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Brexit : les périlleux calculs d’Emmanuel Macron pour l’Europe
©ARIS OIKONOMOU / AFP

Arroseur arrosé

Le raisonnement du Président de la République consistant à protéger l'UE en refusant un délai trop long aux Britanniques a conduit à une situation plus problématique encore.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Jérôme Vaillant

Jérôme Vaillant

Jérôme Vaillant est professeur émérite de civilisation allemande à l'Université de Lille et directeur de la revue Allemagne d'aujourdhuiIl a récemment publié avec Hans Stark "Les relations franco-allemandes: vers un nouveau traité de l'Elysée" dans le numéro 226 de la revue Allemagne d'aujourd'hui, (Octobre-décembre 2018), pp. 3-110.
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Atlantico : Au lendemain de la décision de report de la date du Brexit au 31 octobre prochain, Wolfgang Munchau, éditorialiste du Financial Times déclarait sur twitter: "La chose la plus importante qui s’est produite hier soir n’est pas l’extension du Brexit, mais la rupture de l’unité franco-allemande.". Alors que la position allemande semblait correspondre à la défense des intérêts du pays, peut-on en réellement voir la position d'Emmanuel Macron comme ayant pour objectif la défense des intérêts européens ?

Edouard Husson : Munchau a raison. En tout cas, la divergence franco-allemande est devenue très visible. Elle est plus ancienne - Macron n’a rien obtenu de Merkel depuis qu’il est à l’Elysée, le Traité d’Aix-la-Chapelle n’étant pris au sérieux par personne en Allemagne. Mais les deux partenaires ne jouent même plus la comédie. Jusqu’à récemment, il y aurait eu une concertation en amont pour ne pas afficher de différends. C’est bel et bien fini. La cacophonie est d’autant plus évidente que les deux pays ont complètement raté la négociation du Brexit. Angela Merkel a définitivement confirmé qu’elle était une Chancelière pour temps calme et eaux tranquilles. L’intérêt de l’Allemagne était, bien évidemment, d’arriver à un accord équilibré avec la Grande-Bretagne. Mais la Chancelière n’a pas voulu trancher entre l’obsession allemande du respect des normes - et donc la peur que trop de concessions à la Grande-Bretagne donne envie aux uns et aux autres au sein de l’UE de reconstruire une Europe à la carte - et les intérêts commerciaux de l’Allemagne, largement excédentaire vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Quant à Emmanuel Macron, il avait la chance stratégique de son quinquennat: se poser en médiateur entre la Grande-Bretagne et l’Union Européenne. Or il a fait exactement le contraire, par idéologie européenne plutôt que par défense des intérêts européens. 

Jérôme Vaillant : Ce serait faire preuve d’angélisme que de nier les difficultés que rencontrent depuis quelque temps déjà les relations franco-allemandes, mais il apparaît exagéré de parler de « rupture de l’unité franco-allemande » pour un événement qui reste anecdotique. Y a-t-il d’ailleurs jamais eu d’unité franco-allemande ? Les formules consacrées évoquent un simple « couple » ou « tandem franco-allemand » au service de l’Europe, qui lorsqu’il fonctionne provoque l’adhésion des autres Etats membres, ce qui est devenu plus compliqué à obtenir depuis que l’Europe s’est élargie au point de compter 28 et sans doute demain 27 membres. Le Financial Times réagit comme s’il se réjouissait d’une dissension attendue depuis longtemps outre-Manche pour renforcer la position britannique en évitant un directoire franco-allemand en Europe.  

Certes en période de malaise franco-allemand, on aurait pu souhaiter que la France et l’Allemagne accordent mieux leurs violons et affichent une meilleure entente. En l’occurrence, c’est le président français qui est resté isolé lors de la dernière réunion à Bruxelles du Conseil européen alors que la chancelière allemande défendait la position de la grande majorité des Etats membres de l’Union. Au total on s’est mis d’accord, comme il était prévisible en pareille situation, sur un nouveau compromis : le Royaume-Uni obtient un délai supplémentaire mais moins long que celui que la plupart des Etats de l’UE, à l’inverse de la France, étaient prêts à lui accorder. Ce faisant l’UE a également estimé que la participation du Royaume-Uni aux élections européennes de la fin du mois de mai était une question secondaire puisque l’objectif de celui-ci était bien, tôt ou tard, de quitter l’Union. C’est désormais moins une question politique que juridique et pratique.

Comment expliquer les points de vue français et allemand ? Dès le lendemain du référendum donnant la majorité des voix au Brexit au Royaume-Uni, la France s’est résignée à ce résultat pour récolter autant que faire se peut les aubaines que le Brexit pouvait représenter pour elle tandis que l’Allemagne souhaitait maintenir des liens aussi étroits que possible avec le Royaume-Uni pour les mêmes raisons qui l’avait amenée en son temps à privilégier son entrée dans la Communauté économique européenne : pour des raisons commerciales certes mais aussi pour  que le Royaume-Uni nourrisse le débat européen dans un sens plus favorable au libre échange qu’à l’intégration politique. Aujourd’hui on peut pourtant observer un rapprochement de la France et de l’Allemagne  sur l’idée d’arrimer aussi fortement que possible le Royaume-Uni à l’Europe dans le domaine de la défense et de la sécurité.

