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Chemnitz : cette crise politique allemande qui refait surgir les fantômes de la réunification
©John MACDOUGALL / AFP

Tensions à l'horizon ?

L'Allemagne traverse une phase de mutation politique. Les récents incidents à Chemnitz, la chute de la CDU dans les sondages ou la création d'un parti de gauche anti-immigration suscitent de nombreuses inquiétudes en Europe.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Suite aux élections générales de 2017, et les difficultés rencontrées par Angela Merkel pour construire et stabiliser sa majorité, les perturbations politiques continuent d'enfler dans le pays. Alors que la CDU continue son érosion dans les sondages, que les prochaines élections en Bavière se présentent mal pour la CSU, que les troubles de Chemnitz prennent de l'ampleur, et qu'un nouveau parti de gauche anti-immigration vient de naître dans le pays, comment évaluer la réalité du contexte politique allemand actuel ?

Edouard Husson :  La première puissance économique du continent, le pays dont on attend qu’il exerce un leadership en Europe est entré dans une crise politique profonde. Aristote fait de la prudence l’une des qualités suprêmes du responsable politique. Angela Merkel l’avait oublié lorsqu’elle a préféré la décision “religieuse” d’une ouverture complète des frontières au lieu de jouer, politiquement, sur les multiples touches d’un clavier qui aurait inclu accueil dans des proportions réalistes, concertation européenne, renforcement de Frontex, contrôle des ONG, lutte contre les mafias de passeurs. Nous avons la tête pleine de clichés sur une Allemagne pays de l’ordre et de la compétence professionnelle; mais nos voisins sont des humains, ni plus ni moins faillibles que nous. Et en l’occurrence Angela Merkel a failli, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais il faut insister sur la vertu de prudence: la réunification allemande, menée par un prédécesseur d’Angela Merkel selon un taux de change monétaire absurde (la productivité est-allemande était 25% de celle de l’Ouest et on a échangé mark occidental et mark oriental à parité) a laissé des traces profondes. Presque trois décennies après la réunification, le corps social est-allemand n’est pas complètement remis de la dévastation de son économie par une monnaie trop chère. On peut déplorer mais on ne doit pas s’étonner de ce que l’Allemagne de l’Est, alors même qu’elle accueille peu de réfugiés, soit politiquement beaucoup plus sensible à la question de l’immigration. A l’Ouest, il y a pour l’instant moins d’angoisse – une fidélité affichée à l’idéal des Lumières et donc une forte retenue de la société alors même qu’il y a eu des meurtres comme à Chemnitz ; et des viols. Cependant cela n’empêche pas l’axe structurant de la RFA depuis 1949, composé des chrétiens-démocrates et des sociaux-démocrates, de devenir minoritaire - alors qu’il rassemblaient encore 70% des voix ensemble il y a dix ans. Le manque de professionnalisme du gouvernement dans la gestion de la crise des réfugiés, le manque de moyens de la police, la surcharge de l’administration qui n’était pas équipée pour traiter autant de dossiers de demandes d’asiles, l’endettement des collectivités locales qui ont fourni un effort inouï d’accueil, de formation et d’insertion, tout cela se conjugue pour plonger le pays dans une inexorable crise politique. Les sondages sur les intentions de vote au plan national donnent désormais la CDU à moins de 30% et l’AfD comme deuxième force politique du pays, à 17%, devant le SPD. C’est une aggravation du résultat des dernières élections au Bundestag. Le séisme politique ne s’est pas arrêté le 24 septembre 2017. Il va y avoir encore des secousses, dont l’intensité sera même plus forte.

Que cela soit l'AfD ou la naissance du parti " créée par la figure de la gauche allemande, Sahra Wagenknecht, membre de Die Linke (parti puisant ses racines dans l'ancien parti  de RDA, le SED - Sozialistische Einheitspartei Deutschlands - ), le clivage est-ouest paraît refaire surface. Comment interpréter cette situation ? 

Tout d’abord, il est nécessaire de rappeler que la RDA a été le théâtre de la seule révolution allemande démocratique de l’histoire. En 1918, le SPD, qui avait la clé de la révolution, avait préféré passer alliance avec un commandement militaire qui refusait la défaite et les corps francs, contre la gauche pacifiste et socialiste – cela a tué dans l’œuf l’émergence d’un grand parti de gauche démocratique, frayé la voie au parti communiste et empêché, symétriquement, le Zentrum, parti catholique, de peser sur sur l’évolution de la droite allemande. En 1949, la RFA et la RDA sont des régimes mis en place par les puissances occupantes même si celui de l’Ouest se développe ensuite de manière démocratique. C’est le courage civique de dizaines de milliers d’Allemands de l’Est qui a abattu les murailles de Pankow à la fin des années 1980. Malheureusement, ce Gribouille de l’économie qu’était Helmut Kohl a rendu durable, par sa réunification monétaire ratée, l’installation des Allemands de l’Est les plus dynamiques et les plus jeunes à l’Ouest du pays. Sont restés à l’Est les plus âgés, les plus compromis avec le régime communiste et les moins qualifiés.  L’ancien parti communiste s’est rapidement réinstallé dans les suffrages (le PDS); le militantisme néo-nazi, qui s’était installé à la faveur de la sclérose du régime de RDA, a prospéré; le taux de chômage a toujours été, en moyenne, deux fois celui de la partie occidentale. Je ne veux pas noircir le tableau outre mesure: la forte implantation du PDS est allée de paire avec un discours économique, social et diplomatique réaliste, qui n’avait plus grand-chose de communiste. Ce discours a rencontré ensuite, grâce à l’intelligence conjuguée d’Oskar Lafontaine, à l’Ouest, et de Gregor Gysi, à l’Est, l’aspiration de la gauche du SPD (surtout ouest-allemand) à combattre les excès de la mondialisation. C’est la fondation de Die Linke, « La Gauche », qui est entrée dans les gouvernements de certains Länder à l’Est. Aujourd’hui, Oskar Lafontaine se fait discret mais on sait qu’il soutient l’initiative de son épouse, Sahra Wagenknecht, venue du PDS, de rassembler la gauche au sein d’un mouvement, “Aufstehen” (Levez-vous!), qui critique une politique immodérée d’immigration au nom de la défense des salaires des ouvriers et des moins qualifiés. L’initiative de Sahra Wagenknecht, qui réclame déjà 100 000 sympathisants, est un petit tremblement de terre dans la gauche européenne – au même titre que le plaidoyer récent pour une politique industrielle nationale de Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne.
Vu l’implantation dans les nouveaux Länder, d’autre part, de l’AfD (Alternative pour l’Allemagne), le mouvement conservateur hostile à la politique de quantitative easing de Mario Draghi, à la politique d’immigration de Madame Merkel et à la politique anti-russe des Etats-Unis, la RDA est le laboratoire d’un retour du débat entre droite et gauche, sans lequel il n’y a pas de démocratie. L’AfD a été la première à dénoncer le slogan merkelien selon lequel « il n’y a pas d’alternative ». A présent les fondateurs d’Aufstehen , issus du SPD et du parti des Verts aussi bien que de Die Linke, expliquent qu’il faut donc une force de gauche alternative en face de l’AfD. C’est bon pour la démocratie. 

Comment anticiper la suite de la mutation politique dont le pays est actuellement le témoin ? Faut-il voir dans l'ensemble de ces éléments un potentiel bouleversement futur ? Comment en mesurer les conséquences ? 

Le 14 octobre prochain, la Bavière vote pour renouveler sa Diète régionale. Les sondages anticipent sur une nouvelle secousse tellurique: les chrétiens-sociaux (CSU), alliés d’Angela Merkel, pourraient tomber à 36% des suffrages. Les Verts seraient le deuxième parti, un peu au-dessous de 20%, l’AfD le troisième, autour de 16% et le SPD tomberait en-dessous de 15%! Il y a une dizaine d’années encore, la CSU était soit juste au-dessus soit juste en-dessous de la barre des 50%! Mais Horst Seehofer et Markus Söder, les deux hommes forts de la CSU, ont disqualifié leur parti aux yeux d’une partie de leurs électeurs en n’étant pas capables d’aller au-delà de l’attitude “Angela, retiens-nous ou nous faisons un malheur!” quand ils ont critiqué la politique d’immigration de la Chancelière. Ils ont laissé partir 15 à 18% de leurs électeurs vers l’AfD. Il faudra bien regarder le résultat de la CSU car la CDU est en général 8 à 10 points en-dessous dans le reste du pays. Cela donnera une idée de ce qui reste à Angela Merkel comme soutien dans l’opinion. 
En Saxe, où se trouve Chemnitz, les sondages donnent une poussée de l’AfD, qui est à 25%, juste derrière la CDU, elle aussi en-dessous de 30% des suffrages. Il y a encore un an avant le renouvellement de la Diète régionale de Saxe, en septembre 2019, mais il n’y a pas de raison que la tendance s’inverse, au contraire: le Ministre-Président du Land, Michael Kretschmer, est complètement dépassé par les événements. Tout comme le gouvernement fédéral, d’ailleurs. Il est bien vrai que l’AfD n’est pas assez regardante quant à savoir qui la soutient. La marche pour honorer le jeune Allemand de l’Est, connu comme Daniel H,  tué il y a une dizaine de jours par deux migrants à Chemnitz, a mélangé des citoyens ordinaires, des militants ou sympathisants de l’AfD et des néo-nazis. Mais, précisément, devant un tel mélange, la prudence politique, au sens d’Aristote, incite à faire baisser la pression; or les autorités fédérales et régionales n’ont pas interdit - ils ont même encouragé -  la tenue d’un rassemblement de militants d’extrême-gauche, dont certains n’ont rien à envier aux néo-nazis par leur goût de la violence et leur mépris de l’état de droit. Il est inouï et proprement scandaleux que l’Etat démocratique démissionne à ce point de ses responsabilités ! Imaginez qu’Emmanuel Macron laisse organiser un rassemblement de militants anarchistes, de zadistes et de black blocks pour aller contrer des néo-nazis ! Que dirait-on ? Qu’il s’agit, sinon d’une incitation à la guerre civile, du moins d’une attitude totalement irresponsable.
Je comprends bien qu’Angela Merkel reste une femme politique rusée, qui veut se rendre à Chemnitz, et qui n’a pas pu le faire depuis dix jours de peur d’être abondamment conspuée. En laissant son gouvernement et le Président de la République Fédérale encourager un rassemblement national d’extrême-gauche à Chemnitz, la Chancelière espère faire disparaître momentanément le débat sur l’intégration des réfugiés au profit d’une mobilisation contre les néo-nazis. Mais c’est digne de Friedrich Ebert, le leader du SPD en 1918, qui s’appuyait sur les corps francs, première incarnation du fascisme allemand, pour aller briser le parti communiste ! On sait comment la République de Weimar a fini. Cela ne fait que confirmer que la Chancelière accomplit actuellement “le mandat de trop”. On ne traite pas ainsi les électeurs. On ne bafoue pas à ce point l’état de droit. Heureusement, à la différence des années 1920, l’Allemagne est une démocratie solide, que Madame Merkel et la Grande Coalition empêchent simplement de s’exprimer, dans un débat clair entre une droite et une gauche démocratiques. Il est temps qu’une démocratie chrétienne et une gauche social-démocrate renouvelées se mettent à débattre du contrôle aux frontières et de l’intégration des réfugiés, de l’accélération du traitement des demandes d’asile, de la mise en oeuvre effective des rapatriements pour les candidats à l’asile politique qui sont déboutés, de l’investissement dans l’éducation, l’administration, les forces de sécurité, des moyens de faire baisser les tensions qui se développement entre musulmans arabophones et turcophones, de la politique européenne et méditerranéenne etc.... Cependant, la crise politique allemande tient, précisément, à ce que les partis allemands n’arrivent pas à s’emparer de ces sujets pour les traiter.  
C’est pourquoi il faut se réjouir de la création d’Aufstehen par Sahra Wagenknecht. La gauche qu’elle rassemble aura à coeur de mobiliser les abstentionnistes et de reprendre  une partie de l’électorat ouvrier à l’AfD. Du coup, cette dernière évoluera, deviendra plus conservatrice et moins populiste, pour ne pas perdre d’électeurs ou pour s’entendre avec la CDU d’après Merkel. Le débat démocratique reprend enfin en Allemagne. Mais la sortie de crise sera longue et douloureuse. Il faut que les partenaires européens de l’Allemagne au sein de la zone euro et de l’UE s’attendent à un relatif désengagement d’une République Fédérale absorbée, de plus en plus, par ses débats  intérieurs. 

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