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Macron à Istanbul : un sommet sur la Syrie pour rien
©Omar haj kadour / AFP

Diplomatie

Emmanuel Macron a annoncé qu'il ne se rendrait pas au sommet d'Istanbul sur la Syrie en cas d'offensive gouvernementale sur Idlib. Le sort de cette région du nord du pays, dernier bastion de l'opposition armée en Syrie, est suspendu au fragile accord de Sotchi signé le 17 septembre dernier. De nombreux djihadistes sont présents mais aussi des millions de civils, et l'ONU a alerté sur le risque d'un "bain de sang" en cas d'attaque. Si sa chute ne signifierait pas forcément la fin de la Guerre en Syrie, elle porterait un coup sévère aux opposants du régime alaouite et à leurs soutiens occidentaux.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : La France et ses alliés peuvent-ils encore sauver les meubles et préserver leurs intérêts dans le conflit syrien ? Quel est le poids des occidentaux dans les négociations sur le conflit syrien ? Le camp pro-Assad a-t-il d'ores et déjà gagné la guerre ?

Alain Rodier : D’abord, une réponse à votre deuxième partie de question : malgré des succès indéniables sur le terrain, le clan pro-Assad n’a pas encore gagné la guerre tout simplement parce que un quart du pays (en gros tout l’est de l’Euphrate plus la région de Manbij située au nord-ouest le long du même fleuve) est contrôlé par les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) majoritairement composées de troupes kurdes soutenues par la coalition internationale (essentiellement américaine.) Washington ne semble pas décidé à partir si bien que cette situation devrait perdurer dans les mois - années - à venir. Par contre, à terme, la région de Manbij pourrait passer sous contrôle de milices pro-turques. Les Américains sont aussi présents aux côtés de rebelles "modérés" dans la région d'al-Tanif le long de la frontière jordanienne puis irakienne dans le sud-est du pays. 
Ensuite, bien qu’affaibli, Daech est toujours présent dans la région de Deir ez-Zor (au centre-est du pays) ainsi que, plus sporadiquement, au sud-est de Damas et dans la région d’Idlib. Il est en mesure de multiplier les coups de main et les enlèvements maintenant un climat d’insécurité difficile à endiguer pour les forces loyalistes qui sont bien trop peu nombreuses pour quadriller efficacement tout le terrain. Ainsi, des attaques ont eu lieu à la mi-octobre dans les faubourgs ouest d’Alep et au nord de la province de Lattaquié. Parallèlement, les FDS pourtant directement soutenues par les Américains ne parviennent pour l’instant pas à réduire les derniers bastions de Daech situés le long de la frontière irakienne.
La région d’Idlib reste tenue fermement par deux coalitions rebelles : le Hayat Tahrir al-Cham - anciennement Front Al-Nosra - et le Front National de Libération construit autour du Ahrar al-Cham qui est aujourd’hui directement soutenu par Ankara. Il existe aussi une multitude de groupuscules locaux comme le Parti islamique du Turkestan, le Jash el-Ezza ou le Hourras al-Din qui changent de camp au gré de l’évolution de la situation, certains se revendiquant encore d’Al-Qaida "canal historique." La zone démilitarisée qui entoure la province par le Sud sur une profondeur de 15-20 kilomètres que la Turquie et la Russie se sont engagées à mettre en œuvre entre les forces gouvernementales syriennes et les rebelles n’est pas encore totalement effective, la plupart des armements lourds y étant toujours déployés. Seuls les miliciens soutenus et payés par la Turquie ont accepté de l'évacuer. Il convient d’ajouter que la confiance n’est pas le sentiment qui prévaut entre les forces turques et russes qui se surveillent du coin de l’œil. Dans cette zone, théoriquement, les forces légalistes syriennes ne comportent pas de milices chiites étrangères comme le Hezbollah libanais mais il y a la théorie et la pratique…
Le poids des Américains est toujours extrêmement important puisqu’ils tiennent, via les FDS, le nord-est du pays (un quart du pays, voir ci-avant.) En ce qui concerne les Européens, cela semble beaucoup plus problématique car ils sont complètement hors course depuis de longs mois (voire des années si l’on regarde la situation objectivement.) La réunion de samedi 27 octobre à Istanbul devrait permettre à la France et à l'Allemagne de raccrocher au wagon des négociations de Sotchi et Astana qui ont lieu à l'initiative de Moscou, de Téhéran et d'Ankara depuis que celles de Genève ont été un échec cuisant sans aucune traduction concrète sur le terrain en dehors de la création d'un "Comité constitutionnel" pour le moment virtuel. Il est probable que Washington et Londres, (mais cela a moins d'importance en cette période de pré-Brexit) n'apprécient que modérément la démarche du président Macron et de la chancelière Merkel. Le président Trump devrait avoir l'occasion d'en parler avec ses homologues français et russe lors des cérémonies du 11 novembre auxquelles ils participeront, sauf incident de dernière minute.
De plus, la "moralité" de l’intervention occidentale en Syrie si présente depuis le début de la guerre civile en 2011 est aujourd’hui sérieusement remise en question, non parce que le régime de Bachar el-Assad est devenu tout d’un coup fréquentable, mais parce que les alliés historiques des Occidentaux dans la région, les Saoudiens, traversent une période que l’on peut qualifier de "délicate" suite à l’assassinat du journaliste Adnan Khashoggi à Istanbul le 2 octobre de cette année. Même si les dirigeants occidentaux vont vraisemblablement faire preuve les uns après les autres - le président Trump en tête - de realpolitik car les enjeux financiers sont bien trop importants, il n’en reste pas moins que les opinions publiques sont révulsées par cette affaire pour le moins sordide. C’est pour cette raison que les communicants tentent par tous les moyens de l’escamoter en trouvant d’autres sujets à livrer en pâture au public dont la capacité d’oubli est importante.
Par exemple, la vague de colis piégés envoyés par courrier aux États-Unis à des personnalités démocrates (dont deux anciens présidents) ou des proches de ce parti me laisse un peu dubitatif. Heureusement - et on ne peut que s'en féliciter -,  il n'y a eu pour l'instant aucune victime mais cela même pose question : ces engins étaient-ils vraiment destinés à exploser ou, plutôt, à distraire l'opinion publique et les medias ? Normalement, l'enquête devrait apporter des réponses claires à ces questions. Il peut aussi s'agir d'un groupe de "vigilants" d'extrême-droite qui a décidé de faire un dernier geste d'avertissement avant de vraiment passer à l'action. 
Pour revenir à la Syrie, il est logique de regarder aussi du côté d’Israël qui, pour des raisons stratégiques anti-iraniennes aurait noué des relations constructives avec Riyad. L'État hébreu intervient militairement en Syrie pour détruire des convois d’armes et des infrastructures dépendant plus ou moins directement de Téhéran. Or, sa liberté d’action pourrait être entravée par la livraison par Moscou de systèmes anti-aériens S-300 dernière génération. Il faut attendre les prochaines actions de l’aviation israélienne pour savoir si ces S-300 servent vraiment à quelque chose. La possibilité qu'Israël détruise ces batteries semble exclue une fois qu'elles seront opérationnelles car elles seront alors servies par des techniciens russes, le temps que leurs homologues syriens  puissent prendre la relève. A noter que pour l'instant, ces armements ne sont pas encore déployés de manière tactique mais juste "desserrés" sur plusieurs sites pour éviter d'être tous détruits en même temps.

