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Et maintenant le coasteering : toujours plus de sports à risques au niveau individuel, toujours plus de principe de précaution au niveau collectif. C’est grave docteur ?
©FRED TANNEAU / AFP

Surrégime

De plus en plus de personnes s'adonnent à la pratique des sports extrêmes. Dernier en date, le coasteering, un canyoning qui se pratique sur les côtes.

Pierre Chazaud

Pierre Chazaud

Pierre CHAZAUD est professeur des universités. Il est directeur du Laboratoire de sciences sociales et de management au sein du CRIS (Centre de recherche et d'innovation du sport) à l'université Lyon-I. Il a précédemment été maître de conférences, directeur départemental de la jeunesse et des sports mis à disposition d'un conseil général, et inspecteur. Il a publié plusieurs ouvrages sur les thèmes du sport, de l'art. 

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Atlantico : Nos contemporains  sont de plus en plus nombreux à risquer leur vie dans la pratique des sports extrêmes. Dernier en date, le coasteering, un canyoning qui se pratique sur les côtes. Selon vous, qu'est-ce qui nous pousse vers ces sports extrêmes ? 

Pierre Chazaud : Les  comportements de prise de risque  surtout  chez les jeunes  répondent le plus souvent à un besoin d’émancipation, ou de fuite d’un quotidien routinier et aseptisé. Ils peuvent aussi être hélas les signes cliniques d’un mal-être persistant ou un déficit de l’estime de soi, bien au-delà de la phase de l’adolescence. Diverses enquêtes ont montré que la recherche de la performance sportive, pouvait  également s’inscrire dans le cadre des « addictions sans produit » au même titre que le travail, le jeu pathologique ou les achats compulsifs.
Certains sociologues énoncent l’hypothèse que la pratique de certains sports extrêmes pourrait  être une voie d’intégration sociale. Certains jeunes auraient besoin de nouvelles valeurs, telles que les frissons du vertige, l’affrontement héroîque, la recherche de l’excellence à tout prix, la connivence tribale, le besoin d’appartenir à une bande, pour donner  un sens à leur vie. L’usage d’un risque sportif  hors norme comme le coastering permettrait de découvrir des capacités sensorielles nouvelles, de connaître ses possibilités et ses limites tout en cherchant  à les dépasser. Le risque sportif dans ces circonstances pourrait décupler  et amplifier  les sensations comme par exemple  le saut à l’élastique. Il offrirait  également une possibilité de « découverte de soi » ou « une manière d’être au monde « par exemple la plongée en apnée dans le film «  Le grand bleu».
Mais de multiples autres secteurs de notre société sont aussi concernées par cette « philosophie du risque » : les actes de violence gratuite, l’alcoolisme, la conduite automobile ,certaines pratiques alimentaires ou artistiques. Une telle recherche du risque est même devenue, pour certains, un nouveau mode de vie. Elle pourrait même confirmer l’existence de liens entre pratiques sportives, dopage et toxicomanie. Le sportif qui est allé au bout de lui même affirme  qu’il s’est « défoncé ». L’athlète qui n’a pas eu sa « dose » d’activité physique est en « manque » ….

Comment expliquer ce désir de flirter avec la mort ? 

Ce désir de flirter  avec la mort  fait  aujourd’hui partie de la société du spectacle, telle que l’ a anticipé Guy Debord dès les années 1960. La crise des valeurs humanistes classiques, le culte d’un hyper-individualisme, puis aujourd’hui l’invasion de l’économie numérique et des réseaux sociaux n’ont fait que valoriser cette mise en danger de soi. Depuis une vingtaine  d’années, on assiste ainsi à une scénarisation maximale de cette prise de risque grâce aux médias. Les sportifs de l’extrême et les aventuriers contemporains surfant sur le vertige et le risque mortel font le succès des émissions et des magazines. Alain Robert, grimpeur mondialement connu en a été pendant longtemps  l’illustration.
Dans cette perspective, ces pratiques sportives dangereuses deviennent des actes héroïques. La prise de risque pouvant aller jusqu’ à la mort se trouve ainsi augmentée. L’exposition au danger sans assurance, sans filet de sécurité, l’ affrontement d’un destin à mains nues dans l’Himalaya ou sur les parois d’un gratte-ciel fascine surtout s’il peut aboutir  à tout moment à une chute finale. L’exposition de son propre corps à un risque mortel par exemple dans les océans avec la plongée sous–marine augmente la dose d’adrénaline ( voir la thèse de Pierre Lebrun ). L’acceptation du risque  maximum devient alors en retour  une  sorte  de compensation par la confrontation au « signifiant noble « qu’est la mort , dont la valeur, elle est  inestimable. Plus prosaiquement , le risque calculé  est un moyen narcissique de promotion de soi, hors des sentiers battus surtout si cette  pratique hors norme est visionnée par des millions d’internautes.et se décline sous forme de royalties… Il y a dans ces gestes sportifs de défiance  tout à la fois un acte de consommation et de consummation, si j’ose ce jeu de mots...

