Fuite en avant européenne : Emmanuel Macron essaie de s’allier avec Mark Rutte, l’un se ses meilleurs ennemis<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Europe
Fuite en avant européenne : Emmanuel Macron essaie de s’allier avec Mark Rutte, l’un se ses meilleurs ennemis
©Peter Dejong / POOL / AFP

Celui qui ne craignait pas la lèpre

Selon des informations révélées par Politico Europe, La République en Marche se rapprocherait d'un accord européen avec l'ALDE, le parti libéral au niveau européen, au travers de discussions entre Emmanuel Macron et Mark Rutte, premier ministre néerlandais. A l'occasion d'une lettre ouverte aux électeurs, ce dernier avait pu déclarer, en s'adressant aux "personnes qui refusent de s'adapter, critiquent nos habitudes et rejettent nos valeurs" : « agissez normalement ou partez ». Emmanuel Macron songe donc à une "dream team" des libéraux, mais il oublie que premier ministre néerlandais s'est montré très ferme sur les question d'immigration et qu'il est responsable de l'échec du projet budgétaire européen.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

Voir la bio »

Atlantico : En quoi les positions défendues par Mark Rutte, que cela soit sur l'immigration, ou la construction européenne, sont incohérentes avec celles défendues par Emmanuel Macron ?

Christophe Bouillaud : Sur l’immigration, il faut distinguer la pratique et les discours. Mark Rutte, à la tête du parti libéral, sous la pression des diverses extrêmes droites des Pays-Bas, a radicalisé son propos sur l’immigration. Au contraire, Emmanuel Macron a tenu une ligne centriste sur cette question lors de sa campagne de 2017. En pratique, par contre, depuis 2017,  le Ministère de l’intérieur a continué en France une politique de lutte contre l’immigration clandestine, que ne renierait sans doute pas Mark Rutte, et l’accent mis par la majorité LREM-MODEM sur l’intégration à la société française des immigrés est resté aussi comminatoire que peu financé.  La différence sur ce point tient au fait qu’en France, le Front national/Rassemblement national, installé dans le paysage politique français depuis les années 1980 que les extrêmes droites néerlandaises qui ne datent que du début des années 2000, est tellement propriétaire de certains propos, qu’il est difficile pour un politicien centriste de les reprendre sans donner l’impression de se rallier à ses thèses. Mais au-delà de ces différences historiques et contextuelles, il faut bien dire que les libéraux Mark Rutte et Emmanuel Macron ne sont vraiment pas des « no borders »… 
Sur la construction européenne, c’est plus compliqué. Sur l’importance de frontières ouvertes au sein de l’Union aux biens, aux services, aux travailleurs et aux capitaux, sur l’idée même de « Grand Marché » européen, il n’y a pas de différence de conceptions, mais des désaccords d’intérêts. Les Pays-Bas sont en effet accusés d’être l’un des paradis fiscaux internes à l’Union européenne, ce que n’est pas vraiment la France.  Sur l’idée qu’à cette union de commerçants, s’ajoute une communauté de valeurs inscrites dans le droit positif depuis l’après-guerre, il y a là aussi accord. C’est l’aspect « progressiste » au sens où  dirigeants et  électeurs français de la LREM ou ceux des libéraux néerlandais sont contre le retour aux mœurs de la société ouest-européenne des années 1950, dominée par la religion, les hommes, les hétérosexuels, etc. Ils  ne font pas partie du « choc en retour » à toutes ces évolutions vers des mœurs plus libérales, qui donnent la primauté aux choix des individus, choc en retour qu’incarnent par exemple un Orban ou encore bien plus les dirigeants polonais actuels.
Par contre, sur l’évolution souhaitable de la gestion de la zone Euro, E. Macron et M. Rutte sont sur des positions très différentes : presque fédéraliste et discrètement post-keynésienne du côté Macron, totalement intergouvernementaliste et résolument ordo-libérale du côté Rutte. C’est en effet ce dernier qui a mobilisé huit pays pour dire non à toute idée d’avancée vers un budget plus élevé mis en commun entre Etats européens –  il est là bien en phase avec l’électorat néerlandais, qui ne veut pas du tout contribuer plus au pot commun. Cela correspond aussi au fait qu’historiquement les partis libéraux sont surtout présents en Scandinavie et au nord-ouest du continent, où l’électorat bourgeois, riche  et commerçant fait nombre, électorat peu partageux de ses richesses bien évidemment.
Il y a donc sur cette question de la gestion de  l’Euro une opposition majeure à ne pas négliger. On peut dire d’ailleurs la même chose pour  Ciudadanos, le parti espagnol, qui se rallierait aussi à l’ALDE.  A vrai dire, cela correspond déjà bien à l’ambiguïté totale du groupe ALDE au Parlement européen : il est censé être le groupe le plus fédéraliste, avec celui des Verts et celui du PSE, or, en pratique, ses partis nationaux sont très divisés sur la question, à la fois à cause des questions budgétaires et aussi à cause de leur côté nationaliste bien réel derrière cette façade. La tête du groupe, Guy Verhofstadt, fait partie des « grandes gueules » du fédéralisme européen, mais derrière, c’est autre chose…  

Alors que Christophe Castaner avait lancé la campagne européenne sur le thème de l'opposition aux "ennemis de l'Europe" incarnés notamment par Matteo Salvini, ne peut-on pas voir ici un paradoxe important ?

Oui, dans une large mesure, Emmanuel Macron va combattre des gens qui, par ailleurs, voudraient la même politique macro-économique que celle qu’il souhaiterait la zone Euro voir adopter, tout en s’alliant avec ceux qui ne veulent pas entendre parler de ses propositions de 2017. 
De même sur l’immigration, il n’y a pas de si grande différence entre ce que veulent ces « ennemis de l’Europe » et ce que pratique la France d’Emmanuel Macron en matière d’immigration. Cela permet d’ailleurs à Matteo Salvini et aussi aux dirigeants du M5S de se gausser de l’éternelle hypocrisie française. 
Du coup, le vrai point de différence repose uniquement sur des questions qu’on appellerait aux Etats-Unis de « guerres culturelles » : le statut de la féminité et de la masculinité par exemple, ou sur le rapport à l’Histoire, ou sur celui de la chrétienté. 

D'un point de vue politique, que signifierait une alliance de LREM avec l'ALDE alors que l'ambition originelle du mouvement d'Emmanuel Macron était de réserver à l'Europe un même "big bang" que celui observé en France lors des présidentielles de 2017 ?

De toute façon, le « big bang » dans la politique européenne était une prétention impossible, parce qu’il demeure, à ce stade de l’intégration européenne, impossible que 28, ou bientôt 27, vies politiques nationales changent d’un coup en même temps dans la même direction, et surtout vers un même parti européen. Le refus des listes transnationales est venu rappeler cette évidence à E. Macron : les vies politiques restent nationales. Il me semble même que, du point de vue partisan, depuis 1989, les divergences s’accentuent. 
Maintenant, Emmanuel Macron est devenu plus réaliste : il essaye d’augmenter ses chances de peser dans la définition des futurs équilibres en se rapprochant de l’ALDE. Le MODEM en son temps avait fait la même chose, après avoir créé son propre parti européen, le Parti démocratique européen, dont plus personne n’entend désormais parler. L’enjeu est actuellement de mettre en cause la notion de « Spitzcandidaten », cette pratique inaugurée en 2014 qui organise une compétition pour la Présidence de la Commission entre partis européens en leur demandant de nommer chacun leur candidat à la Présidence.  Il est d’ailleurs plutôt piquant de voir E. Macron s’affairer à saboter cette nouveauté « démocratique » de 2014, qui certes ne l’arrangera guère en 2019, alors même qu’il a plaidé en 2017/18 pour des listes transnationales aux élections européennes qui faisaient partie du même esprit de transnationalisation et de démocratisation de la vie politique de l’Union européenne que ces fameux « Spitzcandidaten », déjà imaginés par Jacques Delors dans les années 1990. 
En fait, il n’y aura sans doute  pas de « big bang » en 2019, mais des négociations compliquées simplement pour maintenir le statu quo actuel. PPE, PSE et ALDE seront condamnés à s’entendre, contre une diversité accrue à leur droite, et là effectivement Emmanuel Macron peut en tirer quelques avantages pour autant que la liste LREM/MODEM ne soit pas désavouée par les électeurs français. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !