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Les 10 ans qui ont forcé l’Union européenne à devenir politique malgré elle
©PHILIPPE LOPEZ / AFP

Pas prévu

Face aux graves crises rencontrées depuis 2008 (crise de l'euro, Brexit, crise des migrants, crise ukrainienne, élection de Donald Trump...), l'Union européenne est passée d'une "Europe de la règle" à une "Europe de l'événement", adaptant ses décisions politiques aux situations précises et inventant ses propres modes d'action.

Luuk van Middelaar

Luuk van Middelaar


Luuk van Middelaar (1973) est philosophe politique et historien, chroniqueur et professeur à l’université de Leyde. Il vient de publier Quand l’Europe improvise: dix ans de crises politiques (éd. Gallimard). De 2010 à 2014, il fut la “plume” du président du Conseil européen, Herman Van Rompuy. Son ouvrage Le Passage à l’Europe (Gallimard 2012), traduit en dix langues, avait remporté le Prix du Livre européen.
Son site personnel : luukvanmiddelaar.eu
 

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Atlantico : En faisant le bilan des dix dernières années de l'Union européenne, vous faites le constat que face aux graves crises rencontrées pendant cette période (crise de l'euro, Brexit, crise des migrants, crise ukrainienne, Trump), l'Union européenne est passée d'une "Europe de la règle" à une "Europe de l'événement", adaptant ses décisions politiques aux situations précises et inventant ses propres modes d'action. Philosophiquement, l'Union européenne peut-elle réellement devenir une Europe du pragmatisme ? En a-t-elle les capacités ?

Luuk van Middelaar : Il est nécessaire de souligner l'importance et l'enjeu de la métamorphose qui va en effet à l'encontre de l'ADN de l'Union européenne des origines. C’est-à-dire l'Europe de la Règle, l'Europe du marché commun où il s'agit d'établir et de faire fonctionner un espace économique grâce à un certain nombre de règles que l'on peut patiemment élaborer lors d’un long travail d'enchevêtrement des intérêts économiques et sociaux entre États membres et institutions. Je ne souhaite pas mettre en cause ce qui a pu être construit, et réussi; le marché européen reste fondamental aussi bien sur le plan économique mais également pour la cohésion de l'ensemble. Mais au cours des 10 dernières années, l'Union européenne a dû faire face à des situations imprévues et imprévisibles, des moments de danger, ou sa survie même était en cause. Et là, il a fallu qu'elle change complètement de registre, qu'elle réussisse à agir dans le moment, alors qu'il faut en général attendre entre 5 et 7 ans entre le moment d'une proposition législative classique et le moment ou celle-ci entre effectivement en vigueur dans les lois nationales. Les grandes crises de ces dernières années ont produit des situations où il fallait décider dans l'espace d'un weekend, par exemple pour la Grèce au printemps 2010 ou une décision sur un bouclier financier de l'ordre de 750 milliards d'euros a dû être prise en 48 heures. Cela a été la même chose au moment de l'invasion de la Crimée pour la Russie, où il fallut se mettre d'accord sur une approche commune en quelques jours.

Bien qu'historiquement, l'Union européenne ne soit pas du tout équipée pour agir de la sorte, elle y a tout de même réussi, tant bien que mal, c'est pour cela que je parle d'improvisation. C'est un basculement de mode de fonctionnement avec d'autres acteurs qui sont arrivés sur la scène politique : les chefs d'État et de gouvernement. Nous n'étions plus, en quelque sorte, dans l'ennui d'antan. Les crises de l'euro et des migrants sont intervenues dans la passion publique, et cela a entraîné les chefs d'État et de gouvernement à jouer un rôle de premier plan, non pas parce qu'ils seraient plus compétents sur le plan technique, mais parce qu'eux seuls disposent de la légitimité et de l'autorité publique pour prendre de telles décisions et d'en convaincre leurs opinions publiques nationales. Il y a donc eu un changement de casting et un changement dans l'intérêt de l'opinion qui s'est véritablement réveillée.

