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#Pasdevague : cette grande lâcheté des élites dont la société française doit maintenant payer la facture
©Lise BOLLOT

Société

Dénoncées par les témoignages de professeurs exaspérés, et regroupées sous le slogan « PasDeVague », les violences ordinaires, que, trop longtemps, nous avons voulu cacher sous le tapis comme la seule poussière du temps, viennent régulièrement fragiliser un pouvoir dont on prend peu à peu la mesure de la lâcheté face au réel.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico :  Le phénomène « PasDeVague » dénonçant un certain aveuglement volontaire face à la violence dans nos écoles, fait écho à celui, comparable, qui s'applique à la communautarisation de divers espaces de la République, de la prison à l'entreprise en passant par les services publics, ou encore aux violences faites aux femmes avec #MeToo. Pourquoi est-il si difficile de parler de certains faits sociaux à l’œuvre dans notre pays ? Le sentiment d'une grande lâcheté ne finit-il pas par l'emporter sur l'illusion d'une société encore sous contrôle ?

Michel Maffesoli :Plutôt que de parler de communautarisme, j’aimerais que l’on imagine que chaque école forme dans son quartier une communauté avec les parents, les élèves, les enseignants
Nous changeons de monde et nous raisonnons encore avec les catégories de l’ancien monde.
C’est ainsi qu’alors que de toutes parts se développe l’idéal communautaire, le besoin de solidarités de proximité, le besoin d’appartenance à de petits groupes, ce que j’ai appelé la tribalisation de la société postmoderne, nous nous crispons sur le vieux modèle du contrat social liant entre eux des individus autonomes. 
Et tout regroupement communautaire, alors qu’il s’agit rarement de regroupements ethniques, mais souvent de passions communes, artistiques sportives, religieuses etc. est taxé de communautarisme. 
De même le formidable échec de l’enseignement primaire et secondaire dans sa fonction de socialisation des jeunes est interprété comme un phénomène de violence de ceux-ci, auquel il ne faudrait répondre que par une augmentation du nombre de policiers, de places de prison et en général de punitions. Surveiller et punir, Michel Foucault a bien montré à quoi se réduisait l’idéal progressiste de la modernité. 
Il se trouve qu’en cette période postmoderne, cette répression est inefficace.
Bien sûr les faits de violence d’élèves par rapport à leurs enseignants ont sans doute augmenté par rapport à une époque, dans laquelle il faut le dire seuls dix pour cent d’une classe d’âge suivait un enseignement secondaire.
Dès lors ne devrait-on pas, au contraire de cette condamnation abstraite d’un communautarisme supposé, se demander pourquoi il y a un tel fossé entre l’école et ses usagers, pourquoi il n’y a pas plus de proximité entre les enseignants et les élèves et leurs parents.
L’école, parents, enfants, enseignants et personnels scolaires ne souffrent-ils pas plutôt d’une absence d’appartenance à une communauté ? Quand la laïcité devient laïcisme et refus intolérant de toute manifestation d’une appartenance religieuse, quand les enseignants et les parents ne savent que se renvoyer les uns aux autres la responsabilité éducative, quand pour beaucoup d’enfants la classe n’est plus que l’attente de la fin de l’obligation scolaire, quand comme le disait déjà Marc Bloch, on ne forme pas les élèves, on les prépare à de examens et concours, doit-on s’étonner que les élèves s’agitent, et finissent par être agressifs ?
Alors que dans tous les secteurs, le travail en équipe, le travail collaboratif se développe, dans l’enseignement, le professeur est seul face à une classe, composée d’individus autonomes. 
Qu’a-t-on proposé aux enseignants qui ne peuvent pas se faire entendre dans des classes dont la majorité des élèves se lève et parle continuellement ? qu’a-t-on offert aux enfants des quartiers difficiles qui voudraient profiter de l’enseignement, mais qui n’arrivent pas à travailler dans cette atmosphère survoltée ? Sait-on que dans nombre de classes, chaque enseignant doit exclure deux à trois élèves par cours pour pouvoir tenter de travailler ? 
Et face à cela que propose l’institution ? des réformes continuelles des programmes, des gadgets tels la semaine de quatre ou cinq jours, des déclarations républicaines en diable.
A-t-on imaginé qu’on pourrait mettre devant une classe un enseignant et un ou deux assistants, pour permettre un travail différencié selon le niveau des groupes d’élèves ? A-ton pensé qu’on pourrait travailler sur une amélioration du cadre de vie des élèves, leur offrir des horaires stables (entrée et sortie aux mêmes heures chaque jour), des locaux adaptés (à chaque classe sa classe) ? A-t-on aidé les équipes éducatives qui tentent véritablement de développer une autre manière de former ces jeunes dont ni les familles, ni le contexte ne ressemblent en rien à ce qu’ont connu leurs aînés ?
C’est cela un idéal communautaire : adapter l’action publique à chaque situation, à chaque lieu, permettre que l’école dans son quartier soit une communauté de vie. 
Et non pas exacerber les conflits et la répression.
Edouard Husson : Le linguiste John Austin (1911-1960) a prononcé une célèbre série de conférences à Harvard en 1955, publiées après sa mort, en 1962 sous le titre Quand dire c’est faire. La pensée d’Austin se déployait dans le monde d’avant 1968, un monde où existait une parole d’autorité: magistère de l’Eglise, “verbe gaullien”, cours magistral. Un intellectuel pouvait critiquer un ministre mais l’on considérait qu’il parlait lui aussi d’autorité. “1968” a sapé le discours d’autorité et donc empêché de plus en plus ce qu’Austin appelle discours performatif: sauf dans le monde de l’entreprise, dans une certaine mesure. Après la mort d’Austin on a réclamé “le droit à l’incohérence”, on a nié le principe d’identité (si A est A alors A n’est pas B). Progressivement la vie politique est tombée sous l’emprise de la communication. Pendant longtemps le débat politique s’était déroulé entre les réalistes (la droite) pour qui les mots essaient de dire les choses le plus exactement possibles et les nominalistes (la gauche) qui croient que les mots ont le pouvoir de transformer les objets. Soudain est advenue une ère ou les mots n’ont plus de correspondance avec la réalité.
Le plus frappant dans ce qui se passe depuis quatre jours dans le monde de l’école, c’est que le Ministre doive rappeler à l’application d’une mesure qu’il a lui-même promulguée il y a quelques semaines: l’interdiction des smartphones dans les écoles. Vous pourriez penser, naïvement, que lorsque le Ministre décide, toute la chaîne hiérachique de l’Education Nationale se met à fonctionner: recteurs, inspecteurs, proviseurs, professeurs appliquent aussitôt la mesure du Ministre. Eh bien non! La parole politique n’est plus performative. Cela fait longtemps et, selon une ironie fréquente de l’histoire, c’est au moment où un ministre plus ferme essaie de reprendre les choses en main que le dysfonctionnement profond du système apparaît. Remontent à la surface des décennies d’autorité moquée, ce que vous appelez la lâcheté, mais qui sont aussi des dénis de réalité.  Les deux avancent de paire dans le monde cauchemardesque du “droit à l’incohérence” que réclamaient les zozos et les zozottes, enfants de la bourgeoisie, qui confondaient la police de la République et les escadrons de la mort hitlériens en criant “CRS/SS”

Comment en est-on arrivé à cette situation ?

Michel Maffesoli : Le déni du changement produit l’exacerbation des conflits.
Notre pays a inventé la forme moderne, basée sur l’individualisme, le rationalisme, l’utilitarisme. Dès lors les institutions et notamment les décideurs, ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire s’arcqueboutent sur de vieux schémas. Ainsi celui qui considère que la réussite tient à la longueur des études, que les compétences manuelles, sportives, artistiques ne valent pas les compétences scolaires abstraites. Que l’excellence s’évalue en mettant des individus en compétition et non pas en développant l’intelligence collective. 
Dès lors, il ne reste plus aux enseignants, sacrifiés sur l’autel de valeurs disparues que la plainte ou la révolte. En témoigne le nombre toujours plus réduit de vocations enseignantes malgré la situation de l’emploi.
Nous abandonnons nos jeunes enseignants dans la fosse aux lions !
Edouard Husson : Pour en rester à 1968, puisque nous en voyons se déployer les effets un demi-siècle plus tard, sans que plus rien ne puisse dissimuler l’étendue du désastre social, on remarque que, face à ce que Raymond Aron ramenait justement aux proportions d’un carnaval, le gouvernement, les universités, le monde intellectuel a connu un effondrement moral sans précédent. C’est là que je situerai cette lâcheté que vous évoquiez dans votre première question. Seul de Gaulle et quelques esprits lucides comme Aron ont tenu le coup. Daniel Cohn-Bendit était un potache dont la farce a tellement dépassé l’effet escompté qu’il a été héroïsé, “starisé” et qu’aujourd’hui il pontifie, au Parlement européen ou ailleurs, comme tous les vieux c.... qu’il dénonçait à l’époque. C’est comme dans la chanson de Jacques Brel, “Les bourgeois”: les garnements qui chantaient, en regardant passer les notaires, “les bourgeois, c’est comme les cochons.....” sont devenus notaires eux-mêmes et vont se plaindre au commissaire de police du manque de respect des jeunes gens. 
Le problème c’est que nous vivons dans un monde ouvert, interconnecté comme jamais, complexe; la moindre action, comme le battement d’aile de papillon aux antipodes, peut avoir des effets dévastateurs. 
Les soixante-huitards, leurs parents coupablement complices et leurs épigones ne se sont absolument pas rendu compte de l’effet qu’auraient leurs caprices. Vous connaissez l’anecdote de la rencontre entre Geismar et Castro peu après mai 1968: à sa grande stupéfaction, le Lider maximo reçut très fraîchement l’étudiant parisien, qui se prit une avoinée: se rendait-il compte qu’en s’attaquant à de Gaulle, il venait d’ébranler le seul homme d’Etat capable de tenir tête aux Américains? Castro, aussi détestable fût-il, était dans le réel. Les soixante-huitards eux étaient dans un monde onirique aujourd’hui devenu cauchemardesque, non pas pour eux - ils jouissent sans entraves de leur retraite - mais pour leurs enfants et petits enfants, qui doivent se battre pour leur niveau de vie; pour le monde ouvrier, ou ce qu’il en reste après le tsunami du libre-échange; pour le monde paysan, dévasté par l’abandon de la Politique Agricole Commune européenne; pour tous ces instituteurs et professeurs, souvent complices de la destruction de l’autorité au départ mais qui aujourd’hui sont confrontés quotidiennement à la destruction de la texture familiale et du lien social. 

Ces moments consistant à faire tomber le voile sur une réalité longtemps endurée par une partie des Français semblent se rapprocher et exercer un effet de fragilisation du politique toujours plus accentué. Contre une « médiatisation » qui incline bien souvent à la polémique stérile et à l'idéologisation du regard, pourrait-on trouver le moyen d'une bonne « médiation » permettant de dire le vrai du corps social sans le faire exploser ?

Michel Maffesoli : Le désaveu des politiques est aussi celui des médias, des intellectuels, des décideurs
La fracture entre l’opinion publiée et l’opinion publique, entre le peuple et les élites ne fait que s’accentuer. 
Parce que l’opinion publiée, ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire produit un discours incantatoire : par exemple celui de l’égalité en matière scolaire. Quand les enfants de milieu populaire accédaient à un enseignement secondaire après le concours des bourses, ils se trouvaient dans un environnement favorable à leur réussite. Aujourd’hui les enfants souhaitant travailler dans une classe de collège moyenne sont tout simplement sacrifiés sur l’autel du culte abstrait d’un égalitarisme hypocrite. 
Edouard Husson : Les soixante-huitards sont arrivés au pouvoir dans les valises de ce renégat de la droite qu’était François Mitterrand, vieux manipulateur et apprenti sorcier à la fois. En 1971, hué par les maoïstes de l’Ecole Normale Supérieure, Mitterrand avait quitté, blême, la salle Dussane après avoir déclaré aux gauchistes: “Je vous briserai tous!”. Mitterrand les a certainement domestiqués, en les installant au pouvoir. Mais il ne les a pas brisés: il leur a permis de continuer à faire n’importe quoi mais, cette fois, en pesant sur le destin des autres, en particulier des plus pauvres, des plus fragiles. Il a ouvert pour eux grandes les vannes de l’enrichissement. Dans la Mitterrandie, l’argent coulait à flots. Et le vieux chef, au fond vide et pontifiant, s’est comporté comme tous les parents de soixante-huitards: il a encouragé la déconstruction de l’autorité publique et parentale, abandonné la souveraineté française, bradé le franc, ouvert les frontières, nié l’histoire du pays, méprisé son identité. Chirac a continué l’oeuvre de destruction: il a confirmé l’euro, aboli le service militaire, instauré le quinquennat. Il faut laisser à Nicolas Sarkozy d’avoir compris l’essentiel et voulu inverser la logique de 1968 - on se rappelle son discours sur le sujet durant la campagne présidientielle de 2007 - mais il était lui-même un petit frère des soixante-huitards; il n’avait pas le mode d’emploi du retour à l’autorité. Il lançait dix chantiers à la fois, sans les suivre ensuite, se fiant au hasard, à savoir la qualité de ses ministres, inégale. Il n’était pas capable de maintenir la distance qui sied à la fonction, victime lui aussi du “tout communication”. Quand on écrira l’histoire des cinquante dernières années, on distinguera cependant Sarkozy de ses deux prédécesseurs et de ses deux successeurs. Hollande puis Macron ont renoué avec l’esprit de 1968. Il ne s’agit pas de critiquer des individus en particulier mais de faire la radiographie d’un état d’esprit. Le droit à l’incohérence réclamé par les soixante-huitards n’est-il pas parfaitement réalisé dans la capacité de l’actuel chef de l’Etat à se faire prendre en “selfie” avec des adolescents qui font des gestes obscènes puis, à quelques jours d’intervalle, de se rendre à Colombey-les-deux-églises pour s’incliner sur la tombe du Général de Gaulle tout en travaillant à partager avec l’Allemagne notre siège au Conseil de sécurité de l’ONU et même la dissuasion nucléaire? 

En fin de compte, cela ne relève-t-il pas du « courage de la vérité », comme disait Foucault, que de reconnaître la péremption des idéaux humanistes reposant sur la responsabilité de l'individu libre et tolérant ?

Edouard Husson : Ah non! Ne nous réclamons pas de Foucault, l’un des grands fossoyeurs de l’autorité, du courage et de l’action politique! Il est à ranger parmi ces “maîtres penseurs” dont parlait Glucksmann, son contemporain: pseudo-libérateurs qui ont fait le lit des totalitarismes modernes. Foucault a passé une partie de son oeuvre à dénoncer l’ordre moral pour finir, quelques années avant sa mort, par faire l’éloge de la révolution islamique iranienne! Le droit à l’incohérence, encore une fois ! Il faut avoir le courage de nous débarrasser de ces fausses valeurs, de ces pseudo-iconoclastes. Tiens, puisque nous y sommes, connaissez-vous cet épisode des années normaliennes de Foucault: on le vit un jour poursuivre un des ses camarades avec un couteau pris à la cuisine. Quelques décennies plus tard, nous avons un écolier qui menace son professeur avec une arme pour se faire mettre une bonne note. Entretemps, Foucault est devenu pour beaucoup à maître à penser! Les ravages d’un individualisme non maîtrisé par l’autorité légitime et le lien social se sont progressivement étendus du petit cercle des normaliens de l’après-guerre à l’ensemble de l’école de la République. 
Ce serait bien le comble que nous jetions le bébé avec l’eau du bain! Il faut défendre l’être humain face à toutes les folies transhumanistes; la liberté dans un monde où la Chine met en place un système de surveillance qui dépasse tous les cauchemars d’Orwell; la personne humaine au milieu du fatras de toutes les croyances folles, de l’islamisme au New Age. Mais l’individu n’est jamais mieux servi que lorsque l’on respecte les âges de la vie: il est un temps pour tout, pour l’autorité parentale comme pour l’épanouissement de la personne émancipée; pour la construction d’une vie et d’une famille comme pour l’âge de la transmission aux générations dont vous ne verrez pas la floraison mais qui vivront de ce que vous avez su leur inculquer. 

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