La politique est chose trop sérieuse pour être laissée aux dirigeants <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
La politique est chose trop sérieuse pour être laissée aux dirigeants
©Reuters

Disraeli Scanner

Depuis quelques semaines, j’hésite, quand je regarde les informations françaises, entre un certain amusement immédiat et le sentiment angoissant qu’au train où vont les choses, la situation sera d’ici quelques mois hors de contrôle.

Disraeli Scanner

Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

Voir la bio »

Londres, 

6 janvier 2019,

Mon cher ami, 

On ne provoque pas tous ses ennemis à la fois 

La Schadenfreude, la joie que l’on éprouve devant le malheur des autres, n’est pas assez distinguée pour être britannique; il n’empêche qu’il m’est arrivé souvent de sourire ces derniers temps. Où est passée la superbe du président jupitérien? L’actuel hôte de l’Elysée avait une fâcheuse tendance à faire la leçon aux Français quand il était en déplacement à l’étranger et à morigéner les dirigeants du monde qui n’ont pas l’heur d’être mondialistes une fois revenu en France. L’une des règles de base de la politique, c’est que l’on ne combat qu’un ennemi à la fois. Bonaparte excellait à diviser ses adversaires coalisés pour les écraser un par un; Macron, lui, a petit à petit coalisé tout le monde contre lui. Il ne reste que LaREM, loin d’être aussi éprouvée au feu que la Garde impériale. Et puis, à vrai dire, on est étonné du nombre de départs dans le cercle rapproché, depuis le déclenchement de l’affaire Benalla: Jacques Attali, Gérard Collomb, Sylvain Fort....Quant à l’étranger, je n’ai pas besoin de souligner la cruauté des tweets de Donald Trump, par exemple quand il se réjouit que son ami Emmanuel ait enfin compris que la fiscalité imposée au nom de l’Accord de Paris était une mauvaise chose; ni le mépris silencieux de Vladimir Poutine; ni le sourire en coin de Victor Orban ou le rire franc et sonore de Matteo Salvini. Sachez juste qu’il y a un sujet politique qui réconcilie  Remainers  et Brexiteers: le soulagement de ne plus entendre le président français faire la leçon à la perfide Albion. 

Protéger le président de lui-même 

L’amusement, cependant, ne dure pas longtemps. J’ai été proprement effaré par la dénonciation de la « foule haineuse » dans les voeux présidentiels, ainsi que par le retour d’un discours consistant à défier l’adversaire. Trois semaines plus tôt, votre président avait semblé amorcer un tournant; on pouvait lui laisser le bénéfice du doute: les mesures annoncées n’étaient qu’un début de réconciliation avec les Français. Eh bien ! Chassez le naturel.....L’année 2018 a été terminée par une sorte de réédition du «Qu’ils viennent me chercher ! » de juillet dernier, en pleine affaire Benalla. Et Benjamin Griveaux, saint-jean-bouche-d’-or (ce que ne devrait jamais être un porte-parole du gouvernement), lâchait deux jours avant ce que vous appelez le 8è acte de la crise des Gilets Jaunes: « Rien ne nous déviera de notre volonté de changement et de transformation. Aucun conservatisme ne s’y opposera, sur la réforme constitutionnelle comme sur tous les autres sujets ». Le Hashtag #ConseilDesMinistres n’aurait même pas été nécessaire pour que l’on se doute que c’était du Macron dans le texte. Mais le propre d’un porte-parole n’est-ce pas de savoir distinguer entre ce qui doit rester confidentiel et ce qui peut être porté à la connaissance de l’opinion publique? En particulier dans la conjoncture actuelle, ne s’agit-il pas de protéger votre président de lui-même? 

A force de ne pas prendre un mouvement au sérieux, il devient insurrection 

J’ai regardé, comme chaque samedi depuis huit semaines, les images diffusées depuis Paris. Après le creux de Noël et du Nouvel An, la mobilisation a repris. Quand on regarde depuis l’autre côté de la Manche, on sent, peut-être plus vite que les Français plongés dans le chaudron, que la situation est hors de contrôle pour le gouvernement. Il est absolument impensable, dans un cadre politique normal, que l’Etat soit incapable d’imposer des trajets de manifestation; que l’on puisse assister, semaine après semaine, à une montée de la violence dans la capitale et, relativement, dans quelques villes de province. Certes, l’intrusion dans le siège du porte-parolat du gouvernement, samedi, rue de Grenelle, a un rapport direct avec la déclaration de Benjamin Grivaux que j’évoquais à l’instant. Mais qui va-t-il falloir incriminer? Ceux qui ont fait cela seront-ils assimilables à un mouvement politique donné? Le gouvernement ne comprend pas comment les tentatives d’assimilation à de l’extrême (surtout de droite) qu’il a essayé d’imprimer dans les esprits n’a pas eu plus d’effet. L’intimidation mise en oeuvre avec une indéniable brutalité par la police avant Noël n’a apparemment pas dissuadé des milliers d’individus de se remettre “en marche”, de manière imprévisible, dans les rues de Paris, comme pour mieux narguer le chef de l’Etat. Les opérations d’évacuation des ronds-points n’ont pas été menées à leur terme, tant le décalage est évident entre le caractère pacifique des installations, l’endurance des individus, une solidarité profonde, qui défie l’analyse politique habituelle, d’une part, et le degré de violence qu’il faudrait déployer pour véritablement se débarrasser de toutes les bivouacs de Gilets Jaunes. 

