Bon ou mauvais gouvernement 4.0 ? : les leçons à tirer des fresques d'Ambrogio Lorenzetti <!-- --> | Atlantico.fr
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Détail des fresques des Effets du bon et du mauvais gouvernement peintes vers 1337-1339 par Ambrogio Lorenzetti, au Palais public de Sienne
Détail des fresques des Effets du bon et du mauvais gouvernement peintes vers 1337-1339 par Ambrogio Lorenzetti, au Palais public de Sienne
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Disraeli Scanner

Lettre de Londres mise en forme par Edouard Husson. Nous recevons régulièrement des textes rédigés par un certain Benjamin Disraeli, homonyme du grand homme politique britannique du XIXe siècle.

Disraeli Scanner

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Benjamin Disraeli (1804-1881), fondateur du parti conservateur britannique moderne, a été Premier Ministre de Sa Majesté en 1868 puis entre 1874 et 1880.  Aussi avons-nous été quelque peu surpris de recevoir, depuis quelques semaines, des "lettres de Londres" signées par un homonyme du grand homme d'Etat.  L'intérêt des informations et des analyses a néanmoins convaincus  l'historien Edouard Husson de publier les textes reçus au moment où se dessine, en France et dans le monde, un nouveau clivage politique, entre "conservateurs" et "libéraux". Peut être suivi aussi sur @Disraeli1874

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Sienne, 
Le 12 août 2018

Mon cher ami, 

Les fresques du Bon et du Mauvais Gouvernement

J’ai quitté le paradis des Iles Borromée mais non l’Italie. Me voici à Sienne. Je suis allé, hier, méditer devant les fresques du Bon et du Mauvais Gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti. Le tableau du Bon gouvernement et ses effets met en scène le cercle vertueux de la Sagesse, la Concorde, la Justice et la Paix. Nous sommes dans l’italie d’avant Machiavel: la philosophie politique d’Aristote gouverne encore. Le lien vital entre éthique et politique n’a pas été coupé. Ou plutôt, la politique, comme l’économie, étaient vus par la philosophie grecque et médiévale comme des champs d’application de l’éthique. Le tableau du Mauvais Gouvernement met en scène la Tyrannie et son cercle vicieux composés par l’Avarice, l’Orgueil, la Vanité et la Misère. Le tour pendable que Machiavel a joué à ses contemporains est d’appeler le tyran « prince » et de supprimer toute distinction entre le bien et le mal. Et, de même que la mauvaise monnaie chasse la bonne, depuis l’époque du penseur florentin, le mauvais gouvernement a progressivement chassé le bon gouvernement d’à peu près partout. Aujourd’hui, évoquer le bon gouvernement fait sourire; êtes-vous un incurable naïf? Pensez-vous pouvoir faire de la politique sans être un adepte de la ruse et de la violence? De même, toute la pensée économique libérale s’est construite sur l’idée que les vices particuliers pouvaient servir un bien collectif. 
Entre Machiavel et nous, il y a des millions de victimes de la raison d’Etat. Au bout de la logique du Prince, il y a le totalitarisme. La réhabilitation de la tyrannie aura finalement peu profité aux principicules italiens que le philosophe florentin pensait avoir dotés d’un vademecum. Les Etats nationaux se sont développés en suivant la logique du Prince et ils n’ont fait qu’une bopuchée des petits tyrans locaux. L’histoire de l’Occident, depuis la Renaissance est celle d’une croissance terrifiante de l’Etat. Progressivement, tous les pouvoirs locaux, les associations, les organisations professionnelles, les groupes religieux ont été marginalisés, soumis, supprimés même. La modernité politique est l’histoire du dépouillement par l’Etat, toujours croissant, des protections enchevêtrées qui entouraient l’individu. Mon pays l’Angleterre a eu la chance de savoir, au XVIIè siècle, limiter le pouvoir du Prince grâce au pouvoir du Parlement. Mais vous voyez bien comme, au XXè siècle, nous n’avons pas su, nous non plus, résister au pouvoir croissant de la branche exécutive. Le Brexit est bien une tentative d’enrayer la dépossession du pouvoir que le pouvoir exécutif impose à la société, y compris en transférant à des organes supranationaux incontrôlables le soin de décider à notre place. Mais vous voyez comme un gouvernement britannique a du mal à sortir de l’emprise de la tyrannie. 

