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Pourquoi le clivage Emmanuel Macron Matteo Salvini pour les prochaines élections européennes est une pure illusion
©ANDREAS SOLARO / AFP

Simplification

Les élections européennes qui seront un des tournants de l'année 2019 ne s'articulent pas, comme on l'entend partout, autour de l'opposition entre populistes et progressistes.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Dans un contexte européen marqué par les prochaines élections européennes, la présentation d'une opposition entre le progressisme d'Emmanuel Macron et la ligne populiste de Matteo Salvini semble s'imposer médiatiquement. Pourtant, cette opposition n'est-elle pas une illusion ? 

Christophe Bouillaud : Oui, très largement, parce qu’elle cherche à simplifier arbitrairement une situation bien plus nuancée. 

Tout d’abord, il faut noter que ces notions de progressisme et de populisme sont vagues en elles-mêmes. Il faut donc leur donner un sens précis en fonction du locuteur qui les utilise. Dans le cas d’espèce, en opposant comme le fait Emmanuel Macron son  « progressisme » et le « populisme » du Ministre de l’intérieur italien, cela revient à dire que la ligne de fracture principale passerait désormais en Europe entre la centre-droit libéral et l’extrême-droite illibérale. Cela revient ainsi à nier qu’il existe pourtant des forces à la gauche du « progressisme » d’Emmanuel Macron, et qu’elles ne sont pas obligatoirement et sans réserve prêtes à s’assimiler au «macronisme » pour défendre l’Europe tel qu’il la conçoit. Au niveau européen, cela correspond au Parti socialiste européen, aux Verts européens, et au Parti de la gauche européenne, et à quelques autres forces mineures (Diem 25 de Y. Varoufakis par exemple). Cela revient aussi à nier qu’il existe encore une vieille droite conservatrice, celle qui a fondé le Parti populaire européen en 1976,  qui n’est pas assimilable sans autre forme de procès à l’extrême-droite illibérale. 
Plus généralement, l’espace politique européen comprend au moins trois dimensions : celle de l’opposition entre les partisans du Marché et ceux de l’Etat régulateur ; celle entre les partisans des vieilles valeurs de la famille, du travail et de la communauté (nationale ou régionale) et ceux des nouvelles valeurs de l’individu souverain et du respect de la nature ; enfin, celle qui oppose les partis sur le niveau auquel ils veulent voir l’autorité politique exercée (la région, l’Etat-nation, l’Europe). 

Ensuite, si l’on regarde certaines politiques publiques, il est tout de même incroyable de voir E. Macron se poser en opposant à M. Salvini. Je pense en particulier à la gestion de la crise migratoire autour de la Méditerranée. La France de Macron et l’Italie de Salvini, au-delà des discours, jouent toutes deux au « mistigri » avec les migrants. Le but affiché des deux exécutifs est d’en accueillir le moins possible, et, si cela doit être fait pour des raisons humanitaires, il faut le faire en partant des pays de transit de l’Afrique subsaharienne. Le réalisme, ou l’égoïsme, en la matière  est tout à fait semblable. Les associations d’aide aux migrants n’ont pas elles d’illusion sur ce point. Et d’ailleurs, plus généralement, tous les exécutifs européens partagent ce credo que, si j’ose dire,  « moins de migrants, c’est mieux de migrants ». Il n’y a pas de débat là-dessus, mêmes si l’état démographique de certains pays appellerait des flux migratoires positifs. Simplement, tout le monde se divise sur qui doit récupérer le « mistigri » migratoire. 

On peut avoir la même réflexion en matière de politique économique. Les « progressistes » à la Macron ou les « populistes » à la Salvini pensent d’abord à la relance de leur propre économie nationale via des gains de compétitivité, le plus souvent obtenu au détriment des salariés. Si l’on élargit la focale à ce qui se passe en Hongrie ou en Autriche, on ne peut qu’être frappé par la recherche de gains de compétitivité pour le pays en allongeant désormais la durée du travail jusqu’au-delà du raisonnable. Or qu’a fait la Présidence Macron en matière de droit du travail depuis 2017 ? Eh bien, elle a cherché à faire gagner aux sites productifs français de la compétitivité-prix en donnant plus de latitude aux employeurs pour maîtriser les coûts du travail. On peut même remarquer qu’en pleine crise des Gilets Jaunes, l’exécutif a maintenu sa ligne de non-revalorisation du SMIC horaire. Il a préféré passer par une hausse de la prime pour l’emploi, pour tenir la ligne de déflation  du coût du travail pour les sites productifs français qu’il s’est fixée. Autrement dit, en pratique, malgré les beaux discours européistes des « progressistes », on continue par prudence sans doute, à faire exactement la même chose que les « populistes » de leur côté : de la déflation salariale pour être ou rester compétitif. Il n’y a pas sur ce point de pratique européiste du côté « progressiste ». En fait, tout le monde en Europe cherche à être moins cher que le voisin… pour garder ou attirer les sites de production. 

Enfin, il est tout de même triste pour notre vieille démocratie de constater que le gouvernement « populiste » italien Ligue/M5S laisse, tout au moins pour l’instant, ses divers et nombreux opposants de gauche et de droite  manifester sans grands heurts avec les forces de l’ordre, alors qu’en France, un exécutif « progressiste » laisse dériver le maintien de l’ordre public vers des méthodes faisant de nombreux blessés parmi les manifestants, dont des éborgnés et des amputés.  Comme l’a dit un collègue spécialiste de ce sujet, on n’avait pas vu autant de dégâts humains du côté des manifestants depuis la crise de main 1968.  On avait déjà constaté cette dérive de la part des forces de l’ordre françaises pendant les manifestations du printemps dernier, mais, avec la crise des Gilets jaunes, il devient évident que le gouvernement français a choisi la manière forte et qu’il en prend sur lui toute la responsabilité politique – les forces de l’ordre ne faisant à ce stade que suivre les consignes du pouvoir politique, même s’il y a sans doute des écarts à la norme prescrite dus à la fatigue des personnels. Il est vrai que, du côté italien, le gouvernement Conte plane à un niveau élevé de popularité depuis son entrée en fonction en juin 2018,  alors que l’exécutif français n’a cessé de perdre le soutien de l’opinion publique depuis mai 2017.  Le gouvernement Conte peut donc laisser les minorités d’opposants le brocarder dans les rues. Il n’en a cure. L’opinion publique reste de son côté. En France, c’est l’inverse, comme l’ont montré tous les sondages.

Emmanuel Macron peut-il réellement se prévaloir d'une ligne politique approuvée par l'ensemble des opposants à Matteo Salvini ?

 Non. Comme je l’ai dit, il existe des gens à sa gauche et à sa droite. Inversement, pour négocier le Brexit, les gouvernements français et italiens sont restés jusqu’ici sur la même ligne d’intégrité de l’ordre juridique européen. 
Surtout, si l’on admet qu’Emmanuel Macron représente avec ses propositions de renforcement de la zone euro à travers un budget commun une ligne fédéraliste, cette dernière est plutôt minoritaire, mais, paradoxalement, Matteo Salvini pourrait être de son côté. Les intérêts de la France et de l’Italie devraient converger sur ce point, et ce n’est que le show Macron/Salvini qui offusque ce fait. 

Quelles sont les clivages actuellement les plus puissants au sein de l'UE ? 

En dehors des dimensions politiques que j’ai rappelées, il faut bien constater que ce sont les oppositions pérennes d’intérêts nationaux qui jouent le plus.  Ces intérêts nationaux sont liés à l’histoire de chaque pays.

D’abord les intérêts économiques, la place de chacun dans la division internationale du travail. Par exemple, il y a toute une série de pays qui vivent comme des paradis fiscaux au détriment des autres : l’Irlande, le Luxembourg, Malte et Chypre en particulier. Il ne faut pas leur parler d’harmonisation fiscale, ou alors avec prudence. Il y a tous les pays de l’ex-Europe de l’est qui bénéficient de leur compétitivité-prix grâce à leurs salaires bas. Ensuite, il y a des pays plus ou moins endettés, ou bien créditeurs sur le reste du monde. Enfin, il y a les pays qui constituent le centre historique du capitalisme européen (Royaume-Uni, France, Allemagne et Italie) et les autres. 

Ensuite, les intérêts géopolitiques. Par exemple, d’évidence, tous les pays de l’UE ne voient pas la Fédération de Russie de la même façon. Les « cosaques » sont passés à Paris pour la dernière fois en 1814-15, mais ils n’ont quitté Varsovie ou Berlin-Est qu’en 1991 seulement. Et tout le monde ne s’intéresse pas au reste du monde de la même façon : le tropisme africain de la France n’est pas partagé par grand monde. 

Enfin, les intérêts culturels, qui se confondent souvent avec le point précédent. Par ce terme, je veux désigner tout le rapport d’un pays à son passé et à son avenir. Cela va plus loin que les alliances dans lesquels on s’inscrit temporairement. Au-delà de l’insularité britannique, le cas le plus flagrant n’est autre que celui de la Hongrie. En dépit de son intégration à l’UE, une partie des habitants de ce pays reste sur la blessure du Traité de Trianon (1920). On pourrait dire dans un registre pas si éloigné la même chose du Danemark, petit pays royaume héritier d’un plus grand royaume. Ces aspects culturels peuvent bien sûr être instrumentalisés sur le moment par des forces politiques, mais, même en dehors de cette instrumentalisation, ils peuvent jouer sur la politique européenne d’un Etat, parce que ses dirigeants ne peuvent manquer de raisonner selon ces critères-là. 

L’intégration européenne est un mécanisme institutionnel qui doit permettre la conciliation de ces divers intérêts. Il ne les fait pas disparaître. Probablement, à terme, ce sont les intérêts culturels qui constitueront la plus grande source de clivage. Comme le constatent avec regret les historiens dans des ouvrages collectifs récents, il n’existe aucune façon entièrement partagée de raconter l’histoire européenne. Chaque pays possède sa version. Même le nazisme ou le communisme ne sont pas vus exactement de la même manière dans tous les pays. 

Pour en revenir à l’opposition Macron/Salvini, il est tentant d’y voir au final une bonne vieille querelle entre les deux nations sœurs latines, d’autant plus âpre que, dans le fond, on partage de nombreuses contraintes, et qu’on se comprend trop bien, sans vouloir cependant s’accepter si proche. 

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