Hystérie collective autour d’une couverture du Monde : l’implosion des élites françaises est en marche<!-- --> | Atlantico.fr
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Pornocratès dans tous ses états, Félicien Rops, 1878.
Pornocratès dans tous ses états, Félicien Rops, 1878.
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Les pros comme les antis

La une du magazine M du Monde dont le photo-montage de Macron devant une foule ressemblerait pour certains, à une création de l'artiste Lincoln Agnew représentant Hitler a fait polémique ce week-end.

Yves Michaud

Yves Michaud

Yves Michaud est philosophe. Reconnu pour ses travaux sur la philosophie politique (il est spécialiste de Hume et de Locke) et sur l’art (il a signé de nombreux ouvrages d’esthétique et a dirigé l’École des beaux-arts), il donne des conférences dans le monde entier… quand il n’est pas à Ibiza. Depuis trente ans, il passe en effet plusieurs mois par an sur cette île où il a écrit la totalité de ses livres. Il est l'auteur de La violence, PUF, coll. Que sais-je. La 8ème édition mise à jour vient tout juste de sortir.

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Atlantico : Sur Twitter, nombreux sont les hommes politiques, journalistes, intellectuels qui ont réagi  à cette une avec une extrême violence tantôt en accablant le média, tantôt en le défendant. La crise de la défiance actuelle a-t-elle bel et bien atteint les élites ?  De quoi ces prises de position sont-elles révélatrices ?

Yves Michaud : Il y a pas mal de temps que les prétendues élites sont déboussolées. Pour plusieurs raisons.

Il y a d'abord l'accélération du temps d'information et de commentaire qui rend quasiment impossible la réflexion. 

Il y a aussi l'inflation du commentaire aussi bien à cause des possibilités qu'offrent à chacun les réseaux sociaux qu'à cause du besoin de « remplissage » des médias. Je suis frappé quand je consulte les télévisions de voir que partout, à toute heure du jour et de la nuit, ça discute, échange, analyse, décrypte. Inévitablement il y a des sottises qui se disent. On se demande d'ailleurs quand certains des participants ont le temps de faire quoi que ce soit d'autre. Voilà des raisons techniques liées à la mutation numérique.

Maintenant il y a des raisons politiques plus profondes. Nous sommes depuis le milieu du quinquennat de Hollande et notamment la tuerie de Charlie hebdo (janvier 2015) en pleine période de basculement politique. L'élection de Macron et la débâcle des partis installés ont été des conséquences de ce basculement, pas sa cause. Les clichés anciens n'opèrent plus : le bon immigré, le méchant populiste, le gauchiste généreux, le socialiste proche des gens, l'humanitaire intègre, l'homme de droite ultra-libéral. Toutes les catégories sont sens dessus dessous. La perte de repères rend les échanges violents et erratiques. Ajoutons une dimension vertigineuse : celle de l'ignorance.

Pour ma part, cette couverture ne m'a pas particulièrement ému. Je l'ai surtout trouvée moche. Je sais aussi d'expérience que les graphistes, s'ils connaissent leur métier, ne voient pas beaucoup plus loin que le bout de leur Mac. Il faut donc suivre de près leur travail et je ne suis pas sûr qu'au magazine du Monde, quand on en voit le contenu bobo-branché, il y ait assez de lumières pour ça. La preuve en est que cette couverture est en fait un plagiat complet du graphiste canadien Lincoln Agnew. Quant aux défenses de cette couverture, elles me font sourire aussi : ce n'est pas parce qu'on évoque le constructivisme qu'on dédouane cette mocheté mal intentionnée. Surtout, n'oublions pas que beaucoup de gens ne savent pas trop ce que fut le nazisme et encore moins ce qu'est l'esthétique graphique des années 1930.

Si les tensions semblaient se cristalliser entre "la France d'en haut" et celle "d'en bas", ces intellectuels censés être les défenseurs de la liberté d'expression et de la démocratie s'insultent désormais entre eux. Sont-ils, eux également, au bord de l'implosion ? 

Le plus choquant est qu'on s'écharpe sans poser la question fondamentale : jusqu'où va-t-on limiter la liberté d'expression ; Que M Le Monde se déconsidère avec une telle couverture (en ajoutant son M gothique bien allemand...) est une chose. Que parce que ça fait penser M. Ferrand à Hitler, ça devienne une infamie en est une autre. Si pour toute image on doit désormais s'interroger « à quoi elle fait penser un tel ou une telle ? », où va-t-on ? D'autant que comme l'a dit le philosophe Nelson Goodman, tout ressemble à tout « sous un certain point de vue ». Le démon de l'analogie est plus puissant que tout. Il suffirait de représenter un prophète pour que tous les croyants allumés se sentent insultés ? De reproduire le Pornocratès de Félicien Rops pour que toutes les féministes se mettent à couiner ? Mais où va-t-on ! Je crois qu'effectivement la prétendue élite des intellectuels est gravement en crise. 

Les accusations de fascisme et d’indécence qui fusent à l’encontre du magazine paraissent symptomatiques d'une société ou plus personne ne cherche vraiment à aller au fond des choses. Si le pays semble être au bord de la crise de nerfs, comment en sommes nous arrivés là ?  D'où vient cet aveuglement qui conduit à polémiquer sur tout et rien et, sans changement aucun, vers quoi nous mène-t-il ? 

Je reviens à ce que j'ai esquissé au début : nous sommes en pleine phase de transition et de bouleversement. Toutes les certitudes consacrées sont ébranlées. Voyez ce qui se passe à propos de l'Europe. On nous a prêché durant des années l'euro-béatitude. Comme l'eau de goudron de l'archevêque Berkeley, l'Union européenne allait tout guérir. Et puis on s'aperçoit que la construction politique échoue, que les ex-pays de l'Est n'ont pas les mêmes valeurs que nous, que les Américains ne veulent plus nous donner leur parapluie militaire, que les Anglais (et quelques autres probablement) veulent partir. Et soudain les diaboliques nationalistes-identitaires apparaissent moins fous qu'il y a quelques années. Mélenchon ne sait plus sur quel pied danser et a peur de se dupontaignantiser. Idem pour le consensus sur les impôts. Ou la croyance que toutes les religions sont humainement bonnes, que le Pape sait ce qu'il dit, que Poutine est un tyran, que Chavez fut un libérateur dont Maduro prolonge l'héritage, etc. etc. 

Comme je suis optimiste (et fataliste), je pense qu'il faudra bien sortir de cette transition de phase d'une manière ou d'une autre. Comme disait Malcom Lowry commenté par le regretté philosophe Clément Rosset  tout  arrive d'une certaine manière de toute manière (somehow anyhow) mais pour le moment il vaudrait mieux être prudent. La prudence en l'occurrence, ce serait d'évaluer le supplément du Monde à sa juste valeur : un magazine de publicité de luxe racontant chaque semaine l'histoire sainte d'un people de notre temps et montrant des mannequins garçons et filles souvent à peine pubères.

11 points communs, en plus du style noir et blanc/ rouge / papier.

Mais vous préférez retenir ceux qui en ont 0 pic.twitter.com/DCK3CZZGvZ

— The Decodex (@Thedecodex) 30 décembre 2018

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