Le bon gouverrnement 4.0: small is beautiful 

Il est une autre leçon à tirer, en 2018, des fresques d’Ambrogio Lorenzetti. La question du bon et du mauvais gouvernement se joue d’abord au niveau local. Sienne, vers 1300, était une petite ville, qui fonctionnait selon des principes démocratiques. C’est de ce monde italien des petites villes libres qu’est sortie la vision grandiose de Dante. Pour le poète italien, le beau, le bon et le vrai formaient une triade intacte parce qu’il était encore possible à chaque individu de faire concrètement le bien dans le cercle restreint d’une communauté où chacun est comptable de ses actes. Le bien commun, tel qu’y adhèrent Ambrogio Lorenzetti ou Dante Alighieri est le contraire de l’humanitaire abstrait. Quatre siècles plus tard Rousseau dira regretter la démocratie directe des petites communautés mais il en profitera pour faire l’éloge d’un pouvoir politique prêchant le bien de manière dégoulinante et pratiquant la tyrannie sans restrictions.  Je ne vois pas d’autre manière de reprendre la maîtrise de nos destins que de redécouvrir le bon gouvernement là où nous sommes, hic et nunc
Nous disposons d’une chance inouïe: la révolution digitale nous rend la maîtrise d’une partie de nos décisions. Certes, je vois bien tous le potentiel d’accroissement de la tyrannie que promet l’informatique à des gouvernements et des entreprises sans freins. C’est un sujet rebattu. Mais rien ne nous empêche de faire servir la technologie digitale, en soi tout à fait neutre, au bien commun et au bon gouvernement. A quoi vous servent Facebook et Twitter quand il s’agit de décider pour vous-même? Que se passera-t-il le jour où les gouvernements auront vraiment pris le contrôle d’internet? C’est uniquement la paresse qui nous empêche de voir l’urgence qu’il y a à fabriquer nos propres instruments, nos propres réseaux. Le mouvement a d’ailleurs déjà commencé: vous avez des frissons en pensant au Dark Net mais c’est un terme fourre-tout qui renvoie aussi bien à des activités illégales qu’à des réseaux qui se protègent de l’intrusion des Etats et des GAFA. 
En fait, mon cher ami, le sujet clé de l’avenir est celui du gouvernement des communautés urbaines. La Sienne d’Ambrogio Lorenzetti est ce que nous appellerions une smart city ou plutôt un smart territory. Le peintre décrit les effets du bon gouvernerment sur la ville et la campagne. Les immenses métropoles produites par la croissance urbaine non maîtrisée sont aussi les terrains d’expérimentation de la tyrannie contemporaine. Regardez la Chine où l’avenir des villes est essentiellement pensé en termes de contrôle des individus par les données. Mais l’Europe, qui a inventé la cité et la démocratie, pourrait être le lieu d’une résistance à l’emprise des Etats. Autant je crois peu au fédéralisme régional - qu’il s’agisse des Länder  ou de vos régions, ce sont des créations artificielles - autant je pense que l’avenir de la liberté se joue dans ces communautés organiques que sont les villes modernes et leurs quartiers. C’est au niveau infraurbain que vont se jouer les combats politiques de demain. Paris, Londres ou Berlin pourraient bien redécouvrir les communes qui les ont constituées, à condition que s’y refonde un esprit civique, appuyé sur la technologie la plus moderne. Il nous faut cultiver et répandre l’esprit du hacker mais non pour prouver aux dinosaures étatiques leur vulnérabilité réelle; bien plutôt pour imaginer et défendre des communautés digitales urbaines à taille humaine, des territoires où, pour parler comme votre Alceste, « d’être homme d’honneur on ait la liberté ». 
Small is beautiful. Inventons le bon gouvernement 4.0 à l’échelle de petites démocraties urbaines. Voilà ce que m’a inspiré la contemplation des fresques d’Ambrogio Lorenzetti. 
Bien fidèlement à vous 
Bejamin Disraëli

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