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A propos du prochain livre de Francis Fukuyama
©BORIS HORVAT / AFP

Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXe siècle.

Disraeli Scanner

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Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Cento, 

Le 19 août 2018, 

Mon cher ami, 

Ce qui fonde l’Occident, c’est la culture

Vous savez peut-être que les ancêtres de la famille Disraëli ont vécu à Cento, près de Ferrare. Benjamin l’Ancien se voyait plutôt descendre de Juifs de Venise ou d’une grande famille séfarade de la péninsule ibérique. Je ne sache pas qu’il se soit intéressé à cette petite ville d’Emilie-Romagne, qui compte aujourd’hui 30 000 habitants, et qui est célèbre par son carnaval.  C’est aussi la ville du Guerchin: le peintre y a passé une partie de sa carrière d’artiste, même si ses séjours à Bologne et à Rome sont plus connus. Partout où je peux, je tâche de repérer ses oeuvres. Connaissez-vous cette extraordinaire Visitation  qui se trouve au Musée de Rouen? A la conversation de Marie et Elisabeth, sa cousine, répond, en arrière-plan, celle de Joseph et du prêtre Zacharie; et je ne connais pas de plus extraordinaire représentation picturale du mystère de l’Incarnation: si vous avez l’occasion de contempler ce tableau, regardez comment les deux conversations expriment un équilibre parfait entre le Ciel et la Terre, l’union concrète entre le Dieu créateur et le sommet de sa création, l’humanité. Joseph, en arrière-plan, la Vierge, au centre du tableau, sont emplis des choses célestes; mais leurs deux interlocuteurs les ramènent à la réalité d’ici-bas; la main de Zacharie montre le sol; tandis qu’Elisabeth tient la main de sa cousine, attirant sa bénédiction sur l’enfant  qu’elle porte en elle. L’Evangile de Luc nous rapporte les propos des deux femmes, Elisabeth, enceinte du plus grand des prophètes, Jean-Baptiste, chantant la Vierge, elle aussi enceinte, du Messie, et les deux femmes proclamant la gloire de Dieu; Le Guerchin, lui, a choisi de représenter l’arrivée de Marie et Joseph chez Elisabeth et Zacharie, ce moment de silence furtif qui suit les retrouvailles et qui précède le cri de victoire du Magnificat
L’Italie est peut-être le peuple de plus grande culture que l’Europe ait abrité parce qu’un  peintre qui n’est pas de tout premier plan, comme Le Guerchin, et qui, homme du XVIIè siècle, appartient à une floraison tardive de la peinture péninsulaire, est capable de produire une oeuvre d’une telle densité. Elle est là, l’Europe: dans ces réalités que nous avons oubliées, de la culture et de la civilisation. Ce sont deux mots que nous n’utilisons plus parce que nous avons renié ce que nous sommes. Les générations d’après 1945 ont bêlé leur rejet du totalitarisme mais elles n’ont pas pris garde qu’elles dévalaient la même pente que les fascistes ou les communistes, la haine de la transmission entre les générations, de la distillation d’une appartenance commune toujours plus raffinée à un patrimoine qui permet à l’individu de se réaliser. Au fond, le plus grand crime de la génération de 1968, c’est d’avoir continué, après les nihilistes de tout genre du premier XXè siècle, de répondre par la négative à la question dostoïevskienne de savoir si “Shakespeare est supérieur à une paire de bottes”. 
Nous sommes conservateurs parce que nous pensons que l’humanité, comme le bon vin, peut se bonifier avec le temps; à condition d’être cultivée (l’individu); d’être civilisée (le collectif). Comme le dit extraordinairement Stéphane Trofimovitch dans Les Possédés: “L’humanité peut se passer le cas échéant des Anglais, elle peut se passer des Allemands, elle ne peut que trop bien se passer des Russes, et du pain de la science, mais seule la beauté lui est indispensable, car sans elle il n’y aurait plus rien à faire sur la terre!”. On a souvent dénoncé, à juste titre, le mensonge totalitaire; mais Mussolini ou Staline n’ont pas seulement essayé de détruire la vérité; ils se sont attaqués à la beauté et, ce faisant, ils ont tenté d’extirper l’amour de la vie chez leurs contemporains. Quand vous voulez réduire en esclavage, la laideur est encore plus efficace que le mensonge et la violence. Ici à Cento, comme dans toutes ces merveilleuses petites villes italiennes que je parcours depuis dix jours, je me dis que c’est la beauté et la culture, aussi malmenées soient-elles, qui sauveront l’Italie de la tentation totalitaire d’aujourd’hui, celle des nihilistes bruxellois. 

