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Ardavan Amir Aslani : “Aujourd'hui, non seulement les Iraniens sont désenchantés, mais ils sont surtout inquiets”
©ATTA KENARE / AFP

Persepolis

L'Iran a tenu bon pendant 3000 ans contre les revers de l'Histoire. Mais aujourd'hui, le colosse plurimillénaire vacille.

Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani

Ardavan Amir-Aslani est avocat et essayiste, spécialiste du Moyen-Orient. Il tient par ailleurs un blog www.amir-aslani.com, et alimente régulièrement son compte Twitter: @a_amir_aslani.

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Atlantico : Vous avez publié De la Perse à l'Iran aux éditions de l'Archipel. Un livre retraçant 2500 ans de civilisation que vous décrivez vous-même comme "une introduction à la culture persane". Mais si vous devez retenir un enseignement de votre livre pour le lecteur, quel devrait-il être au vu du contexte géopolitique actuel ?

Ardavan Amir-Aslani : La capacité à faire face à l'adversité et à se relever des pires catastrophes est sans doute l'une des plus grandes singularités du peuple iranien. Rendez-vous compte : il est l'un des rares à continuer à vivre de façon souveraine au sein des mêmes frontières que ses ancêtres il y a plus de 3000 ans ! Il a subi de multiples invasions sans pour autant perdre son identité, sa culture, ses traditions, que ce soit la fête de Norouz ou le zoroastrisme. Les Iraniens possèdent une vitalité et une remarquable capacité de résistance, c'est ce qui les a toujours protégés de l'anéantissement. L'autre enseignement que l'on peut retenir, et qui découle de ces traits de l'âme iranienne, c'est que l'Iran a toujours su « prendre en son sein son violeur », syncrétiser la culture de ses envahisseurs avec la sienne, en un mot « l'iraniser », pour s'enrichir et perdurer. 

Si l'Iran reste une grande civilisation depuis l'Antiquité, ce n'est pas grâce à ses prouesses militaires, c'est bien par le rayonnement de sa culture universelle. On fête Norouz dans une trentaine de pays à travers le monde, pas seulement en Iran. On lit Rùmi aux Etats-Unis, encore aujourd'hui, on baptise une allée du nom de Firdousi à Paris, en Azerbaïdjan, au Tadjikistan, ou au Kazakhstan, on nomme des universités du nom de savants persans, et on s'approprie ses poètes. Le christianisme et évidemment l'Islam ont beaucoup emprunté à sa sagesse. Enfin, lorsqu'on parle de l'Iran, il faut considérer qu'il existe, au même titre qu'un monde indien, un « monde iranien ». L'Iran n'appartient pas qu'aux seuls Iraniens. Tous ses voisins géographiques immédiats ont fait partie de son empire à un moment ou un autre de son histoire, ils sont liés par une unité culturelle et linguistique. C'est cela, la réelle force de l'Iran, c'est ce qui peut dépasser les conflits et le contexte géopolitique. 

Votre livre est profondément engagé pour une réhabilitation de l'Iran quatre décennies après la révolution islamique. Mais que penser de l'attitude du pays que l'on peut qualifier de plus en plus belliqueuse dans la région ? Peut-on vraiment "oser lui faire confiance pour reprendre vos termes"?

Aujourd'hui comme par le passé, l'Iran exerce toujours une influence au Moyen-Orient. En Irak, en Syrie, et jusqu'au Liban, pays alliés ou inféodés, il est présent directement ou indirectement, c'est indéniable. Mais doit-on systématiquement le qualifier de « belliqueux » ? L'Iran, peuplé à 90% de musulmans chiites, se sent une obligation morale envers les populations chiites de la région lorsque celles-ci sont en danger. Que penser de la politique étrangère de l'Arabie Saoudite qui, obsédée par ce « croissant chiite » qu'elle croit voir partout autour d'elle, s'est engagée depuis 2015 au Yémen dans une guerre ruineuse qui frappe des populations civiles et affame des enfants ? L'Iran, jusqu'à preuve du contraire, n'a pas créé les conditions d'une famine chez ses voisins. 