Vos commentateurs cherchent des tas de raison pour expliquer la situation; ou plutôt ils essaient de plaquer des mots sur la réalité. Les uns pensent que le gouvernement devrait être encore plus ferme; et reprochent à l’opposition (laquelle?) de n’avoir pas plus fermement condamné la violence de samedi. D’ autres attendent beaucoup de la grande consultation lancée sous la conduite de Chantal Jouanno. D’autres encore se réjouissent que la consultation en ligne du CESE ait fait tomber des masques: la Manif pour Tous a réussi à faire passer sa demande d’abrogation de la loi Taubira au premier rang des revendications. Tout cela n’est pas très sérieux. Le plus instructif était de regarder les débats sur vos chaînes d’information continue samedi soir. Je pense par exemple à tel député LREM qui faisait l’éloge à un Gilet Jaune éberlué du changement de carrière à 45 ans; ou bien à telle représentante de la majorité présidentielle qui expliquait avec gravité que la République avait été attaquée sans détours lors de cet improbable acte VIII et enchaînait en nous promettant une énorme contre-manifestation.... à la fin du mois. En fait, en écoutant bien, on se rend compte qu’à présent encore, malgré deux mois d’insurrection de moyenne intensité, les représentants du gouvernement et de sa majorité soit ne comprennent pas ce qui est en jeu soit continuent à ne pas prendre le mouvement au sérieux. 

Comme Xerxès vaincu, faire fouetter la mer? 

Il s’agit bien entendu d’une tendance qui n’est pas seulement française. Partout où les peuples se réveillent, le déni de réalité des élites s’est installé: aux Etats-Unis les Démocrates sont persuadés qu’ils vont battre Trump sur son terrain, celui de la construction d’un mur à la frontière avec le Mexique; en Grande-Bretagne, le débat sur le Brexit au sein de la classe politique est de plus en plus détaché de la réalité. En Allemagne, l’hystérie contre l’AfD grandit au fur et à mesure que tombent les informations sur les violences déclenchées par des “réfugiés” de 2015-2016. Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne ou en Allemagne, nous avons les sondages pour confirmer que les résultats électoraux de 2016-2017 n’étaient pas des accidents de parcours. Ce qui est intéressant en France, c’est que l’élection de 2017 avait produit un résultat allant contre la réalité socio-économique du pays; et que, du coup, le peuple français a commencé de donner son opinion, non seulement par sondages interposés mais concrètement, dans un mouvement qui ressemble à un fleuve durablement sorti de son lit. Les gouvernants constatent l’étendue des inondations; ils sont obligés de ramer pour se déplacer dans un paysage inhabituel; mais expliquent que tout rentrera bientôt dans l’ordre - comme si le fleuve, lorsqu’il se retirera, ne devait pas laisser des dégâts considérables. Et puis imaginons que la crue dure encore des semaines. Que va faire le gouvernement? Tel Xerxès après la perte de la bataille navale de Salamine, faire fouetter l’eau pour la punir? 

“Ce soir l’Elysée tombera: des assemblées à la place! ”

Mon cher ami, avez-vous entendu la réécriture du Chant des Partisans imaginée par les habitants de Commercy? Etonnante résurgence:


Ami, entends-tu le vol noir de la finance sur nos payes? 

Ami, entends-tu la souffrance populaire sans pareille? 

Ohé villageois, citadins et banlieusards, c’est l’alarme !

Ce soir l’ennemi connaîtra le prix du sang et des larmes !

Sortez des bureaux, des cuisines et des usines, Gilets Jaunes.

Sortez les palettes, braseros, les barricades, Gilets Jaunes

Ohé travailleurs, les chômeurs, les étudiants venez vite !

Ohé les sans dents, les fainéants, les illettrées tout de suite!

C’est nous qui trimons pour une paie de misère.

Les taxes qui nous pressent, les très riches qui s’engraissent, la galère !

Il y a des villas où les riches au creux des lits font des rêves.

Ici nous Gilets Jaunes nous on craque et nous on sue, nous on crève!  

Ici on s’entraide, on se relaie sur les routes, on s’écoute.  

On se sent moins seuls dans la lutte, tous unis, coûte que coûte.

Ce soir l’Elysée tombera: des assemblées à la place!

Chantons compagnons, le système tombera, plus de classes!

Ami entends-tu les oiseaux des jours heureux qui se lèvent?

Ami entends-tu les murmures d’amour que l’on sème?

Dans ses ouvrages sur la “France périphérique”, Christophe Guilly partait de l’idée que cette partie de la nation écartée des décisions s’était isolée, avait développé ses propres représentations, se refermait sur elle. Nous constatons plutôt en écoutant ce texte une étonnante capacité à renouer avc le passé de la nation, avec son idéal révolutionnaire. Le point de vue de Guilly arrangerait bien les gouvernants. Mais en face d’eux, ils n’ont pas une populace atomisée. Ils ont un peuple, au sens politique, en train de se réveiller. La langue française est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas. Le passé de la nation est une arme très puissante; il est le grand égaliseur, qui permet à des gens sans diplôme de faire taire des énarques sur les plateaux de télévision.  Mon cher ami, vous autres Français êtes en train de redécouvrir que la politique est chose trop importante pour être laissée aux dirigeants !  

Bien fidèlement

Benjamin Disraëli

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !