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Chine, Turquie, Inde : les nouvelles puissances économiques sont-elles frappées par la folie des grandeurs ?
©Anthony WALLACE / AFP

Mega chantiers

La Chine a récemment inauguré le plus long pont du monde, la Turquie le plus grand aéroport du monde, et l'Inde la plus grande statue du monde.

Jean-Joseph Boillot

Jean-Joseph Boillot

Jean-Joseph Boillot est agrégé de sciences économiques et sociales et Docteur en économie.

Il est spécialisé depuis les années 1980 sur l'Inde et l'Asie émergente et a été conseiller au ministère des Finances sur la plupart des grandes régions émergentes dans les années 1990. Il est aujourd'hui chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et coprésident du Euro-India Group (EIEBG).

Son dernier livre :  "Utopies made in monde, le sage et l'économiste" paru chez Odile Jacob en Avril 2021.  
Il est également l'auteur de "L'Inde ancienne au chevet de nos politiques. L'art de la gouvernance selon l'Arthashâstra", Editions du Félin, 2017.   et de "Chindiafrique : la Chine, l'Inde et l'Afrique feront le monde de demain" paru chez Odile Jacob en Janvier 2013.

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Atlantico : L'édification de ces monuments, est-elle liée à l'envol économique de ces pays où s'agit-il d'un symbole de puissance, d'un message envoyé au monde ?

Jean-Joseph Boillot : Il y a un peu des deux. Puisque, d'une part, vous n'avez la possibilité de vous lancer dans la construction de ces travaux gigantesques - et ça valait également pour l'Égypte des pharaons - que si vous avez les moyens économiques d'investir des centaines de millions d'heures de travail ou de dollars dans ces projets. C'est donc bien un reflet de la croissance économique forte de ces trois pays, notamment au moment de la prise de décision d'investir dans de tels projets, c'est à dire il y a une dizaine d'années. En même temps, si on se lance dans ce type de constructions, c'est qu'elles ont une valeur symbolique, y compris lorsqu'il s'agit d'entreprises privées. Ce fut le cas aux États-Unis, dans les années 1920, où ont été édifiées les plus hauts gratte-ciels du monde : l'Empire State Building, par exemple, ou encore la banque de Manhattan. Il s'agissait là du symbole de la fortune de groupes industriels et financiers, notamment pour ce qui est des Rockefeller. Dans le cas des pays cités dans la question, il s'agit soit de capitalisme d'État, soit de pays où le rôle de l'État est essentiel. Il y a donc ici l'expression d'un symbolise de puissance. 
Les deux notions sont donc liées. La question posée, en revanche, est de savoir si ce symbole de la puissance, qu'elle soit privée ou publique, a un effet positif ou négatif sur l'économie. Là, on observe deux phénomènes importants, déjà observés à l'échelle de l'Histoire. D'une part, l'observation de Andrew Lawrence à la fin des années 1990 qui a conduit d'ailleurs à l'élaboration d'un fameux "Skyscraper Index". Alors analyste immobilier, il observe que les records absolus de hauteur de tours sont suivis de récessions en général et donc  apparaissent comme de bons prédicateurs de crises économiques et financières. Si cette théorie est discutée en ce qui concerne la corrélation, elle n'est pas discutable au sens de l'observation, comme l'a montré l'histoire : la crise de 1929 intervient par exemple au moment où des records de gratte-ciels sont battus ; les tours Petronas, en Malaisie, se terminent a peine que la crise asiatique de 1997 va frapper le pays et toute la région ; la tour Taipei 101, dans la ville éponyme, à Taïwan se termine au moment de la bulle financière du début des années 2000. Enfin, signe des temps, le projet de l'Arabie Saoudite d'édifier la tour la plus haute du monde (1 km de hauteur) voit le jour en 2014 et vous voyez l'évolution du Royaume...
Il y a donc bien une relation entre la puissance économique qui va, à un moment donné, être investie dans des symboles de puissance relativement improductifs et les crises économiques.
Autre phénomène, lui aussi d'actualité : celui décrit par Albert Hirschman et qui remarque que c'est dans les moments où tout semble le plus facile que l'on commet les plus grosses bévues ou qu'on fait les investissements les plus irrationnels, et qu'interviennent alors des crises économiques totalement imprévues.
Dans la période actuelle, le lien passe moins par l'envol de la croissance économique que par l'excès de liquidités dans le monde entier depuis une bonne dizaine d'années. Cela, ajouté à des taux d'intérêt négatifs, a conduit des pays émergents à rentrer dans un nouveau cycle de surendettement et à entreprendre des projets pharaoniques qui vont, probablement, être des sources de crise économique au moindre retournement des taux d'intérêt. C'est ce qui se produit déjà en Turquie, en Inde aussi d'ailleurs avec des portefeuilles de mauvais prêts dans les banques très inquiétant, tandis que la Chine essaie de les mettre sous le tapis.

La construction de tels monuments est-elle en réalité un trompe-l'œil des économies de ces pays ? Peut-on estimer qu'elles visent à masquer une réalité économique ?

Dans les trois cas cités, Chine, Turquie et Inde, il n'y a pas du tout de volonté de masquer des difficultés économiques. Au contraire, tout allait plutôt bien au moment de la prise de décision. Est-ce en trompe-l'œil ? Non plus. Car on s'aperçoit, à chaque fois, que ces mega-projets ont été entrepris -comme au temps des pharaons- à un moment de montée  en puissance réelle. Seulement, cette puissance a conduit à ce qu'on appelle desormais de l'exhuberance irrationelle, une sorte d'euphorie qui surestime le dimensionnement des projets et les réelles capacités financières de les réaliser sans tension majeure. C'est un phénomène très important que met en exergue Albert Hirschman mais aussi Jared Diamond à propos de l'effondrement de quelques civilisations célèbres comme les Mayas

Ces constructions n'ont-elles pas vocation à promouvoir une forme de modernité économique, et donc politique ? Voire à fédérer le peuple autour de projet à dimension patriotique parce que gigantesque ?

Non, pour ce qui est de la modernité économique et politique. En grande partie parce que si les projets chinois et turcs peuvent vouloir exprimer de la modernité, la construction de la plus grande statue en Inde n'est pas du tout un symbole de modernité puisqu'Il sagit d'une personnalité historique que les nationalistes hindous veulent mettre en avant. Ces trois monuments sont en fait un mélange de modernité et d'une revendication civilisationnelle de cette modernité. Il en a  été de même pour les grandes tours américaines des années 20, ou meme pour la tour Eiffel un peu avant. Il y avait à la fois la volonté de rentrer dans la modernité, mais d'y entrer avec une image, un symbole fort de la façon dont on voyait cette modernité.
Dans le cas de l'Inde, il s'agit d'un symbole religieux. Et il est très important de souligner que dans ce pays, la modernité s'exprime plutôt par son identité civilisationnelle et que, dans les cas chinois et turcs, l'impression voulue est celle d'une entrée dans la ligue des puissances dites modernes avec lesquelles ces pays se veulent en concurrence. Ces deux pays ne voient donc la modernité que comme une phase de rattrapage, et meme de dépassement de l'Occident. Les deux constructions traduisent d'ailleurs assez peu d'identité culturelle forte. 

En outre, ces projets-là ont pour vocation, ou à tout le moins comme effet, d'être fédérateurs d'un peuple. Cela démontre simplement une loi économique que l'on a beaucoup oubliée : la richesse et la puissance économique - dans le cas des États comme des entités privées - ne sont pas recherchées pour elles-mêmes. Elles sont recherchées pour deux raisons : d'une part, la fierté de pouvoir être reconnu ; et d'autre part, la puissance, le pouvoir. Les projets chinois et turcs, à ce titre, expriment l'addition de la fierté et de la puissance. Alors que le projet indien, fondamentalement, exprime un besoin de fierté, mais pas le besoin de puissance. L'Histoire et le positionnement géopolitique des trois pays mentionnés le montrent d'ailleurs : la Chine et la Turquie sont dans une recherche de projection de puissance extérieure, tandis que l'Inde, elle, vise davantage l'affirmation d'une puissance intérieure. 

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