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Gilets jaunes : les médias ont-ils vraiment cessé de jouer leur rôle de filtre journalistique comme le pense la Fondation Jean Jaurès ?
©ALAIN JOCARD / AFP

Liberté d'expression

La Fondation Jean Jaurès a publié une analyse dans laquelle est démontré que dans le traitement médiatique de la crise des Gilets jaunes, ce sont les réseaux sociaux qui ont pris le dessus. Mais elle semble oublier la question démocratique que révèle ce phénomène.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Une analyse réalisée par la Fondation Jean Jaurès et relayée par l'Obs a cherché a établir la nature du mouvement des Gilets jaunes au travers de la lecture des pages Facebook de certains meneurs du mouvement. Une analyse qui révélerait que le système médiatique aurait "renoncé à jouer son rôle de filtre journalistique et montré la facilité et la rapidité avec laquelle un petit groupe de parfaits inconnus pouvait désormais s'imposer à l'agenda politique national". Au contraire d'une telle affirmation, ne peut-on pas voir une problématique de représentativité en France, plutôt qu'une problématique de filtre journalistique ?

Christophe Boutin : Premier point, la question de la nature du mouvement des Gilets jaunes ne saurait se résumer à l’analyse du parcours, réel ou présumé, de quelques-uns de ses « chefs », qui n’en sont d’ailleurs pas, qui refusent de l’être, mais qui sont effectivement suivis par une partie du mouvement, que ce soit dans leurs déclarations sur les réseaux sociaux ou pour l’application de leurs mots d’ordre. Le mouvement est en effet beaucoup trop vaste, complexe et divers pour être « analysé » comme cela. Et l’on peut prendre comme exemple l’analyse fine, venant d’un vrai connaisseur des extrêmes, faite récemment par Christophe Bourseiller dans Marianne : ce chercheur se contente de dire que les Gilets jaunes « évoluent dans une orbite idéologique de droite », notant effectivement l’implication d’éléments venant de mouvements dits « extrêmes », de droite comme de gauche, comme leur difficulté à trouver un langage commun, mais ne résume pas l’ensemble des Gilets jaunes à ces seuls éléments.

Loin, très loin d’une analyse de ce type, la Fondation Jean Jaurès se livre elle à ce qu’une certaine gauche fait de mieux depuis le XIXe siècle : faire des fiches et dénoncer. Tropisme sans doute hérité de son propre fonctionnement en réseau, elle reproduit ainsi, de manière assez caricaturale ce schéma complotiste qu’elle dénonce chez ses ennemis politiques : c’était, par exemple, la dénonciation du « complot jésuite » à gauche face à celle du « complot maçonnique » à droite au XIXe. Une différence subsiste pourtant : si la droite au pouvoir, de la Restauration à Charles de Gaulle, n’a jamais engagé de chasses aux sorcières – en grande partie sans doute à cause de l’incommensurable mépris dans lequel elle tient cette gauche aigrie -, il n’en est pas de même lorsque cette dernière possède le pouvoir, politique ou culturel, et qu’elle peut régner à coups de diffamations et de dénonciations.

Or donc, si l’on en croit les guérilleros du net qui se sont rendus sur les comptes FaceBook de deux des principaux leaders actuels, ou présumés tels, des Gilets jaunes, Éric Drouet et Maxime Nicolle, les découvertes seraient accablantes. C’est ainsi qu’ils relèvent chez Éric Drouet un « anti-macronisme virulent » - dont on conviendra, en effet, qu’il a de quoi surprendre chez lui ! - et, derrière, une appartenance cachée à l’extrême droite.

Reste que la note est en fait une synthèse d’écrits qui, lorsqu’on y regarde de près, ne mettent pas directement en cause les personnes accusées. On en prendra un seul exemple. L’Obs écrit ainsi de Drouet : « Il s'est ainsi mis plusieurs fois à la faute. Le 3 décembre, en relayant l'intox du pacte de Marrakech sur les migrations ». Dans la note de la Fondation, cet élément renvoie en fait à un article publié le 3 janvier sur le site de France-Inter, « Éric Drouet dans le texte », dans lequel l’auteur écrivait : « S'il semble assez peu politisé, Éric Drouet a aussi tendance à relayer des rumeurs, des fausses informations, voire des théories complotistes. La plus marquante est celle relative au "pacte de Marrakech", signé par la France le 10 décembre. Selon une partie des "gilets jaunes", ce texte devait représenter "la vente de la France à l'ONU", et ouvrir la porte à l'accueil massif de migrants. Éric Drouet n'a pas lui-même donné cette information, mais a laissé la parole à un autre porte-parole, Maxime Nicolle, sans le contredire. » Drouet n’a donc rien dit sur le Pacte de Marrakech - sur lequel, visiblement, aucune critique ne saurait d’ailleurs être formulée, sauf à verser dans le « complotisme » -, il n’a même pas « relayé » une information, mais a seulement laissé parler un interlocuteur dans un débat informel. Et tout le reste est à l’avenant ce qui, on en conviendra, ne suffit pas vraiment à fonder le procès en sorcellerie en cours.

En quoi cette question de la représentativité dans le débat public se pose-t-elle à la France de 2019 ? Le "filtre" n'est-il pas en ce sens biaisé ?

On connaît l’aphorisme prêté – sans doute à tort - à Richelieu : « Qu’on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j’y trouverai de quoi le faire pendre ». Là, il ne s’agit même pas d’écrits, mais de « photos de Jeanne d’Arc », parfois de « like » - d’ailleurs effacés mais, heureusement, nous apprend L’Obs, « des outils existent pour permettre de faire apparaître certains des "likes" et des commentaires » laissés « par le passé sur des pages Facebook ouvertes au public ». Ce seul élément est d’ailleurs décisif pour nos épurateurs : « Si l'on ne peut en tirer de conclusion définitive sur leur appartenance idéologique, on remarquera simplement que ce sont rarement les militants de la gauche républicaine qui sont gênés par leurs prises de position passées ».

En effet, et pour cause… et quel aveu ! Effectivement, dans la France de 2019, les militants de la « gauche républicaine » sont les seuls à ne pas craindre d’être dénoncés comme bien peu politiquement corrects, et comme tels traduits devant le tribunal médiatique, lynchés et condamnés à la mort professionnelle et/ou sociale. Et, effectivement, le camp du Vrai, du Beau, du Bien et du Juste entend toujours être le seul à continuer à avoir le droit de s’exprimer. Le « système médiatique » aurait « renoncé à jouer son rôle de filtre » ? Quel aveu encore sur ce que devrait être, pour la Fondation Jean Jaurès, l’Obs, et toute cette gauche dont ils sont les porte-paroles, ce « système médiatique » dont ils nient à grands cris l’existence quand la droite le dénonce, mais qu’ils appellent ici à retrouver toute sa vigilance… Rarement l’impensé de cette gauche-là comme son sectarisme idéologique se seront exprimés avec cette brutale franchise.

En fait pourtant, si Éric Drouet ou Maxime Nicolle, ce « petit groupe de parfaits inconnus », a pu « s’imposer à l’agenda politique national », c’est justement à cause de ces dizaines d’années de « filtre » mis en place par le politiquement correct de cette gauche-là. C’est parce que des sujets ont été déclarés tabous, parce que des personnes ont été interdites de parole, parce que l’on a fait sans répit la chasse aux moindres propos, des moins évidents sous-entendus jusqu’aux non-dits. Et c’est parce que la société française n’en peut plus de vivre sous la férule haineuse de ceux qui, entre pénalisation et psychiatrisation (« l’envie de pénal » et la « chasse aux phobes » dénoncées par Philippe Muray), ont bloqué la soupape de sécurité qui empêchait l’explosion. La Fondation Jean Jaurès se voit comme cet enfant mythique, sauvant la gauche de l’inondation populiste en colmatant de son doigt la digue du politiquement correct. Elle ne se rend pas compte que c’est justement cette digue qui a permis aux eaux de monter.

Le risque, c’est qu’ensuite tout lâche d’un coup. C’est qu’étouffés trop longtemps sous la doxa bien-pensante les citoyens soient séduits par des discours, certes peu structurés, mais qui apportent une rafraîchissante impression de liberté. Qui ne connaît cette joie profonde qu’il y a à enfin dire « merde » au petit chef, au caporal de chambrée, au contremaître tatillon, au fonctionnaire borné, à l’aigri de service qui vous trouve toujours trop bien pourvu, au conformiste bêlant qui a en sus le culot de vous prendre pour un demeuré parce que vous ne bêlez pas comme lui, au châtré qui se venge sur votre liberté de n’avoir pas osé vivre la sienne. Qui ne l’a pas fait ne sait en tout cas rien du plaisir de la vie. C’est ce plaisir que goûtent aujourd’hui les manifestants des ronds-points, ce plaisir de partager une parole enfin libérée, et ils n’y renonceront pas plus qu’ils ne l’oublieront.

Dès lors, comment résoudre cette question de la liberté d'expression, tout en tenant compte du caractère complotiste, parfois absurde, des propos tenus par certaines personnalités ici présentées ?

La liberté d’expression a notamment été défendue au XIXe siècle par John Stuart Mill, dans son court et remarquable De la liberté. Comme avant lui Benjamin Constant, comme à la même époque Alexis de Tocqueville, Stuart Mill distingue entre les actions, qui peuvent parfois être interdites pour protéger l’ordre public, et les idées, qu’il faut laisser s’exprimer, quelles qu’elles soient. Selon lui en effet, on ne peut lutter contre une idée que par un débat, que par sa confrontation avec d’autres idées, car interdites d’expression elles ne disparaissent pas et se renforcent même parfois : le frisson tentateur de l’interdit attire certains, la volonté de trouver une explication causale rassurante d’autres, et aucune remise en question n’étant possible se forme bientôt comme une secte autour de ces thèses. Ainsi, pour Stuart Mill, il est plus dangereux pour la société - et moins profitable à l’évolution intellectuelle de chaque homme - d’interdire d’expression, y compris par des « filtres journalistiques » dont la légitimité est rien moins qu’évidente, une idée, fût-elle la plus absurde ou la plus choquante, que de lui permettre de s’exprimer.

On objecte parfois que l’esprit humain semble naturellement aller vers ces thèses improbables, par facilité, se détournant de la difficulté de penser. Qu’il y aura toujours, quand bien même organiserait-on cent débats, des « croyants » à l’impossible, et que, pour éviter un tel égarement, la censure la plus absolue devient la seule solution. Le problème est qu’il faut alors aller au bout du raisonnement : si l’homme est faible, si son esprit penche si facilement du côté de l’erreur, si, même confronté à la vérité, il se refuse à l’admettre, alors la démocratie ne saurait fonctionner, qui suppose par définition un homme raisonnable, capable sinon de comprendre tous les problèmes, et donc d’y répondre directement, comme le pensent Jean-Jacques Rousseau et Éric Chouard, au moins de choisir celui qui décidera en son nom, comme le pensent Montesquieu ou Sieyès. La démocratie, qui fait confiance à l’homme, suppose par définition même une totale liberté d’expression. Une certaine gauche s’y oppose. Est-ce vraiment une surprise ?

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