Quand Fukuyama ne sait pas comment se dépétrer de l’obsession de l’identité

Je viens de lire, comme vous sans doute, les extraits du prochain livre de Francis Fukuyama, Identity: The Demand for Dignity and the Politics of Resentment, que propose Foreign Affairs. Je ne sais pas si c’est l’influence des cours d’Allan Bloom ou, plus généralement, l’atmosphère que continuent à sécréter, malgré la political correctness, les grandes universités américaines, mais il y a toujours quelque chose à tirer d’un livre de Fukuyama. L’homme a trop de classe pour se laisser aller aux clichés anti-Trump qui caractérisent une grande part du monde universitaire et intellectuel américain. Non, c’est un fait: la politique de l’identité, nous explique-t-il, est désormais partout. C’est d’ailleurs, selon lui, la gauche qui l’a inventée: renonçant à lutter pour l’égalité, elle s’est réfugiée dans des revendications individuelles ou de groupe; elle a fait passer au premier plan les revendications de communautés qui, à tort ou à raison, se considèrent comme des “victimes”. Et l’on sent la déception de celui qui avait appelé à voter pour Obama. Que reste-t-il des huit ans du mandat de Barack Obama? Francis Fukuyama reproche à la gauche de ne pas savoir gagner les élections autrement, désormais, qu’en aditionnant les revendications de communautés revendicatives - ce qu’il appelle la politique du ressentiment. 
Fukuyama propose une analyse intéressante: Trump correspond au moment où un groupe jusque-là sans discours politique, sans champion approprié, le groupe des laissés-pour-compte de la mondialisation dans les classes moyennes et ouvrières blanches, ont pu adhérer à un discours de l’identité, de la revendication victimaire. Fukuyama sera critiqué parce qu’au fond il dit qu’il n’y a pas de différence entre la défense des droits LGBT, “MeToo”, Black Live Matters et le fait de voter pour Trump. Dans les trois cas, on oppose un discours de l’identité au sentiment d’une dignité blessée, d’un déni d’égalité. Pour ceux qui le liront attentivement, Fukuyama suggère que le groupe identitaires des électeurs de Trump étant le plus nombreux de tous les groupes identitiaires qui s’affrontent, il pourrait bien bloquer le jeu politique à son profit et Trump être réélu en 2020. Le professeur de Princeton propose à cette force du centre qu’il appelle depuis des années  “les wilsoniens réalistes” - il pourrait dire les “rooseveltiens” - de sortir de la logique de l’identité; de comprendre que la revendication identitaire provient de ce que les politiques s’adressent trop à la raison (économique) ou flattent inconsidéremént les désirs (panem et circenses) mais oublient ce que Platon appelait la “troisième faculté de l’âme”, le sens de l’honneur, l’exigence de dignité. A partir de là, comme toujours chez Fukuyama, l’objectif devient quelque peu imprécis. Il s’agit de redécouvrir la nation démocratique pensée et vécue dans des termes qui rappellent le “patriotisme constitutionnel” d’Habermas. 
Francis Fukuyama s’étend sur l’immigration. A la revendication identitaire de la droite, il propose à ce centre politique renouvelé qu’il appelle de ses voeux, d’opposer un sentiment d’adhésion renouvelée à une communauté d’individus égaux en dignité; il suggère un nouveau projet d’assimilation - non pour broyer les identités particulières mais pour permettre à toutes les monades éprises de dignité qui composent une société occidentale de parler un langage commun. En lisant Fukuyama, je pensais qu’il a écrit un livre qui pourrait être le garde-fou d’Emmanuel Macron: ce dernier n’a que trop tendance à pratiquer la juxtaposition des identités conccurentes en espérant qu’elles voteront toutes pour lui; il y a chez Fukuyama un authentique programme centriste, qui plus est susceptible de parler à toutes les classes de la société, donc aussi à cette France des “déplorables” , cette “France périphérique “à laquelle votre président ne s’est pas intéressé jusqu’ici; le discours de la dignité retrouvée s’adresse à tous. Cependant, l’universitaire américain, comme toujours, reste quelque peu nébuleux sur ce à quoi on adhère. Il n’ose pas, à la différence de son maître Bloom, passer de l’identité à la culture ni ramener un projet de civilisation. Nous n’avons pas le livre entier mais, dans ce que j’ai lu, je trouve qu’il est peu question d’éducation. 
Pour sortir de la stérilité des débats politiques contemporains, des conflits d’identités, il ne suffit pas de proposer une nouvelle assimilation, dans le cadre d’un patriotisme constitutionnel et d’une politique économique plus attentive à l’égalité. Il faudrait savoir à quoi on veut assimiler les individus en quête d’une nouvelle dignité. On assimile une culture, dans le temps, par un long travail sur soi. On adhère à une civilisation, à une communauté de cités libres, régies par la recherche du bien commun et convaincues que l’humanité peut se rapprocher du vrai, du bien et de la beauté. Fukuyama a toujours mal à donner corps à ses idées. 
Mais ne boudons pas notre plaisir, malgré tout. Le débat intellectuel du monde anglophone témoigne actuellement d’une disposition, nouvelle et bienvenue, à penser le monde d’après le néo-libéralisme. Encore un effort, Francis, et vous deviendrez conservateur
Bien fidèlement
Benjamin Disraëli

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