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« Yes Prime Minister !  »
©YASUYOSHI CHIBA / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraëli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXe siècle.

Disraeli Scanner

Disraeli Scanner

Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Londres, 

Le 2 septembre 2018

Mon cher ami, 

Theresa May digne émule de Sir Humphrey Appleby

Vous connaissez sans aucun doute l’extraordinaire série télévisée « Yes Minister », dans laquelle le Ministre Jim Hacker est constamment contrecarré par son « Secrétaire Permanent », le directeur du Ministère, Humphrey Appleby. La série fut diffusée en Grande-Bretagne au début des années 1980. Elle eut un tel succès que ses auteurs imaginèrent une suite: Hacker est devenu Premier ministre et Appleby le suit au 10 Downing Street. 

La trame de chaque épisode est constante: le Ministre a une idée nouvelle; il veut faire passer une réforme; et, sans le contredire frontalement, Appleby s’arrange toujours pour faire triompher le statu quo

En rencontrant Theresa May, cette semaine, que je n’avais pas eu l’occasion de voir en tête-à-tête depuis qu’elle est devenue Premier ministre, j’avais ce sentiment curieux que le peuple britannique est dans la situation de Hacker; et qu’elle-même est l’émule d’Appleby devenu Secrétaire du Gouvernement. Fondamentalement, Theresa May ne se comporte pas comme un Premier ministre mais comme la première des hauts fonctionnaires du gouvernement britannique, désireuse de préserver le statu quo des relations entre la Grande-Bretagne et l’Union Européenne et de faire échec, par les moyens les plus détournés à la volonté populaire. Si vous doutiez de ce qu’elle pense vraiment des relations entre mon pays et l’UE, je vous renvoie à la conférence qu’elle avait donnée devant des cadres de Goldman Sachs, un mois avant le référendum Leave/Remain de juin 2016 Elle y avait expliqué qu’elle souhaitait que la Grande-Bretagne puisse rester dans la marché unique ; elle n’était pas préoccupée seulement par la fin de l’accès au Marché Unique ou par le déménagement de banques et d’entreprises vers le continentmais elle déclarait aussi, par exemple, comme secrétaire au Home Office, qu’elle redoutait de ne plus pouvoir profiter de la coopération entre les polices européennes pour la sécurité du Royaume-Uni. 

Au fond qu’est-ce que le plan de Chequers, présenté par elle au gouvernement avant l’été, sinon une manière de revenir à ce qu’elle pense depuis le départ et ce qu’elle sait faire, en essayantde court-circuiter le peuple britannique: les votes populaires passent mais les intérêts de la haute administration britannique et de l’establishment sont immuables. 

Dans l’avion pour Lagos

Si je le souhaitais, je pourrais voir le Premier ministre fréquemment. Ce ne sont pas les invitations qui ont fait défaut. Mais je ne veux pas être une caution. Elle aime à se présenter comme uneOne Nation Conservative et je porte le nom de Benjamin Disraëli. Mais, au-delà des discours, je cherche en vain chez elle les actions concrètes au service de cette seconde nation, ballottée dans la mondialisation, qu’il s’agit de réintégrer dans la première. A mes yeux, Theresa May est, fondamentalement, un lointain successeur de Sir Walter Peel, qui défendit, contre Benjamin l’Ancien, le libre-échange, au risque de casser le Parti - et qui réussit, par son obstination à faire la politique des libéraux, à l’éloigner du pouvoir pour de longues années. Theresa sait que j’étais un membre officieux du cabinet de David Davis; elle sait aussi combien je désapprouve le plan de Chequers. 

Pourquoi ce rendez-vous, alors? Tout d’abord, je ne pouvais pas refuser cette occasion qui m’était donnée d’accompagner le Premier ministre dans son périple africain. Ensuite, je sais comme elle le poids du nom que je porte; et je ne veux laisser passer aucune chance de préserver l’unité du Parti. 