Selon les informations relayées, notamment par Libération, la décision française aurait motivée par la crainte de voir les Britanniques interférer dans les prochaines décisions européennes, de la nomination du remplacement de Mario Draghi, ou du prochain président de la Commission. Cependant, au regard de cette perte d'unité franco-allemande, peut-on réellement voir ce contexte comme ouvrant une capacité de nuisance renforcée pour le Royaume Uni ? Cette capacité de nuisance ne vient-elle pas d'avoir son effet le plus important envers Paris et Berlin ? 

Edouard Husson : Comme idéologue, Macron est cohérent. Il veut maintenir la pureté de son idéal européen. Surtout pas d’interférence avec le réel. Or les Britanniques sont, constitutivement, les porteurs d’un principe de réalité, depuis toujours dans l’UE. Ils ont d’ailleurs voulu quitter celle-ci à partir du moment où elle abandonnait le réalisme - à commencer par la politique d’immigration d’Angela Merkel. Et l’on peut compter sur eux, si leur gouvernement actuel met le doigt dans l’engrenage d’un ou plusieurs retards, pour être des empêcheurs de tourner en rond. Mais dans ce cas, Emmanuel Macron est incohérent: il aurait mieux valu négocier de manière équilibrée pour rendre le texte d’accord acceptable et donc voir partir la Grande-Bretagne en temps et en heure. En l’occurrence, le raisonnement de Macron est auto-réalisant: l’intransigeance vis-à-vis de la Grande-Bretagne retarde le Brexit et fait que les Britanniques restent dans l’Union. En fait, comme le dit bien Jean Quatremer dans un article paru le 11 avril, les Européens ont réimporté dans l’UE les disputes du Parlement britannique. J’ajouterai que c’est en fait un effet boomerang puisque c’est largement l’intransigeance unioniste qui a causé les divisions au sein de la Chambre des Communes. 

En fait, il ne faut pas partir des intentions des acteurs pour comprendre le point d’aboutissement. Les protagonistes du Brexit arrivent régulièrement à l’effet inverse de celui qu’ils ont recherché. 

Jérôme Vaillant : C’est cela que je qualifierais d’anecdotique d’autant plus qu’il y a rarement eu un parfait accord entre la France et l’Allemagne sur les questions de postes et sur celles des personnes à mettre sur les postes les plus importants de l’Union européenne. En dehors de la belle entente franco-allemande pour faire élire en son temps Jacques Delors à la présidence de la Commission européenne, la France et l’Allemagne n’ont cessé de se chamailler pour choisir qui présiderait et où la Banque centrale européenne, qui devrait l’emporter à la tête de la Commission ou du Parlement européen :  question de vanité nationale autant que d’affichage du rapport de forces entre les deux pays qui défendent leurs intérêts sans pour autant cesser de rechercher les voies de la coopération praticable entre eux. A former un couple ou un tandem, la France et l’Allemagne n’ont jamais cessé d’être des rivaux et des concurrents. C’est cette grande ligne de leurs relations qui prime sur l’anecdotique. C’est cette grande ligne qui ne devrait pas davantage être perdue de vue quand, pour des raisons circonstancielles liées à la campagne des élections européennes, des hommes ou femmes politiques allemandes relancent l’idée de renoncer pour des questions de coûts au siège du parlement européen à Strasbourg  ou de faire du siège français au Conseil de sécurité de l’ONU un siège européen. On feint de croire soudain dans les médias français que l’Allemagne a inventé une nouvelle raison d’embêter la France quand elle ne fait que ressortir de vieilles chaussettes qu’elle sait la première ne pas pouvoir aboutir.

Dans de telles conditions, comment envisager la suite ? Quelles sont les cartes à jouer, aussi bien pour Londres, Paris, et Berlin ? 

Edouard Husson : Il y aurait la voix de la raison, celle d’Annegret Kramp-Karrenbauer: on renégocie sur le backstop pour que le Parlement britannique puisse voter l’accord de retrait. Mais Angela Merkel n’aura jamais le courage de passer à l’offensive pour inverser le cours des choses. La Chancelière ne sait que suivre une ligne de plus grande pente; et quelquefois la dévaler, comme dans le cas de la crise ukrainienne, de la sortie du nucléaire ou de l’ouverture des frontières aux migrants. Comme Emmanuel Macron est incapable d’autre chose que la stratégie du chaos, au sein duquel il entend prospérer, il n’y a pas grand chose à attendre. Theresa May est devenue, depuis le 29 mars, un zombie politique à la tête d’un gouvernement de plus en plus sujet à des démissions collectives. Il va falloir attendre son remplacement, sans doute inéluctable ce mois de mai - sans mauvais jeu de mot - pour voir si une personnalité est capable de recoller les morceaux éclatés. En attendant, la Chambre des Communes va rester aussi divisée. Et elle réexportera ses divisions dans l’UE. 

Il est très difficile d’imaginer, dans ces conditions, une issue de négociation apaisée.

Jérôme Vaillant : Pour envisager l’avenir immédiat des relations franco-allemandes, il ya deux écueils qu’il convient d’éviter : le premier consiste à se réjouir de tout ce qui peut nuire à la réputation du président français, le second, lié au premier, à estimer qu’E. Macron a perdu dès l’instant qu’il n’a pas réussi à faire accepter à 100% ses propositions par l’Allemagne. Dans les deux cas on ne cherche et ne voit que le côté négatif des choses et on s’interdit de voir ce qui dans les actions et réactions de l’un et de l’autre constituent un solide fondement pour des actions communes. On est en droit de se demander s’il fallait un nouveau traité de l’Elysée sous la forme du Traité signé à Aix-la-Chapelle le 22 janvier dernier. A bien des égards le nouveau traité ne fait qu’élargir le traité fondateur de l’Elysée et de l’adapter à la situation politique des deux pays, de l’Europe et du monde 56 ans plus tard. Mais il présente également des pistes concrètes de coopération commune dans 15 domaines différents, ce qu’on appelle les « projets prioritaires ». Le premier règle, soit dit au passage, la question qui a fait polémique de la coopération franco-allemande au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, il évoque un « jumelage » dans les deux ans à venir – une période limitée donc ! - des présidences française et allemande qui dureront chacune deux mois. Le 2epoint  crée des instituts culturels franco-allemands intégrés dans quatre pays du monde et des co-localisations dans 5 autres. Les projets prioritaires suivants traitent de la création d’une plateforme numérique commune, des relations ferroviaires transfrontalières, de la coopération renforcée en matière de recherche et d’innovation, de la reconversion, dans la perspective de sa fermeture, du territoire autour de la centrale nucléaire de Fessenheim, etc.. Il s’agit donc de projets concrets à mettre en œuvre quels que soient les gouvernements ou leurs dirigeants. C’est dans le même sens que va la mise en place d’une assemblée parlementaire franco-allemande instituée par un accord entre l’Assemblée nationale et le Bundestag. Cette assemblée vient de constituer sans provoquer un intérêt particulier de la part des médias, ce qui reste compréhensible dans la mesure où il faudra surtout l’observer à l’œuvre : assurer le suivi de la coopération franco-allemande et être une force de proposition. Cela va également dans le sens d’un renforcement d’une coopération durable entre les Etats et les sociétés au-delà des avatars du politique au quotidien.

Ceci dit, cette coopération souvent invisible ne règle pas les grands problèmes qui subsistent, les déclarations des uns et des autres provoquant des réactions immédiates de doute et de scepticismes qui se transforment souvent en appels à la raison franco-allemande. Ainsi, Christoph von Marschall, correspondant diplomatique du journal berlinois Der Tagesspiegel,

vient de publier un ouvrage (Herder Verlag) au titre évocateur :  Wirverstehn die Weltnichtmehr/ Nous ne comprenons plus le monde, le sous-titre précisant que l’Allemagne est en train de s’aliéner ses amis. Mais il se termine par un appel aux dirigeants allemands de soutenir les initiatives européennes d’E. Macron dans le contexte d’un monde en changement, D. Trump fragilisant le lien transatlantique, la Chine affirmant de plus en plus une volonté de puissance et la Russie restant malgré tout un partenaire incontournable sur le continent européen. On retrouve les mêmes analyses dans le propos tenus par AnnegretKramp-Karrenbauer dans la tribune du mois de mars, dont on a surtout retenu en France ce qu’elle refusait à E. Macron comme si on s’était arrêté de la lire dès qu’elle déclare : « Je suis entièrement d’accord avec Emmanuel Macron ». Et AKK d’évoquer le parachèvement de Schengen par un droit d’asile commun, une politique migratoire européenne, la « capacité d’action de l’UE en matière de politique extérieure et de sécurité » (« Nous devons, écrit-elle, demeurer transatlantiques tout en devenant plus européens ! » une formule qui pourrait devenir un slogan commun aux principaux partis politiques allemands), une politique orientée vers l’Afrique, etc.. Tous domaines où, comme dans les meilleurs jours de la coopération franco-allemande, ce qui importe c’est de dégager ce qu’il est possible de faire ensemble plutôt que de mettre en avant les désaccords – même si tout le monde sait bien Allemagne que « c’est dans les détails que se loge le diable » 

Auparavant la chancelière avait posé quelques nouveaux jalons dans le domaine de la défense européenne : plus que le vague projet repris surtout à des fins de communication politique d’une armée européenne, elle estimait que le Royaume-Uni devrait continuer de jouer son rôle dans la défense l’Europe ; AKK avait, de son côté, jugé qu’il fallait assouplir le droit pour le parlement fédéral de donner son agrément aux opérations extérieures de la Bundeswehr,  droit perçu en France comme une limitation trop forte à celles-ci en cas d’urgence.

On le voit, si tout n’est pas rose au firmament franco-allemand, la coopération franco-allemande a encore du grain à moudre.

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