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Google, assistant dictateur en Chine : le grand jeu de dupes
©LIU JIN / AFP

Big Browser

Selon « The Intercept », Google travaillerait à la conception d'un moteur de recherche nommé « DragonFly » adapté au marché chinois... et aux exigences de contrôle de Pékin.

Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico : Selon des informations révélées par le site américain « The Intercept », Google travaillerait à la conception d'un moteur de recherche nommé « DragonFly » adapté au marché chinois, et qui permettrait un tri du contenu mais également un suivi renforcé des utilisateurs au travers de leur numéro de téléphone. Jusqu’où Google pourrait-aller pour s'ouvrir le marché chinois ?

Franck DeCloquement : Cela rappel en tout point l’affaire Apple évoquée il y a quelques mois ici même, dans les colonnes d’ATLANTICO, quand la multinationale américaine avait décidé de livrer sans coup férir à la Chine, les données « iCloud » de ses utilisateurs chinois. Privilégiant sans ambages son business à ses valeurs humanistes affichées... Le régime de Pékin n'avait désormais plus à demander « l'autorisation » aux autorités américaines pour avoir accès aux données personnelles des comptes utilisateurs chinois. Le même cas de figure semble ici se profiler à nouveau. En effet, en août 2018, le site The Intercept avait mis au jour qu’une petite équipe de Google travaillait depuis le printemps 2017 sur une version alternative de son moteur de recherche mondialement connu. En d’autres termes, une version spécifique de « Google Search », mais conforme cette fois aux règles de censure exigées par le régime chinois. Google avait officiellement retiré son moteur de recherche de Chine en 2010. Mais des documents internes obtenus et révélés par The Intercept  en août dernier, ont fait état de nouveaux travaux sur une version sensiblement modifiée du moteur de recherche emblématique de la firme, mais qui serait conforme cette fois aux critères de censure promulguées par le régime de Pékin.

Ainsi, certains termes proscrits y seront exclus des résultats de recherche (des mots-clés comme « protestations étudiantes », « droits humains », ou encore « Prix Nobel » y seraient bannis), et des contenus spécifiques purement et simplement interdits ou bloqués en accès... Via « The Intercept », nous apprenons aussi que ce moteur de recherche - s’il était mis à disposition - ne serait pas seulement un puissant outil de censure, mais il serait également conçu pour « aider » le gouvernement chinois à surveiller ses concitoyens à l’échelle individuelle. Ce qui viendrait indéniablement entacher la réputation de Google qui se plierait dans ce cas aux exigences liberticides bien connues du gouvernement de Pékin. Comme pour le cas mettant en cause Apple précédemment évoqué, on comprend immédiatement le fondement de cet arbitrage « business » du géant américain de Mountain View, dès lors que l’on considère l’immensité du marché Chinois trusté actuellement par son concurrent local « Baidu », qui compte aujourd’hui un peu plus de 750 millions d’internautes.

Quels sont les risques pris par Google auprès de ses utilisateurs actuels qui pourraient voir d'un mauvais œil ce renforcement de surveillance permis par le géant américain ?

En jouant ostensiblement les « supplétifs » sécuritaires auprès du régime chinois pour surveiller ses propres concitoyens à l’échelle individuelle - et cela par des moyens de surveillance électronique ouvertement inquisiteurs et liberticides - la direction de Google prendrait le risque immédiat de contrevenir aux valeurs occidentales démocratiques et de sauvegarde des libertés individuelles. Des demandes de comptes et des pressions d’élus américains très remontés contre la firme ont d’ores et déjà vu le jour aux Etats-Unis, dès lors que l’on réalise que tout Chinois qui utilisera les ressources documentaires offertes par le moteur « Dragonfly », verra immanquablement son numéro de téléphone personnel fonctionnant sous Android immédiatement mouchardé, et associé à ses recherches web spécifiques... Sa vie personnelle sera donc exposée à la vindicte autoritaire du gouvernement. Si un citoyen tente d’effectuer une recherche sur un sujet « proscrit » par les autorités de Pékin, le gouvernement sera immédiatement informé de son identité et de son numéro de téléphone personnel. Il sera alors possible pour les autorités de le tracer et de le mettre sur écoute à volonté… À des fins liberticides évidentes pour qui connait les réalités « locales ». L’affaire est grave… Est-il nécessaire de rappeler que ce système encore actuellement dans les cartons de la multinationale serait prioritairement destiné aux smartphones et tablettes fonctionnant sous Android, le système d’exploitation mobile justement déployé par Google...

Très attachée à la culture du secret en interne, les fuites depuis quelques mois, sont le signe d’un malaise grandissant et palpable selon les spécialistes du secteur, dans les rangs de l’entreprise américaine. Et cette série d’indiscrétions notables sur des sujets éminemment stratégiques et politiques pour l’entreprise, place immanquablement Google dans une situation particulièrement délicate de facto. Gardons aussi à l’esprit que Google a participé d’un programme connu sous l’acronyme de « Enduring Security Framework », qui impliquait un partage d’information entre les entreprises « Tech » de la Silicon Valley, et les agences affiliées au Pentagone, à l’image de la NSA. N’oublions pas également que Google est un membre clef de la « Defense Industrial Base » définie par le Homeland Security (le département de la sécurité intérieure américaine) comme : « le complexe industriel d’ampleur mondiale qui permet la recherche et le développement, la conception, la production, la livraison et l’entretien de systèmes et de sous-systèmes et pièces militaires, et de répondre aux besoins militaires des Etats-Unis ». Si Google devait devenir l’avenir d’internet, « le monde devrait sérieusement s’en inquiéter » avait prophétisé Julian Assange dans son dernier livre « Google contre Wikileaks »... Certains seraient aujourd’hui bien tentés de le croire, au regard des derniers évènements en date.  

Dans quelle mesure une telle situation, qui ressemble à un jeu de dupes, peut démontrer les difficultés existantes à une forme de régulation de la surveillance opérée par les géants de la Tech sur les utilisateurs ?

Même si le moteur de recherche incriminé « Dragonfly » de Google n’est encore qu’un prototype à l’heure où nous rédigeons ces lignes, ce projet a d’ores et déjà suscité la fronde en interne d’un très grand nombre d’employés de la firme américaine. On en dénombre plus prosaïquement cinq selon « The Intercept » et sept selon le site d’informations en ligne « BuzzFeed ». Il a même été récemment rapporté que le scientifique senior en intelligence artificielle (IA) Jack Poulson, avait personnellement choisi de démissionner de ses fonctions au sein de la multinationale américaine, afin de protester contre l’idée même projetée par Google dans cette affaire. Ainsi, s’il est apparu lucratif dans un premier temps pour Google d’assurer sa présence « business » en Chine en faisant fi des valeurs défendues par le camp occidental, l’impact particulièrement négatif sur son image et sa réputation à l’échelle mondiale pourrait bien en contrebalancer très rapidement les bénéfices attendus. L’onde de choc est d’ores et déjà immense auprès des initiés et pourrait s’amplifier de manière exponentielle à travers le monde telle une trainée de poudre. La presse américaine rapporte qu’un groupe de seize députés démocrates et républicains, a adressé jeudi 13 septembre 2018 une lettre à Sundar Pichai, PDG du groupe. Celle-ci évoquait de très sérieuses inquiétudes de la part des parlementaires : « Nous avons pour responsabilité de nous assurer que les entreprises américaines ne perpétuent pas de violations des droits humains à l’étranger », ont-ils écrit, avant de demander plus de détails à l’entreprise sur le projet « Dragonfly ». Google n’a pas souhaité pour l’heure réagir, et d’’une manière très générale, la multinationale de Mountain View se montre plutôt mutique depuis les révélations en série sur son projet « Dragonfly », dont elle n’a d’ailleurs pas nié l’existence à ce jour. 

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