Mais pourquoi le sort des Ouïghours jetés en camp de travail par la Chine laisse-t-il de marbre les défenseurs des Palestiniens ?

Comment expliquer que la solidarité "inter-musulmane" avec les Palestiniens soit plus systématique qu'avec les Ouïghours dont la situation actuelle est bien plus préoccupante?

Frédéric Encel : En premier lieu, je vous dirais que le terme même de "solidarité inter-musulmane" pose problème tant il devient conceptuel voire purement rhétorique. Le redoutable conflit interne qui sévit au sein de cet ensemble extrêmement disparate de 57 Etats - regroupés au sein de l'Organisation de la conférence islamique (OCI) depuis seulement 1981 - entre chiites et sunnites, d'une part, l'effondrement géopolitique du monde arabe (22 Etats), d'autre part, et un pétrole moins lucratif qu'auparavant (dans le Golfe ou en Libye) ; tout cela contribue à interdire une vraie cohésion diplomatique. En second lieu, la cause palestinienne a souvent permis de constituer un cache-sexe des profondes divisions qui, justement, fissuraient déjà le monde musulman dans les années de guerre froide ; ici ou là, le soutien aux Palestiniens était sans doute sincère, mais dans tous les cas il s'avérait surtout très commode, Israël n'incarnant pas une puissance politique ni économique très inquiétante. Avec la Chine, c'est une autre histoire !

Atlantico : Jusqu'ici, précisément, quelle a été l'attitude des pays musulmans vis-à-vis de la persécution des Ouïghours? Que disent l'Organisation de la coopération Islamique et la Ligue arabe?

Pas grand chose, et pour cause ! La Chine est devenue non seulement une puissance économique tout à fait primordiale, une grande importatrice de brut en provenance du Golfe, et tend à donner à présent de la voix au Proche-Orient, avec cette base à Djibouti et d'autres en projet. Alors les quelques millions de Ouïgours pèsent bien peu. La Ligue arabe - de toute façon inaudible depuis le maelström du Printemps arabe de 2011 - prend prétexte qu'au Xing-Kiang ne vivent pas d'Arabes, et l'OCI - qui abrite des Etats d'Asie centrale riverains de la Chine entretenant d'étroites relations avec elle, se contentent de critiquer mollement pour les uns, demeurent muets pour les autres. Là, le prétexte, c'est naturellement la lutte commune et légitime contre le terrorisme...

Pourquoi leurs réactions sont-elles aussi limitées, alors qu'ils sont prompts à dénoncer l'islamophobie dans les pays occidentaux?

D'abord parce que c'est moins risqué ; lorsqu'il y a ingérence dans les Etats démocratiques, ceux-ci régissent en principe moins vigoureusement que ne le font les régimes autoritaires. Ensuite, on y revient, les volumes d'échanges entre Pékin d'une part et les capitales de quantité d'Etats musulmans d'autre part (et jusqu'en Afrique subsaharienne) s'accroissent considérablement et dépassent déjà parfois ceux entretenus avec les capitales européennes. Jacques Brel disait : "l'argent n'a pas d'odeur, mais pas d'odeur vous monte au nez"..