connaissons bien en France aussi: la Sorbonne a souvent été le refuge du passéisme, qu'il soit de droite ou de gauche. Il est normal que l'université se méfie des modes, qu'elle n'idolâtre pas les dernières lubies des puissants. Mais force est de constater que dans la querelle entre les réalistes et les nominalistes, ce sont les réalistes qui ont perdu. Or, à partir du moment où les concepts ne sont plus la traduction d'un réel qui est toujours plus complexe que notre pensée, à partir du moment où l'on ne fait, à l'université, que jouer arbitrairement avec des mots, on se rend vulnérable à toutes les mauvaises influences. A partir du moment où, comme dirait le sophiste dans Platon, "un homme est la mesure de toute chose", l'université risque de dériver vers le subjectivisme le plus convaincant, celui du sophiste qui possède la puissance, la richesse, le pouvoir de manipulation. Il n'y a rien de plus fascinant pour un sophiste qu'un sophiste plus puissant. Lorsque Faust abandonne la vérité pour l'action, le royaume des essences et des Idées pour l'existentialisme et le militantisme, il finit par un pacte avec Méphisto. Je vous assure que je ne voulais pas faire de mauvais jeu de mots: la précédente présidente de Harvard, qui était présente à la cérémonie d'aujourd'hui, s'appelle Drew Faust ! C'est à son successeur, Larry Bacow, qu'il est revenu de prononcer la laudatio de la Chancelière. Mais l'éloge du "Wir schaffen das!", "Nous allons le faire!" d'Angela Merkel, n'est-ce pas la même trahison que le Faust de Goethe réécrivant le Prologue de St Jean; "Au commencement était le Verbe? Non, au commencement était l'Action!" et finissant par promettre son âme au Prince de ce monde ?       

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !