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Du vote Front national aux Gilets jaunes, comment la gauche a aidé les couches populaires à reprendre du service
©JEAN-PIERRE CLATOT / AFP

Bonnes feuilles

En deux générations, l'héritage gaullien a été dilapidé conduisant à une grave crise de confiance des Français envers leurs élites. Ainsi est née une révolte, dite des Gilets jaunes, qui nous renvoie aux prémices de la Révolution. Dans son ouvrage La France qui déclasse : Les gilets jaunes, une jacquerie au XXIe siècle (ed. Tallandier), Pierre Vermeren, ausculte l'échec des politiques publiques et économiques depuis la fin des années 1970. 2/2

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, historien, est président du Laboratoire d’analyse des ideologies contemporaines (LAIC), et a récemment publié, On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation, Tallandier, Paris, 2020.

 

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Les analyses consacrées au vote frontiste font étrangement l’impasse sur les « classes sociales », hormis celles d’une poignée d’intellectuels parmi lesquels l’historien Jacques Julliard. Qu’en est-il précisément du « vote de classes » et qu’est-ce que le populisme à cette aune ? La « France périphérique » est le refuge des classes populaires de « natifs ». Or, le vote en faveur du Front national, rebaptisé Rassemblement national, émane de cette France reléguée. À écouter la bourgeoisie libérale des grandes villes, ce vote serait celui d’une « classe dangereuse », selon l’expression du haut fonctionnaire parisien Honoré Antoine Frégier en 1840. Or, par cette expression, la sociologie, soucieuse de moquer le bourgeois à l’ancienne, a gardé l’habitude de désigner les banlieues de Paris et des grandes métropoles. Pourtant, les « banlieues de l’islam1 », où couve le « danger » terroriste, et d’où provient désormais l’essentiel du « milieu » français, n’ont plus grand-chose à voir avec la banlieue rouge des années  19502. Celle-ci était occupée par l’ancienne classe ouvrière, qui fit trembler les bourgeois, du xixe siècle à mai 1968 et mai 1981.

Quelle « classe dangereuse » évoque dès lors le vote Front national ? Comment la gauche républicaine, après un siècle d’enracinement, a-t-elle éloigné de la région parisienne et des métropoles les couches populaires qui furent son terreau ? Comment a-t-elle perdu les électeurs et les militants qui la portèrent sous les bannières de la patrie en armes, du Front populaire puis du mitterrandisme ? Un peu d’histoire est nécessaire.

Au début de la IIIe  République, les « nouvelles capacités » (ou nouveaux talents) promues par Gambetta, poussées vers la fonction publique et l’industrie, deviennent le vivier républicain de la gauche radicale bourgeoise. Cette nouvelle classe « libérale », fidèle aux idéaux et à l’esprit de la

 Révolution, est très méfiante envers le peuple, réputé impulsif, dangereux et gagné au socialisme. Elle prend le commandement de la vie politique, tandis que le développement conjoint de l’État, de l’école, de l’armée et de l’industrie cantonne peu à peu la place de l’économie rurale, intègre de nouvelles forces sociales, et endigue le parti royaliste.

Dans l’entre-deux-guerres, le Parti communiste prend en charge les ouvriers et la « classe dangereuse » que l’industrialisation a fixés à Paris et dans les villes et bassins industriels, puis les intègre à la République. La banlieue rouge est son socle. Elle anime les grands événements de la vie politique et sociale au milieu du xxe siècle, des années 1930 à la victoire de François Mitterrand en 1981. La Ve République achève de restructurer le pays au cours des Trente Glorieuses. Elle liquide la société du xixe  siècle, ses hiérarchies, ses valeurs morales, esthétiques et religieuses, et ses modes de vie. Une nouvelle société naît, qui incorpore les nouveaux venus de l’exode rural et de l’immigration, à l’usine, au bureau et dans les administrations. Après la grande peur de Mai 1968, le projet politique des années 1970 vise à liquider l’hypothèque révolutionnaire qui planait sur Paris depuis 1789. Les moyens en furent la désindustrialisation – y compris par décentralisation –, et la liquidation du Paris populaire des années 1950 par substitution d’emplois et dépopulation. Paris a perdu plus du quart de ses habitants dans la deuxième moitié du xxe  siècle. La contrepartie fut l’embourgeoisement de la capitale et de sa banlieue ouest. On parle aujourd’hui de « gentrification ».

Ailleurs s’installe une immigration silencieuse et dépolitisée issue du tiers-monde et des DOM, qui occupe les logements sociaux des métropoles, neufs ou laissés vacants par les classes populaires d’avant. Chassés de leurs emplois industriels, parfois enrichis après quelques générations passées à Paris –  certains ont intégré la bourgeoisie  –, la majorité des habitants des banlieues repartent vers leurs provinces (à l’instar des deux tiers des Italiens de France qui sont retournés en Italie selon Pierre Milza). De là provient le faible score du Front national en Île-de-France : la bourgeoisie libérale, les retraités et les étudiants d’une part, et les descendants d’immigrés de l’autre, majoritaires en région parisienne, lui étant hostiles.

Mais la classe populaire ancienne n’a nullement disparu en retournant dans ses foyers d’origine. La recomposition économique et sociale qui a présidé à ce chassé-croisé de populations s’est accompagnée de l’effondrement des cadres idéologiques, politiques et religieux qui tenaient l’ancien monde ouvrier. La nature ayant horreur du vide, ce peuple délaissé par ses élites a trouvé une nouvelle expression politique pour se faire entendre, en disant non à toutes les bourgeoisies qui l’ignorent ou le méprisent. Du vote Front national aux Gilets jaunes, l’ancienne « classe dangereuse » a repris du service. Une « classe dangereuse » peut donc en cacher une autre. Ainsi se pose une des questions politiques majeures de notre époque, le populisme.

Extrait de La France qui déclasse : Les gilets jaunes, une jacquerie au XXIe siècle de Pierre Vermeren, publié chez Tallandier.

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