L'aide militaire russe, qui devait être limitée, s'est développée de manière imprévue et Moscou a annoncé que plus de 60 000 de ses soldats sont passés par le front syrien. A quel point le régime de Bachar el-Assad est-il dépendant de cette perfusion étrangère ?

Certes, 60 000 militaires russes ont séjourné en Syrie mais par rotations. Sur le terrain, ils ne se sont que quelques milliers à la fois. Cela permet surtout à l’armée russe d’acquérir une expérience irremplaçable : celle du terrain. Si on continue à ce rythme, tous les officiers supérieurs seront bientôt dotés d’un acquis guerrier, tout comme le matériel "combat improved." C’est là qu’une sélection naturelle se fait et seuls les meilleurs - hommes et matériels - sont ensuite désignés pour poursuivre une brillante carrière. Cela donne une plus value inestimable à l’armée russe. Cependant il faut raison garder car il en est de même pour les Américains qui se frottent aux réalités du terrain depuis des dizaines d’années au Proche-Orient, en Afghanistan ou, plus discrètement ailleurs (Sahel, Somalie, etc.) C’est d’ailleurs la même chose pour les Français et les Britanniques…
Cela dit, sans l’intervention directe de la Russie, il y a belle lurette que le régime de Bachar el-Assad aurait disparu car il était aux abois à l’été 2015 malgré l’aide de Téhéran et de milices chiites étrangères dont le Hezbollah libanais. Cette aide reste indispensable dans plusieurs domaines : celui de l’appui aérien, du renseignement et des approvisionnements en armes, munitions et instructeurs.
Il faut aussi reconnaître que l’intervention de Moscou en septembre 2015 a participé à l’éclatement définitif de la rébellion en une multitudes de groupes distincts qui passent la plupart de leur temps à se combattre les uns les autres et pas vraiment à lutter contre Bachar el-Assad.
Comme Riyad n'est plus là pour les financer (en dehors des FDS et des mouvements soutenus par les Turcs qui auraient reçu des sommes importantes ces derniers jours ... ,) les islamistes radicaux de Daech vivent aujourd'hui uniquement sur l'importante cagnotte qu'ils ont accumulé depuis 2014 et quelques trafics auxquels ils parviennent encore à se livrer car même l'adversaire reste corruptible !

Damas a pour l'instant suspendu son attaque sur Idlib sous la pression de la Turquie et de la Russie. Une offensive du régime de Bachar el-Assad est-elle inévitable ? Quelles sont les autres ouvertures possibles ?

Il semble qu’une offensive syrienne à court terme ne soit pas possible car, sans le feu vert de Moscou, Damas ne peut rien faire. L’armée syrienne n’a pas les capacités techniques et humaines de lancer une opération militaire d’envergure seule sans le soutien aérien russe et ses précieux renseignements. Bien que divisés, le nombre de combattants rebelles estimé dans la région d’Idlib environne les 50 000 et le terrain leur est favorable. Techniquement, l’assaillant devrait aligner au moins 150 000 hommes pour pouvoir espérer l’emporter mais au prix de pertes sévères. Après huit ans de guerre civile, le régime syrien ne peut se le permettre.
Tout se joue donc aujourd’hui sur le plan politique entre la Russie, la Turquie et l’Iran, la Syrie n’occupant qu’un strapontin d’observateur.
Comme je l’écrivais depuis de longues années, nous arrivons de fait à une situation de partition du pays - pour simplifier - en trois zones :
  • la "Syrie utile" à l’ouest du pays tenue par le régime et ses alliés chiites ;
  • un Kurdistan "Rojava" qui ne porte pas son nom pour ne pas chagriner Ankara soutenu à bras tendus par Washington - pas pour la noblesse de la cause mais pour faire la pige aux Iraniens et aux Russes - ;
  • une zone "fourre-tout" rebelle plus ou moins contrôlée par les Turcs au nord-ouest (Idlib compris.)
Combien de temps cela va durer mon bon Monsieur ? Un "certain temps" comme on dit dans les armées car aucun des protagoniste ne semble avoir l’intention de bouger à moins d’un clash imprévu.
En résumé, les Russes sont installés à Hmeimim et Tartous pour 50 ans suivant le bail qu’ils ont signé avec Damas, cela leur donnant un accès permanent à la Méditerranée ; les Iraniens vont faire de même car la Syrie est le maillon indispensable du "croissant chiite" qui s’étend de l’Iran au Liban via l’Irak ; les Américains vont rester là tant que les Russes et les Iraniens ne bougeront pas ; les rebelles sont condamnés à une situation "à la palestinienne" : des camps de réfugiés totalement dépendants de l’aide internationale pour les générations à venir(Ce qui n’exclue pas des actions terroristes déclenchées à l’étranger comme du temps des débuts de l’OLP) ; enfin les Turcs ne bougeront pas trop contents d’avoir construit une zone de sécurité qui les isole d’une partie des populations kurdes syriennes proches du PKK. Leurs rêves secrets, mais pas si fous que çà, c' est d'étendre cette zone tampon à toute la frontière syrienne puis irakienne avant de devenir les leaders du monde musulman sunnite au détriment des Saoud ...
En élargissant le cercle, c'est tout le Proche-Orient qui est en pleine recomposition - la Syrie n'étant qu'un des terrains de manoeuvres - avec des surprises presque tous les jours : printemps arabes, guerre du Yémen, enlèvement puis retour de Hariri au Liban, révolution intérieure en Arabie saoudite, recul des Kurdes irakiens, embargo arabe du Qatar, etc. Personne ne sait où cette région va mais il est certain qu'elle y va vite... Difficile de ne pas y être présents tant nos intérêts économiques y sont importants, encore faut-il ne pas se tromper d'alliés.

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