Cette recherche, éperdue du risque en privé, se mêle au désir de vouloir éliminer tout risque dans la sphère publique et collective. Comment expliquez-vous ce paradoxe ? 

Cette question du risque sportif s’y pose de manière aiguë et emblématique dans notre  société sécuritaire aseptisée et normalisée. En sortant du cercle  privé, celui de l’intime, pour envahir la sphère publique, le risque sportif y trouve un espace de légitimation, voire d’exaltation tragique grâce aux outrances de la médiatisation, de la normalisation et de la judiciarisation. Car c’est bien là tout le paradoxe de notre  société actuelle. D’une part, elle est soucieuse d’améliorer la sécurité, elle impose donc toujours plus de contraintes, d’assurances, de garanties et de règlements au nom d’une démarche qualité, ou d’un certain marketing, d’autre part, nos institutions au plus haut niveau sont en même temps fascinées par ceux qui dérogent à ces règles. Les transgresseurs peuvent devenir à la fois des héros et des délinquants. Notre société du spectacle est en effet capable de sa main droite d’imposer son pouvoir normatif et policier, mais de valoriser de sa main gauche les transgressions les plus folles à ses propres règles. 

Nous sommes donc dans un monde où l'on s'insurge sur l'état des aliments qui finissent dans nos assiettes (OGM), sur l'existence des centrales nucléaires, et cela, par peur du risque. Mais en même temps, certains n'hésitent pas à risquer leur vie en escaladant des falaises. Qu'est-ce que ce goût du risque peut nous apprendre sur l'état de notre société ?

Le pratiquant de l’extrême peut tout  à la fois être un mangeur d’OGM ou un opposant au nucléaire en fonction de ses propres stratégies individuelles. Aujourd’hui cette sociologie du risque sportif ou extra-sportif peut se décliner de multiples façons. Elle peut fournir divers enseignements sur l’état de notre société. Le risque peut en effet être seulement anomique chez certains jeunes délinquants à la recherche d’adrénaline et du présentéisme ( tout, tout de suite ) dans diverses formes de déviance .. Il  peut  aussi avoir une connotation stratégique, lorsqu’une pratique sportive plus ou moins prestigieuse devient une réaction face au déclassement social. L’objectif est alors de se construire par le vol libre ou l’alpinisme, par exemple en assumant sa propre distinction (sociologie de la construction identitaire avec Bourdieu). Le risque peut aussi être de nature plus anthropologique en cherchant à  tester son existence, à donner un sens à sa vie, à se glisser dans la peau d’un héros ou plus simplement à obtenir l’excellence à tout prix en valorisant son propre culte de la performance, même s’il faut pour cela acquérir la pathologie du gagneur ( conduites ordaliques ou cathartiques avec Le Breton ou Ehrenberg). Enfin la logique sportive de l’extrême peut aussi  assurer la continuité d’une idéologie politique et d’un type de domination sur la nature.  

Doit-on comprendre que la société occidentale s'ennuie ? 

Certaines de ces pratiques  sportives ou extra-sportives à risque se dotent aujourd’hui d’un nouveau statut esthétique, culturel voire éthique.Celles–ci ne sont pas seulement une réponse à l’ennui des nantis ou des simples consommateurs, sortis des sphères religieuses ou politiques. Elles sont peut-être la traduction d’une forme de crise  existentielle ou métaphysique qui n’est pas nouvelle. De telles conduites parfois border-line se sont popularisées au début du  XXIème, alors qu’au début et au milieu du XXème siècle, elles se cantonnaient dans certains milieux artistiques et musicaux. La conduite extrême de certains surréalistes ou même d’artistes dans les  années 1960 en serait sans doute un bon exemple. Yves Klein pour n’en citer qu’un  est passé  en quelques années du métier de judoka de très niveau à de folles pratiques artistiques (voir par exemple la thèse de doctorat  d’Emmanuelle Ollier sur un tel sujet). Avant lui au début  du XXème siècle le boxeur Cravan avait  aussi parodié à sa façon la prise du risque  sportif. 
En conclusion, cette prise de risque dans les sports extrêmes fait partie de la condition humaine. Celle-ci nous renvoie aux limites fixées dans l’accomplissement de notre  existence. Elle n’est pas uniquement une figure négative .Elle accompagne notre relation au monde. 

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