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 L’Europe, c’est la paix : mais de quoi ceux qui en parlent comme d’un impératif moral déconnecté du réel font-ils le lit ?
©Janek SKARZYNSKI / AFP

Pacifistes, le retour

La ministre chargée des Affaires européennes Nathalie Loiseau dans une série de tweets a déclaré que la "construction européenne est née en réaction à la barbarie du XXème siècle. Qu'ont donc en tête ceux qui aujourd'hui veulent affaiblir l'UE? En ce jour de commémoration de la libération d'Auschwitz, n'ayons pas la mémoire courte". La ministre a aussi utilisé le souvenir de la Shoah pour s'en prendre aux critiques de l'Union européenne. Un point Godwin qui ne passe pas.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Ce 27 janvier, Nathalie Loiseau, ministre chargée des affaires européennes, a déclaré sur son compte twitter :"La construction européenne est née en réaction à la barbarie du XXème siècle. Qu'ont donc en tête ceux qui aujourd'hui veulent affaiblir l'UE? En ce jour de commémoration de la libération d'Auschwitz, n'ayons pas la mémoire courte". En quoi cette rhétorique bien connue de "l'Europe, c'est la paix" est-elle devenue dangereuse en elle-même, dans sa capacité d'effacement du dysfonctionnement effectif européen perçu par les populations ? 

Edouard Husson : Il y a la déclaration, sur laquelle je vais revenir. Et il y a la photo. Est-ce que Madame Loiseau sait que l’origine des douze étoiles du drapeau européen, et la couleur bleue de ce dernier, sont un héritage de l’origine démocrate chrétienne de la construction européenne d’après-guerre. Il s’agit des douze étoiles qui couronnent la Vierge dans la tradition chrétienne, selon une assimilation de Marie à la Femme de l’Apocalypse de Saint Jean (Ap XII,1). Il y a donc un mauvais goût consommé, pour ne pas dire plus, de la part du Ministre, à confondre l’étoile jaune avec les étoiles de la tradition chrétienne. Ensuite, même sans une telle gaffe, d’emblée disqualifiante pour quelqu’un qui peut, dans le cadre de ses fonctions, avoir affaire aussi bien au Saint-Siège qu’à l’Etat d’Israël, le lien établi entre l’étoile jaune et les étoiles du drapeau européen, à laquelle on a incité l’enfant qui est l’auteur du billet photographié par Madame Loiseau et posté sur twitter est une construction intellectuellement bizarre. Dans cette époque où l’on se méfie des Fake News, il est du devoir d’un ministre de ne pas mettre des idées fausses dans la tête d’un enfant. On peut le déplorer mais aucun des acteurs de la construction européenne naissante n’a fait un rapprochement tel que celui que l’on lit sur le cliché qui accompagne le texte du tweet de Madame Loiseau. Le Ministre n’est pas très bonne pédagogue. Il faut que le Ministre de l’Education Nationale fasse quelque chose.  

Prenons maintenant le texte et demandons-nous, en historiens, si les énoncés résistent à l’examen. Peut-on dire que “la construction européenne est née en réaction à la barbarie du XXè siècle”? L’énoncé n’est pas faux mais il demande à être contextualisé. La construction européenne est la mise en oeuvre de l’idée européenne. Celle-ci est née d’un désir de réconciliation, après la Première Guerre mondiale, entre anciens combattants et entre intellectuels des différents pays. Cependant, une minorité d’anciens combattants, en Italie et en Allemagne, sont venus imposer leur propre lecture de la Première Guerre mondiale: elle était une expérience positive, prétendaient-ils et il valait la peine d’en préparer une nouvelle. C’est ce qu’on appelle le fascisme, dans sa version italienne ou sa version allemande. Là où les choses se compliquent, c’est que les fascistes partagent avec les premiers tenants de l’idée européenne la conviction que la nation, dans sa forme démocratique, est une réalité dépassée. Les premiers européistes reprochent aux nations d’avoir mobilisé les peuples les uns contre les autres; les fascistes leur reprochent de n’avoir pas su mobiliser suffisamment les forces de la nation. Européistes comme fascistes sont de plus en plus fascinés, dans les années 1930, par la technocratie croissante et imaginent de lui faire traverser les frontières. C’est ce qui explique que durant la guerre, le Groupe Collaboration, un cercle d’intellectuels installés à Paris imaginent une future “Communauté économique européenne”, une “politique agricole commune” et une “unification de l’Europe par les transports”. C’est ce qui explique aussi que Henrich Himmler puisse expliquer sérieusement, en 1943, que “la Waffen SS combat pour l’Europe”. 

Il ne s’agit donc pas de mettre en cause la sincérité des démocrates-chrétiens d’après-guerre lorsque, sous l’impulsion du pape Pie XII - le plus déterminé ennemi du nazisme pendant la guerre, contrairement à une autre légende historique- ils donnent la priorité à la “construction européenne”; mais il faut bien voir que beaucoup d’anciens fascistes ont pu se rallier à l’ordre d’après-guerre parce qu’ils avaient développé une vision de l’unité européenne durant la Guerre. Si vous ajoutez que, dans le cadre de la Guerre froide naissante, les Américains ont mis sous forte pression l’Europe de l’Ouest pour qu’elle écoute le Pape et passe à l’acte, on est loin de la formule facile “L’Europe, c’est la paix”. La construction européenne émerge de plusieurs tendances convergentes: l’esprit de paix désormais partagé par tous; l’inspiration de l’Eglise; les pressions américaines; le ralliement d’anciens fascistes à l’idée d’union de l’Europe de l’Ouest. On est donc très loin du film de très mauvais goût que tourne Madame Loiseau. On peut le déplorer mais, il n’y a jamais de travail de mémoire sur la Shoah dans les premiers pas de la construction européenne. A l’inverse, aujourd’hui que la réconciliation européenne est acquise depuis longtemps, il est proprement déplacé de suggérer, sans grande précaution, que ne pas vouloir de l’UE ce serait relativiser la gravité d’Auschwitz. Surtout quand on songe comme l’Union Européenne est, globalement, peu favorable à la cause d’Israël. 

Faut-il que les dirigeants français soient désemparés par la crise de l’UE pour avoir ainsi recours à un argument d’autorité, qui doit faire taire ceux qui voudraient que l’Union Européenne se développe autrement qu’elle ne le fait. Mais, après tout, Madame Loiseau applique au sujet de la construction européenne ce qu’elle a entendu dire à son président, lors des voeux du nouvel an ou à d’autres occasions, où les Gilets Jaunes ont été considérés comme une “foule haineuse” et soupçonnés d’antisémitisme. Si vous ne dites pas “Ainsi soit-il” à la politique européenne du gouvernement, vous êtes pour la guerre. Si vous êtes pour la guerre, c’est qu’au fond vous êtes complices de ceux qui ont perpétré la Shoah. La ficelle est grossière, honteuse, une affreuse banalisation de ce qui est, de fait, le génocide le plus terrible de l’histoire parce que ceux qui l’ont perpétré voulaient éradiquer la conscience de l’humanité, la distinction entre le bien et le mal et le commandement “Tu ne tueras pas”.  Devant l’énormité de ce crime de masse, l’attitude la plus appropriée n’est-elle pas le silence et le recueillement ou bien, dans la tradition juive, l’évocation sobre du nom des victimes? En tout cas, ce gazouillis de Nathalie Loiseau sur réseau social est de très mauvais goût. 

Ne peut-on pas également considérer que la réalité des rapports de force politiques européens actuels sont de nature à engendrer une Europe dominée par d'autres courants que ceux défendus par Nathalie Loiseau ? En suivant l'exemple du refus opposé David Cameron concernant la mobilité européenne, à l'origine du Brexit, ne peut-on pas voir ici le résultat de cette incapacité à regarder les problématiques en face ? 

Vous avez raison de souligner que la vision que développent les européistes progressistes est comme un filtre entre eux et le réel. Comme nous le disions à l’instant, il y a toutes sortes de manières d’imaginer l’Europe. Après tout, l’Union Soviétique aussi parlait d’une “Maison commune européenne”. Et puis, comme aimait à le rappeler de Gaulle, il y a toute une tradition impériale d’unification européenne. On connaît sa célèbre et provocatrice formule: “Ces grands Européens: Charles-Quint, Napoléon, Hitler”. Les fascistes, les nazis, les partisans de la Collaboration ont allègrement dénoncé ce que les européistes allemands d’aujourd’hui, avec de meilleures intentions, bien entendu, appellent la “Kleinstaaterei”, le goût des “petits Etats”. Avez-vous en tête combien de fois nos propres dirigeants, depuis quatre décennies, ont expliqué que la France et tous les Etats européens étaient “trop petits”. Trop petits selon quel critère? Dans la Troisième Révolution Industrielle, la petite taille est au contraire un atout. L’Ecosse et la Catalogne indépendantes seraient viables économiquement, grâce à la révolution numérique ! Et puis qu’apporte la grande taille quand il s’agit de protection des droits et de démocratie. La Suisse se distingue-t-elle par son gigantisme ou par son sens de la démocratie, par ses référendums, par sa capacité à faire coexister dans la liberté des communautés linguistiques différentes. Pourquoi croyez-vous que la Suisse ne veut pas être membre de l’Union Européenne? Parce que celle-ci ne respecte pas la démocratie, la subsidiarité, quand bien même elle les proclame. Pourquoi pensez-vous que la Grande-Bretagne veut sortir de l’Union Européenne? Parce que l’Union Européenne ne fait pas de place aux parlements nationaux, derrière tous les grands discours. Si nous voulons être fidèles à l’esprit de paix qui fonde l’inititiative de Robert Schuman, Alcide de Gasperi et Konrad Adenauer; si nous voulons répondre à la grande aspiration démocratique qui a fondé l’adhésion de l’Europe libérée du joug soviétique à l’Union Européenne, si nous voulons être de notre époque, celle de la révolution numérique, alors il nous faut limiter au strict minimum ce qui est décidé à Bruxelles; il faut accepter que, non seulement, le Conseil européen ait un rôle prépondérant sur celui de la Commission mais aussi, et surtout, que chaque parlement national soit l’instance où l’on débat de la politique européenne afin qu’un chef de gouvernement ou un chef d’Etat, quand il siège dans le Conseil européen, ait un mandat clair et sans ambiguïté. 

Selon les estimations, les prochaines élections européennes vont amener au moins 20% de députés eurosceptiques au Parlement européen. Il faudra y ajouter les députés authentiquement conservateurs encore membres du PPE actuellement. C’est le groupe socialiste qui devrait perdre le plus en capacité d’influence. Evidemment, cela aura un impact sur la nomination des commissaires européens. Cependant, un parlement aussi gigantesque que celui de Bruxelles, où l’on parle des langues multiples, est en partie inefficace. Il fait penser au Sénat de la République dans la Guerre des Etoiles, facilement manipulé par Palpatine. Ce qui comptera, si nous voulons remettre la construction européenne sur ses rails, c’est notre capacité à ramener le débat européen au coeur de nos parlements nationaux. Et donc à faire accepter qu’il n’y a pas qu’une seule manière de “faire l’Europe” - cette illusion qui pervertit tous les débats sur l’Union Européenne depuis le débat sur Maastricht. 

En quoi ce discours affiché de l'Europe c'est la paix" peut-il être comparé avec le pacifisme des années 30 ? En quoi ce discours se distingue-t-il de la phrase d'Albert Einstein "La paix ne peut être maintenue par la force; elle ne peut être atteinte que par la compréhension" (“Peace cannot be kept by force; it can only be achieved by understanding.”) ?

Les progressistes européens vivent sur une grande illusion: ils croient que c’est la construction européenne qui a établi la paix européenne; alors que c’est le contraire: c’est l’esprit de paix qui a débouché sur la Communauté Economique Européenne, aujourd’hui l’Union Européenne. Le discours sur le retour de la guerre en cas de renoncement à l’Union Européenne n’est pas seulement une fadaise: il rend le plus mauvais service à l’Union Européenne. A force de vouloir intimider les peuples au nom d’un risque de guerre imaginaire, on se dispense de traiter les vrais problèmes: l’incapacité de l’Union Européenne à tenir ses promesses en termes de prospérité, de croissance, d’emploi. Ceci a pour conséquence de faire monter l’hostilité à l’Union Européenne: jusqu’au point où des populismes se feront face dans tous les pays européens. Que se passera-t-il une fois que ces populismes auront, ensemble, gagné aux dépens des progressistes? Ils se diviseront et s’écharperont éventuellement. C’est-à-dire que l’Union Européenne, à force de crier au loup nationaliste, aura ramené, sinon la guerre, du moins la discorde en Europe. 

L’européisme progressiste est non seulement gros de discordes à venir. Mais il est impuissant économiquement. Il paralyse l’esprit d’initiative en Europe. Il est absolument absurde, à l’époque de la révolution numérique, de vouloir piloter la politique du crédit en Europe avec un seul taux d’intérêt pour toute la zone euro. Il faudrait que le crédit soit ajuster aux réalités locales, à cet esprit d’entreprise qui fleurit partout grâce à la révolution de l’information; en Europe, comme partout dans le monde, on est en train d’inventer de nouveaux modèles d’affaire. Le drame, c’est qu l’Europe est, potentiellement, bien mieux adaptée à la révolution de l’information que les grands Etats-continents comme la Russie, la Chine, l’Inde ou les Etats-Unis. S’il y a un endroit au monde où il serait possible que “cent fleurs s’épanouissent” dans la liberté et la décentralisation des inititiatives, c’est bien l’Europe. Or l’obsession de nos dirigeants, c’est de créer un carcan technocratique à l’image des grands Etats qui existent ailleurs. Nos sociétés résistent mais il ne faut pas sous-estimer la puissance de coercition de nos dirigeants, quand ils n’ont que le mot “paix à la bouche”. Regardez comme la Grèce a été écrasée, dans l’indifférence générale, par la loi d’airain des instituts de crédit, publics et privés. Songez comme le taux d’intérêt unique, à l’échelle de la zone euro, broie l’initiative privée. La politique de répression du mouvement des Gilets Jaunes, qui devient de plus en plus évidente, est une nouvelle illustration de ce que veut dire “L’Europe c’est la paix”. 

C’est pourquoi je ne comparerai pas immédiatement ce discours de paix à celui de l’apaisement, au moment des accords de Munich. On a plutôt affaire à un petit frère du communisme soviétique vieillissant, en phase terminale, à un cousin du post-communisme chinois. L’arme de la coercition est technocratique et financière mais l’idée est bien celle de broyer les différences culturelles et nationales, de contrôler les intitiatives entrepreneuriales et de les confisquer dès qu’elles sont viables. Qu’il y ait, au service du grand dessein, une vulnérabilité organisée, que ce soit par l’absence de frontières commerciales de l’UE, la perméabilité aux flux financiers incontrôlés et l’appel à une immigration de masse, c’est certain. Mais cela rappelle précisément les régimes du “socialisme réel”, qui exposaient leurs peuples à la fois à de l’ingénierie sociale et à des menaces extérieures. 

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