Lors des négociations sur le maintien de l'accord de Vienne sur le nucléaire, les Occidentaux réclamaient trois choses aux Iraniens : qu'ils retirent leurs forces militaires de l'ensemble des pays du Moyen-Orient où ils exercent une influence, qu'ils mettent leur programme de missiles balistiques sous contrôle international, enfin qu'ils acceptent de ne plus enrichir d'uranium. Ce sont des conditions difficiles à admettre pour l'Iran. Dans le premier cas, s'il peut retirer ses troupes d'Irak et de Syrie, il ne peut pas limiter son influence politique sur des mouvements chiites pro-iraniens comme le parti Fateh en Irak, qui s'apparente au Hezbollah libanais. Le programme de missiles balistiques, d'un point de vue iranien, reste indispensable à sa sécurité, surtout depuis les attaques terroristes de Téhéran en novembre 2017. Enfin, si l'Iran était interdit à jamais d'enrichir de l'uranium, comme le souhaitent in fine les Américains, il serait bien le seul pays au monde à voir sa souveraineté nationale bafouée à ce point. Faire de nouveau de l'Iran le seul et unique ennemi, nier les aspirations de sa population à la liberté et son potentiel d'ouverture, est particulièrement réducteur. Le contexte géopolitique du Moyen-Orient est plus complexe que cela. 

Ceci étant dit, il faut bien admettre que cette politique étrangère, dont on retient essentiellement les démonstrations militaires, dessert le pays. Elle a justifié le retrait américain de l'accord sur le nucléaire et aggravé la crise économique qui le frappe. Les Iraniens tiennent ainsi le régime pour responsable de la situation. L'Iran n'a donc guère que deux solutions pour « redorer son image », que ce soit sur la scène internationale ou domestique : recentrer davantage son influence sur la sphère politique, ou délaisser toute influence extérieure pour résoudre en priorité sa propre crise interne. 

Vous décrivez une jeunesse que l'on sait bouillonnante et avide de changements dans un pays qui se modernise lentement mais sûrement. La fin de votre livre décrit le rétablissement des sanctions contre le pays comme "la pire des nouvelles" qui pourrait se produire. Plusieurs mois après le rétablissement des sanctions, comment envisagez vous aujourd'hui l'avenir du pays? Etes vous toujours aussi optimiste ? 

Le rétablissement des sanctions fut effectivement une terrible nouvelle pour les Iraniens. Ils ont trouvé, à raison, cette décision injuste. L'Iran respectait ses propres engagements dans le cadre de l'accord de Vienne, attitude confirmée d'ailleurs par l'AIEA dans onze rapports successifs. Il a détruit le réacteur à eau lourde d'Arak, 1400 centrifugeuses dont celles de Natanz et de Fordow, transféré son uranium enrichi à la Russie, ce qui lui a fait perdre près de 100 milliards de dollars investis dans le secteur nucléaire. En juillet 2015, le cabinet de conseil international McKinsey prévoyait 1000 milliards de dollars d'investissements en Iran sur 20 ans. 

Pourtant l'accord n'a jamais tenu ses promesses. Les Etats-Unis, bien que signataires, ont refusé de lever leurs sanctions concernant le non-respect des droits de l'homme en Iran, les banques ont refusé de se porter garantes des investissements étrangers, et en trois ans, le pays n'a reçu que 5 milliards sur les 200 milliards espérés pour la même période. 

Aujourd'hui, non seulement les Iraniens sont désenchantés, mais ils sont surtout inquiets. Certains envisagent de quitter le pays, tant ils craignent l'avenir sur les dix prochaines années. Les sanctions, ajoutées à une sécheresse qui frappe le pays depuis 5 ans, à la dévaluation de la monnaie, au départ de grandes entreprises étrangères comme Total, PSA, Vinci, qui comptaient investir massivement dans l'économie du pays, enfin à partir du 4 novembre, à la transposition des sanctions américaines sur l’énergie, concourent à créer en Iran un climat délétère. 

L'avenir du pays se trouve clairement entre les mains du peuple, qui est épuisé moralement et aspire à faire des affaires, investir, entreprendre, créer. En un mot, vivre. Mais les Iraniens n'accepteront pas que la « solution » vienne de l'extérieur. Ils sont les seuls maîtres de leur destin. Si changement il doit y avoir, c'est d'eux qu'il viendra. 

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