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Acte XVI des Gilets jaunes : quand trop de luttes tue la lutte
©FRED TANNEAU / AFP

Un week-end sur les ronds-points

Il est certain qu’avec le regain de mobilisation constaté lors de l’Acte XV, et alors qu’approche la fin d’un « Grand débat national » sur lequel les avis restent pour le moins réservés, l’Acte XVI apparaissait à la fois comme la continuation de la mobilisation et comme la préparation de son renforcement. Pourtant, on constate une baisse qui conduit à s’interroger : est-elle due aux arguments visant à délégitimer le mouvement entendus cette semaine ? Ou plutôt à l’évolution même du mouvement ?

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : L’Acte XVI vient de se terminer. Que peut-on dire du déroulement de la journée ?

Christophe Boutin : « Vous allez avoir un mois de mars où vous allez pas beaucoup dormir » annonçait à Emmanuel Macron Éric Drouet dans une vidéo publiée la veille de cet Acte XVI. Même si l’on avait pu craindre le retour des violences, quand certains « Gilets jaunes » avaient appelé à en terminer avec le « pacifisme » et que le ministre de l'Intérieur – qui n’avait pas communiquée sur les forces de l’ordre mobilisées - avait répondu que « chaque brute sera punie », l’Acte XVI s’est déroulé sans grandes surprises.

A Paris, où deux manifestations étaient déclarées et quatre autres rassemblements organisés, des murs grillagés ont maintenant été installés pour empêcher les manifestants d'accéder aux institutions. Les « Gilets jaunes » se sont rassemblés sur la place de l’Étoile, que certains appelaient à occuper dans la durée, mais l’ont quittée à la demande des forces de l’ordre dans une ambiance bon enfant. À noter que, parallèlement, à l'appel de Marcel Campion, les forains manifestaient Porte Maillot.

En province on a retrouvé le mouvement, entre autres à Dunkerque, Lille, Lyon, Toulouse, Marseille, Caen, Bordeaux, Dinan, Tarbes, Rouen, Châtellerault (pour une action à un péage), ou Bar-le-Duc, où la préfecture de la Meuse avait pris un arrêté interdisant la vente et le transport « de produits combustibles et/ou corrosifs », de « pétards, pièces d'artifices et fusées de détresse » et « d'aérosols de peinture ». Ces mesures préventives sont de plus en plus fréquentes. Ainsi, à Nantes, le préfet avait pris un arrêté « portant interdiction de transport de tout objet pouvant servir d'arme par destination », tandis que le procureur de la République prenait « des réquisitions aux fins d'autoriser les forces de l'ordre à procéder à des contrôles d'identité et à l'ouverture des coffres et des bagages », quant à Rennes la préfecture avait pris un arrêté d'interdiction de manifester dans l’hyper-centre, la préfète dénonçant des « individus porteurs d'armes » et « des jeunes de la mouvance de l'ultragauche », que l’on sait effectivement très présente localement.

Mais cette inquiétude a été vite apaisée en constatant le tassement de la mobilisation : 39.300 manifestants en France selon le ministère de l’Intérieur (92.035 selon le Nombre jaune), dont 4.000 à Paris, contre respectivement 44.600 et 5.800 la semaine passée). Impact du temps redevenu médiocre, des vacances de certaines zones, de la lassitude au bout de presque quatre mois ? Pas seulement sans doute.

Une baisse de la mobilisation donc. En dehors des causes purement conjoncturelles, pensez-vous que la manière dont l’opinion publique est travaillée au sujet de ce mouvement des « Gilets jaunes » a pu jouer un rôle majeur ?

Dans la semaine qui a précédé cet Acte XVI, le gouvernement, mais aussi des membres de l’opposition, ont fait un lourd bilan des manifestations hebdomadaires menées par les « Gilets jaunes ». Premier élément, ces « Gilets jaunes », dont on ne cesse de parler, ne sont finalement pas grand chose : « Il y a chaque semaine 40.000, 50.000 personnes qui manifestent, c’est-à-dire à peu près autant que pour voir un match de foot de l’OM » a ainsi déclaré le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner. C’est donc peu, et ce sont soit des violents, soit des irresponsables favorisant les violences. Car si, pour le ministre, « il y a des violences parce qu’il y a des gens qui se mêlent à ces manifestations pour venir casser, pour venir détruire, pour venir agresser nos forces de l’ordre », des gens donc extérieurs au mouvement, Emmanuel Macron n’a pas hésité lui à déclarer qu’« il faut maintenant dire que lorsqu’on va dans des manifestations violentes, on est complice du pire ».