J’ai déjà eu l’occasion de vous le raconter: je faisais partie de ceux qui recommandaient à l’entourage du Premier ministre de dissoudre le Parlement aussitôt après son arrivée à Downing Street en juillet 2016. Elle aurait ainsi disposé d’une majorité forte et pu entreprendre le Brexit dans de bonnes conditions. Mais Theresa n’a pas un tempérament politique. Non seulement elle n’a pas fait la dissolution au bon moment mais regardez comme elle a traîné sur le sujet des négociations du Brexit. Tout aurait dû être fini à l’automne 2017. Je ne pense pas que notre Premier ministre soit assez machiavélique pour avoir fait traîner consciemment les négociations jusqu’au moment où il lui apparaîtrait possible de pouvoir faire passer son plan de Fake Brexit . Non, c'est simplement qu'à chaque étape, elle a réagi comme Sir Humphrey Appleby. Il fallait s'accommoder des humeurs des politiques - tous ces ministres qui avaient fait campagne pour leLeave; et, en fait, le peuple britannique. Et, au fond, tâcher de veiller à la préservation des intérêts immuables de la haute administration, de la Banque d'Angleterre (où elle a commencé sa carrière) etc.... Theresa May n'a pas mis en question la méthode de négociation de l'Union Européenne - dont les gouvernements nationaux se sont prudemment cachés derrière la Commission - parce qu'au fond elle la comprend et la partage. Ce qu'elle n'aime pas, parce qu’elle ne les comprend pas,ce sont les tempéraments politiques. 

Je n'attendais donc pas grand chose de l'entretien que le Premier ministre m'a accordé dans l'avion entre l'Afrique du Sud et le Nigéria. 

Le double langage de l'Union Européenne et du gouvernement britannique

Comme vous vous en doutez, la conversation fut agréable. Theresa était détendue; son voyage en Afrique se passait bien. Au fond, elle voulait me convaincre de ce qu'elle était fidèle à son engagement de défendre le Brexit en proposant le plan de Chequers. Elle connaissait mon scepticisme; donc son objectif était de me faire passer le message selon lequel elle n'avait pas l'intention de céder la place à qui que ce soit. Sur ce point, je pouvais abonder dans son sens: l'intérêt du Parti et du pays n'est pas de changer de chef du gouvernement en pleine bataille. Mais alors, lui ai-je demandé sans précaution inutile, pourquoi ne pas utiliser toutes les cartes que possède la Grande-Bretagne, et elles sont nombreuses? L'Union Européenne est profondément divisée sur beaucoup de sujets, à commencer par l'immigration; l'euro est menacée par une possible crise de la dette italienne; la croissance européenne est inférieure à celle du Royaume-Uni; last but not least, il est assez facile pour nous de profiter de la division entre les membres de l'UE qui veulent réduire le budget de l'Union conformément à la perte de la contribution britannique et ceux qui se demandent comment on va faire pour maintenir le budget à son montant actuel - sans parler d'Emmanuel Macron qui voudrait l'augmenter. Ne suffit-il pas que nous menacions de ne pas payer les 40 milliards auxquels nous nous sommes – bien imprudemment - engagés pour solder le divorce ?  N’est-ce pas le moyen d’obtenir gain de cause sur beaucoup de sujets essentiels? 

En l'occurrence, j'ai reçu, cette semaine, quelques alliés inattendus: Emmanuel Macron a fait savoir qu'il souhaitait véritablement éviter un hard Brexit. Saint-Jean-Bouche-d'Or comme à son habitude, le commissaire Oettinger a avoué que l'Union Européenne ne savait pas bien comment compenser le départ du deuxième plus gros contributeur net de l'Union – ajoutant qu’heureusement la Grande-Bretagne n’avait jamais fait de chantage sur le paiement d’une indemnité de départ. C'est d'ailleurs sans doute cette gaffe d'Oettinger qui a conduit Michel Barnier à souffler le chaud puis le froid: en ayant l'air d'abord, avec Dominic Raab, de rechercher l'accord; puis en déclarant à la Frankfurter Allgemeine Zeitung qu'il n'acceptait pas le côté "à la carte" du plan de Chequers.

En fait, je crois que nous nous ferions des illusions, à Londres, si nous pensions que l'UE met de l'eau dans son vin. Nous avons juste entendu cette semaine qu'il fallait éviter le hard Brexit; c'est-à-dire tout faire pour amener la Grande-Bretagne à se plier à un accord où, au fond, elle capitule. Double langage de l'Union Européenne qui, malheureusement, trouve son pendant dans la désastreuse communication du gouvernement britannique sur ce même hard Brexit, dont à la fois on nous affirme qu'il est inévitable s'il n'y a pas d'accord sur le plan de Chequers; mais en même temps qu'il serait terrible, accompagné de catastrophes - toutes plus grotesques les unes que les autres; on veut nous expliquer que la Grande-Bretagne se couperait du monde au point de ne plus pouvoir s'approvisionner alimentairement; de connaître un recul spectaculaire de sa croissance etc.... Nous sommes sortis de la forteresse, nous nous réhabituons – comme durant ce voyage en Afrique – à regarder le vaste monde ; et nous nous laissons impressionner parce que, depuis les remparts, les habitants de la forteresse, surtout ceux qui ont au pied le boulet de l’euro, crient « je suis libre ! je suis libre ! »

A cette dernière remarque de ma part, le Premier ministre a fait une réponse aussi peu politique que possible: "il est préférable, m'a-t-elle dit, de préparer les gens au pire et d'avoir une bonne surprise". Cela m'a permis de m'emporter, sans sortir des limites de la bienséance, et avec enthousiasme. Comment le Premier ministre ne voit-elle pas que tous les prophètes de malheur  ont été démentis: la baisse de la livre sterling a profité à nos exportations; jamais le chômage n'a été aussi bas depuis quarante ans; les départs de quelques entreprises sont compensés par l'arrivée d'autres. Pourquoi ne pas imaginer qu'une fois de plus les catastrophistes aient tort et le Brexit soit le début d'un nouvel essor britannique? Comment ne pas rêver, ai-je demandé à Theresa, d’une Grande-Bretagne qui soit à nouveau pionnière par l’invention d’une nouvelle politique conservatrice, la plus ancienne aussi, celle de la nation réunifiée ? Celle qu’elle-même, avant d’être Premier ministre, a toujours annoncé vouloir mettre en œuvre !

Le Premier ministre m'a répondu par une banalité: "Puissiez-vous, Benjamin, avoir raison!" Elle n’a même pas la rhétorique onctueuse de Sir Humphrey !

Au fond, mon cher ami, j'ai pu accompagner un déplacement en Afrique du Premier ministre, dont l'intérêt rend mon entretien avec elle presque superflu, en apparence - je vous en reparlerai. En pratique, pourtant,je ne crois pas avoir perdu mon temps. J'ai pu vérifier ce que les plus lucides me disent depuis un moment. Le 10 Downing street n'a pas changé Theresa; pour le meilleur car elle reste modeste et accessible; et pour le pire car elle ne semble pas avoir pris la mesure de sa fonction. Elle est bien une réincarnation - un peu terne - de Sir Humphrey Appleby. Il ne lui reste plus qu’à regarder cet extraordinaire passage où le secrétaire permanent explique à son Ministre que la seule raison pour notre pays d’entrer dans la Communauté Economique Européenne était de la faire échouer !

A présent que l’Union Européenne est en train d’échouer d’elle-même et que notre peuple a eu la bonne idée d’en sortir, Theresa, dites-moi, pourquoi voudriez-vous le convaincre d’y rester ?

Je vous souhaite une très bonne semaine. 

Bien fidèlement 

Benjamin Disraëli

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