Pour répondre à votre question, historiquement, l'Europe n'est pas adaptée parce que tout a été fait au début pour dépolitiser les conflits et les difficultés dans les rapports entre États membres. Mais lors de ces 10 dernières années, il s'est agi de repolitiser, d'expliquer parfois des choix très durs, des dilemmes tragiques. Cela est donc à contre-courant, mais cela n'est pas impossible ni complètement imprévu. La création du Conseil européen, le vrai gestionnaire des crises, en est la preuve, parce qu'il n'est pas tombé du ciel. Depuis De Gaulle et Giscard d’Estaing, on avait bien compris à Paris que les institutions européennes étaient insuffisantes pour traiter les grands sujets qui touchent les thèmes de la souveraineté nationale, comme la monnaie ou la frontière.

Cette capacité de réaction en temps de crise ne condamne-t-elle pas l'Europe à une capacité d'action cantonnée à une attitude défensive, sans jamais pouvoir construire une Europe véritablement ambitieuse ? 

C'est une faiblesse dont je parle, et c’est pourquoi il faut voir le basculement de fond, entre une fonction unique de régulation et une capacité d'agir et de décider dans le moment. Maintenant, on voudrait, à juste titre, que cette capacité d'action n'ait pas uniquement lieu dans les moments où l'on a le couteau sous la gorge, mais aussi en faisant preuve d'un peu plus de prévoyance, en reconnaissant que gouverner c'est prévoir. Il n'a pas été très malin d'attendre que des centaines de milliers de réfugiés se mettent en mouvement pour commencer à réfléchir sur nos frontières extérieures. C'est un événement qui a été très déstabilisateur pour les opinions publiques européennes et dramatique sur le plan humanitaire, alors que nous aurions pu prévoir plutôt que de se contenter de réagir. L'enjeu est donc d'accroître la capacité d'anticipation et d'action face à l'imprévu, parce qu’en même temps nous ne pouvons pas croire non plus que nous pourrions tout prévoir.

Ce nouveau mode de gouvernement impose de défendre ses intérêts. Dans le cadre du Brexit, vous avez déclaré à la RTBF que "l'élément caché du Brexit, c'est punir les Britanniques". Une réalité qui a pu être exprimée également à l'égard de la Grèce hier, et qui pourrait se reproduire demain contre l'Italie. Y voyez-vous un aveu de faiblesse ? 

Psychologiquement, je pense en effet qu'il s'agit d'un manque de confiance en soi. Il ne faut pas sous-estimer le choc qu'a représenté le Brexit pour l'Union, en termes de perte pour l'ensemble, sur le plan économique, démographique mais aussi bien sûr sur le plan politique et militaire. C'est une véritable amputation. Cela est aussi un choc sur le plan de la doctrine bruxelloise, parce qu’il était impensable qu'un membre quitte le club. Cela mettait en cause les fondements mêmes de l'Union, et posait la question de l'appartenance à chacun de ses membres. Il y a eu un moment de panique au lendemain du 23 juin 2016, et pas seulement à Bruxelles, parce qu'il pouvait y avoir d'autres sorties. Ce sentiment d'incertitude a duré jusqu'aux présidentielles françaises. Cette menace d'une répétition plane toujours dans l'esprit des dirigeants, à Paris et à Berlin, il y a à cet égard une ambiguïté dans les négociations actuelles avec le Royaume-Uni. Si les Européens souhaitent que le Royaume-Uni réussisse son nouveau départ, ils ne souhaitent pas qu'il le réussisse trop bien non plus, parce que cela prouverait en quelque sorte que la vie à l'extérieure du club est aussi bonne qu'à l'intérieur. Ce n'est pas un signal que les Européens veulent envoyer, surtout deux mois avant l'élection européenne 2019. Emmanuel Macron et Angela Merkel souhaitent aller devant leurs électeurs en leur disant qu'il est préférable d'être à l'intérieur de l'Union.