Et ce mélange d’idiots utiles et de « brutes », second élément de critique, plomberait l’économie française, commence-t-on à entendre et à lire de plus en plus souvent. Il porterait atteinte au tourisme, au commerce, et même à ces petits commerçants, PME/PMI, artisans, professions libérales de proximité qui en formaient pourtant le socle militant initial. Mais on comptabilise aussi maintenant le manque à gagner pour l’État des 75% de radars routiers qui auraient été soit détruits soit mis hors service, auquel il faudra ajouter le coût de leur réparation ou remplacement. Et puisque l’on évoque ces radars hors service, il faudrait aussi voir, troisième élément critique, un mouvement des « Gilets jaunes » indirectement responsable de morts par ces actions irréfléchies, Christophe Castaner décelant un « lien direct » avec l’augmentation du nombre de morts sur les routes (+3,9% si l’on compare janvier 2018 et janvier 2019).

Enfin, quatrième élément de critique, ce mouvement des « Gilets jaunes » aurait des conséquences en termes de sécurité. Parce qu’il pourrait être tentant pour un terroriste de frapper dans une manifestation, et Christophe Castaner a affirmé qu’un groupe baptisé « ça va saigner le 17 », sur lequel il a refusé de s’exprimer, avait projeté un attentat le 17 novembre 2018, déjoué par ses services. Mais on retrouve aussi ici une critique que l’on avait déjà entendue, portant sur l’usure des forces de l’ordre qui, réquisitionnées pour faire face aux manifestations, doivent abandonner une partie de leur travail. Valérie Pécresse s’est ainsi inquiétée de l’abandon dans lequel sont laissés les quartiers proches des zones de non-droit, évoquant des « opérations commandos » menées contre les lycées.

Autant d’éléments qui ont pu avoir leur rôle sur la baisse de mobilisation de ce samedi, mais ces critiques, qui se présentaient comme autant d’appels à la raison, s’accompagnaient dans la semaine d’autres révélations qui jetaient un peu plus d’huile sur le feu et, elles, pouvaient au contraire motiver les manifestants. France info, à la suite du Canard enchaîné, évoquait par exemple une note du procureur de la République de Paris demandant le 12 janvier aux membres du parquet parisien de privilégier les levées de garde à vue les plus tardives possibles, même si les faits reprochés étaient tellement ridicules qu’il y aurait classement sans suite, comme d’inscrire, même dans ce cas, les « Gilets jaunes » interpellés sur le fichier des antécédents judiciaires. Et la concomitance du prononcé de peines fort lourdes à l’encontre de manifestants et de la libération d’Alexandre Benalla et Vincent Crase n’a sans doute pas amélioré la confiance portée par les Français dans l’indépendance de leur justice.

Enfin, les critiques des manifestants et de leurs sympathisants à l’encontre de la répression engagée contre eux étaient maintenant relayées sur la scène internationale. Dunja Mijatović, la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, venue en France le 28 janvier pour voir ce qu’il en était, a adressé en effet un mémorandum fort critique aux autorités françaises, une note qui n’a certes pas de conséquences juridiques, mais qui précède un rapport et, surtout, met en garde contre d’éventuelles atteintes à la Convention européenne des droits de l’homme. Quant aux violences, elle relève en effet le grand nombre de blessés graves, notamment par des projectiles de lanceurs de balles de défense, dont elle demande la suspension de l’utilisation. Mais, au-delà, elle s’inquiète des conséquences des textes répressifs en cours d’élaboration, qui pourraient selon elle conduire à des restrictions des libertés d’expression et de réunion « ni nécessaires, ni proportionnées », visant ici principalement la possibilité pour l’administration d’interdire préventivement à une personne de prendre part à une manifestation.

En conclusion, on le voit, si une certaine opinion publique, attachée à l’ordre et au respect du bien public à préserver – si tant est qu’elle place les radars routiers dans ce domaine – pouvait effectivement être sensible à certains arguments présentés, ils étaient de peu d’efficacité pour dégoûter des manifestations des « Gilets jaunes » qui disposaient d’une caisse de résonnance internationale.

Si cette baisse du nombre de participants n’est pas due à la force de conviction de Christophe Castaner et Emmanuel Macron, quelle en serait pour vous la cause principale ? Avec quelles conséquences pour les semaines qui viennent ?