A lire aussi, un extrait du nouveau livre de Luuk van Middelaar : Union européenne : les incompréhensions du couple franco-allemand

Vous déclarez "pour la France et l'Europe la question décisive se trouve à Berlin". Quelles ont été les erreurs commises par Emmanuel Macron dans ces négociations ? 

Je vois trois éléments. D'une part, il n'a vraiment pas eu de chance. Il en a eu beaucoup sur la scène nationale au printemps 2017, en exploitant brillamment ce concours de circonstances favorables. Dame Fortune lui a moins souri sur la scène européenne, notamment avec les élections allemandes qu'il avait attendu avec impatience dès juin 2017 pour avoir un partenaire à Berlin aussi vite que possible. Or, Angela Merkel n'a pas remporté ces élections de façon convaincante et a mis près de 6 mois à former un gouvernement, et deux mois de plus pour répondre à la lettre ouverte, pour ne pas dire plus, qu'Emmanuel Macron lui avait écrite dans son discours de la Sorbonne. Et à ce moment-là, le reste de la scène européenne avait déjà été changée, notamment en Italie.

Le deuxième élément est qu'Emmanuel Macron a un peu sous-estimé, même s'il est un grand Européen, qu'il reste un Français aux yeux des autres opinions européennes, c’est-à-dire un héritier de Louis XIV, de Napoléon et de De Gaulle dont il convient de se méfier. L'Europe reste toujours un terrain de rencontre d'histoire et de réflexes historiques. Plus concrètement, sur le plan de la substance, sa façon de poser les questions reste française. Pour prendre un exemple, son projet de réforme de la zone euro proposait de nommer un ministre de la zone euro. Cela est peut-être naturel pour la réflexion française, mais pour d'autres cultures politiques cela ressemble à une réponse de mécano institutionnel, estampillé ENA. S'il avait posé la question en des termes d'objectifs à atteindre, par exempleune zone monétaire plus robuste et plus stable, il aurait pu entrer dans un débat de fond où chacun aurait été obligé d'apporter sa réponse, dont le ministre pouvait être un élément. Mais là, il s'est vu opposer un refus immédiat de l'Europe du Nord qui ne voulait pas en entendre parler. D’ailleurs, ce nouveau front nordique, parfois appelée la nouvelle « ligue hanséatique », est aussi lié au Brexit, parce que ces pays-là ont perdu leur allié libéral traditionnel sur le plan économique, à la fois sur la question d'un budget européen restreint que de l'ouverture de la politique commerciale. Ils se rendent compte qu'ils ont besoin de s'organiser pour compenser le départ de Londres.

La troisième raison de l’enlisement provisoire du projet européen du président est que ses propositions sur l'euro et sur la défense ne répondent pas vraiment à l'autre grand sujet qui intéresse les européens : la migration, les frontières et l'identité. On le voit dans tous les scrutins nationaux. Emmanuel Macron a du mal à se positionner sur ces thèmes, on le voit aussi en France. Cette difficulté sur le plan national se décline sur le plan européen. Il ne répond pas à la demande de protection là où l'électorat en éprouve le besoin, la conséquence est qu'il récolte moins d'énergie politique de la part de ses partenaires.

Olaf Scholz, ministre des finances et Vice Chancelier allemand a déclaré le 30 novembre : "Si nous prenons l'Union européenne au sérieux, l'UE devrait également parler d'une seule voix au sein du Conseil de sécurité des Nations unies (...) À moyen terme, le siège de la France pourrait être transformé en siège de l'UE"/ Quelle est votre analyse de cette déclaration ?

Après avoir beaucoup dit non, l'Allemagne, par le biais d'Olaf Scholz lance une proposition qui permettra à la France de dire non. Il s'agit plutôt de rééquilibrer la situation.

"Quand l'Europe improvise, dix ans de crises poltiques"  de Luuk Van Middelaar, publié aux éditions Gallimard. 

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