On l’a déjà évoqué, le mouvement des « Gilets jaunes » fait depuis le début, mais plus encore depuis janvier, l’objet d’une tentative de récupération de la part de l’extrême-gauche militante. Priscillia Ludosky, dans le Média, a annoncé avoir été approchée par La France Insoumise, le parti de Jean-Luc Mélenchon, Éric Drouet avait lui évoqué LFI et le Rassemblement National de Marine Le Pen. « Ils sont tenaces » disait Priscillia Ludosky de LFI, ajoutant : « c'est assez fatigant de voir qu'ils ne lâchent pas l'affaire ».

Mais on peut se demander si, dans certaines villes, les « Gilets jaunes », initialement très largement un mouvement de « primo-manifestants », ne sont pas d’ores et déjà largement pénétrés par une extrême gauche elle bien mieux formée, et qui n’entendait pas se faire voler Sa révolution. Les manifestations du week-end ont ainsi laissé planer quelques doutes. Avec, par exemple, la volonté d’internationaliser le mouvement. À Lille, étaient ainsi appelés à manifester les « Gilets jaunes » de la région Hauts de France, mais aussi ceux de « Belgique (de Flandre et de Wallonie), Angleterre, Luxembourg, Pays-Bas et Nord de l'Allemagne ». Et le même collectif appelait aussi d’autres villes de France à faire venir des « gilets jaunes » de Catalogne ou d'Italie. Or si les « Gilets jaunes » sont volontiers solidaires des autres oubliés de la « mondialisation heureuse », leur corpus de revendications originelles – maintien des services publics ou de la couverture sociale - est lui bien peu « internationaliste ».

À Lyon ensuite, un collectif avait proposé une « marche noire », le mouvement devant se «vêtir de noir, symbole du deuil de son avenir promis au mépris et à l'obscurantisme si nous n'agissons pas ensemble ». Mais quel est ce « nous », qui rappelle la fameuse « convergence des luttes » que l’extrême-gauche cherche à imposer depuis le début comme mot d’ordre, pour mieux contrôler l’ensemble ? Et pourquoi cette tenue noire qui, comme par hasard, est aussi l’uniforme de ces Blacks bloks spécialisés dans la violence urbaine ?

On pourrait relever d’autres symboles bien éloignés des « Gilets jaunes » originels, comme les « Mariannes » dénudées et en longues capes rouges de Lille, ou la manière dont des revendications comme celle du Référendum d’Initiative Citoyenne, qui permettrait de redonner une parole directe au peuple dans le cadre de nos institutions, est maintenant avancé comme devant permettre une « Constituante citoyenne », et donc un changement de régime dont les Gilets jaunes originels ne voulaient pas. Pour parler comme les communicants, il est donc évident qu’un agenda a, sinon remplacé, au moins s’est agrégé à un autre au fil des semaines. Et il est fort possible qu’un certain nombre de partisans de l’agenda initial n’ont plus envie de jouer les faire-valoir.

Il serait temps pourtant de reprendre le mouvement, et ce pour trois raisons. La première est qu’à l’approche de la fin d’un « Grand débat national » dont le constitutionnaliste Frédéric Rouvillois a démontré, dans la revue Politique magazine, et les liens avec la pensée utopique, et l’inefficacité pour dégager une volonté générale, la tension va croître, à l’aune des déceptions. La deuxième est l’approche des élections européennes, et le risque que ces mêmes déceptions entraînent un repli sur l’abstention de cette France qui a cru pouvoir s’exprimer, non pas tant parce qu’elle ne pourrait trouver dans l’offre politique de quoi satisfaire ses revendications, mais parce qu’elle serait trop profondément démotivée.

Il est enfin une troisième raison pour laquelle il serait souhaitable que cette France périphérique montre sa visibilité. Valérie Pécresse n’a en effet sans doute pas tort : dans les quartiers sensibles, dont on n’entend curieusement plus parler depuis des mois, les trafics se portent au mieux, et le retour des forces de sécurité sur ces zones sera certainement mal vécu par les caïds d’une économie qui n’est même plus parallèle puisqu’elle est maintenant prise en compte par l’INSEE dans le calcul du PIB. Or, devant le risque d’embrasement, on peut se demander si, une fois de plus, la paix « sociale », mot pudique qui recouvre une tout autre réalité, ne sera pas achetée dans les « zones de non droit » avec cet argent qui fait cruellement défaut aux territoires d’où venaient les premiers « Gilets jaunes ».

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